Avec cet implacable documentaire récompensé au Sundance film festival 2024, Johan Grimonprez propose une étude minutieuse et très étoffée du contexte politique et culturel qui encadre l’Indépendance du Congo belge en 1960, ainsi que d’autres pays centrafricains. Les événements abordés sont le résultat de luttes acharnées en faveur de la décolonisation, et des machinations politiques les plus inouïes, notamment entre les États-Unis et la monarchie belge, par l’instrumentalisation de la culture, des personnes et de l’opinion publique. Johan Grimonprez s’attache à représenter ces rapports de force avec une grande précision, au moyen d’une formule cinématographique riche et singulière.
Soundtrack to a Coup d’État, Johan Grimonprez, 2024
Dans le tournant de l’année 1960, un nouveau chapitre se dessine dans la guerre froide, entre les puissances coloniales et les démocraties libres et indépendantes qui se déploient progressivement en Afrique et s’apprêtent à accéder à l’ONU. Ces mouvements de décolonisation sont initiés par les efforts de Patrice Lumumba, qui devient le Premier ministre de la République du Congo en juin 1960. Il bénéficie de l’appui de Nikita Khrouchtchev qui n’hésite pas, au moyen de joutes verbales enflammées, à condamner la complicité de l’ONU dans l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est finalement un Coup d’État soutenu par la CIA qui évince le gouvernement de Lumumba fin 1960, et le remplace par celui de Mobutu.
Le film de Johan Grimonprez revient en détail sur ces grands moments de l’histoire congolaise et internationale, en insérant les témoignages d’un grand nombre de politiciens, activistes, soldats, mercenaires, mais aussi et surtout de musiciens et musiciennes de jazz. L’importance que leur accorde le réalisateur est proportionnelle à la place prépondérante qu’ils ont occupée dans ce contexte, notamment par leurs chansons, leurs discours, mais aussi leurs actes. C’est précisément pour ce que ces personnalités représentaient culturellement qu’elles ont été instrumentalisées. De Duke Ellington à Miles Davis, en passant par Louis Armstrong, Nina Simone, Ella Fitzgerald ou encore John Coltrane, c’est un prestigieux concert qui se superpose aux images d’archives, aux citations manuscrites. La musique est à ce point présente et décisive – jazz afro-cubain, bebop ou free – qu’elle enferme le spectateur dans le désordre, la peur et l’indignation qui caractérisent ce contexte. Elle permet, pour ce qui est des morceaux chantés, d’orienter l’attention vers les événements et les sentiments qui y sont décrits.
Il est également question de Dizzy Gillespie qui joua un rôle important aux États-Unis, et que le gouvernement tenta d’exploiter – tout comme Louis Armstrong – pour apaiser des tensions ou étouffer de mauvais bruits. Parmi eux, citons un certain arrangement entre la Belgique et les États-Unis en faveur d’un gisement d’uranium au Congo qui alimenta la guerre nucléaire.
Le point de vue de Johan Grimonprez est particulièrement intéressant dans la représentation de Patrice Lumumba, perpétuellement traqué par les uns et célébré par les autres. Il montre à quel point sa lutte ne s’arrêta pas avec l’Indépendance du Congo.
En définitive, le propos de Johan Grimonprez amorce une réciprocité concrète et symbolique entre la musique (ici le jazz afro-américain) et l’action politique. Cette analogie est très pertinente de sens au regard du contexte. De plus, elle contribue à l’originalité dialectique du récit. Ce dernier est très rythmé dès son point de départ – nous ne sommes pas près d’oublier le renversant solo de batterie en ouverture du film – et le reste jusqu’à la fin, grâce aux procédés de montage et aux extraits musicaux soigneusement sélectionnés, en cohérence avec le propos.
En même temps qu’un film des plus incisifs, Johan Grimonprez offre un splendide concert !