Après tant d'années de silence
Que reste-t-il d'une vie lorsqu'on décide d'y mettre fin ? Que reste-t-il d'une vie qu'aucun livre d'histoire ne s'approprie ? Jorge León. De Sable et de ciment, lettre à Elias.
Que reste-t-il d'une vie lorsqu'on décide d'y mettre fin ? Que reste-t-il d'une vie qu'aucun livre d'histoire ne s'approprie ? Jorge León. De Sable et de ciment, lettre à Elias.
L'obscurité. Une lumière que seuls trois lucarnes noires déchirent en faisant scintiller des images et des icônes. Nous sommes dans l'une des trois salles de montage du CBA, en compagnie de Michèle Hubinon et Jorge Léon. Ils montent De Sable et de Ciment, le film de ce dernier. Nous voyons le plan d'un parc, suivi d'un travelling avant pris d'une voiture qui traverse un tunnel. Obscurité avec en contrepoint des points rouges qui défilent les uns après les autres. Lumière du jour à la sortie. Un parc, ses arbres, ses allées. Une jeune femme, vue de dos, méconnaissable, parcours un sentier dissimulé en partie par les arbres. Elle quitte le champ. Plan fixe d'un chantier avec ses matériaux, sacs de sable, poutrelles, tiges de fer, etc. mais vide de toute présence humaine. Panoramique de paysages traversés, qui défilent, découverts à travers les vitres de côté d'une voiture. On the road again. Photos en noir et blanc d'une jeune femme époque sixties.
"… Toi qui prétendait ne pas savoir d'histoires et qui adorait qu'on t'en raconte, j'espère qu'un jour celle-ci te parviendra. Cette histoire est née d'une rencontre. J'ai rencontré Ana dans ce laboratoire photo dont elle était la propriétaire. Moi, je sortais d'une école de cinéma, j'étais aussi photographe. Son travail consistait à développer des négatifs, à imprimer des images, à agrandir le regard des autres. Des images, elle, elle en faisait peu. A l'époque je n'avais pas de chambre noire et très vite elle m'a proposé de partager la sienne. C'est dans l'intimité des images que nous avons appris à nous connaître. C'est dans l'obscurité d'une chambre noire que notre amitié a grandi. Un jour, alors qu'elle allait mal, Ana m'a proposé une promenade dans ce parc bruxellois dont je ne connaissais que le nom. Je me souviens c'était un premier jour d'automne. Nous avons beaucoup parlé, j'ai surtout le souvenir d'avoir écouté." Il est impossible de construire une vie sur des fondations pourries". Ce constat, Ana me l'a répété tout au long de cette conversation. Moi, à l'écouter j'imaginais une vie comme une immense chantier. J'imaginais ces murs que l'on érige à coup de briques, de sable, de ciment. J'imaginais ces châteaux que l'on construit enfant sur les plages, ces forteresses vides que la marrée se charge de ramener au sable mouvant. Lorsque le lendemain Marco, son fils, m'a annoncé qu'Ana avait disparu, j'étais loin d'imaginer que l'on retrouverait son corps inerte dans ce parc que nous avions quittés quelques heures auparavant. Et c'est seulement alors que j'ai compris que ce parc, Ana l'avait choisi comme on choisi un décor, que nous étions parti ensemble en repérages comme pour un film à mon insu. C'est dans ce parc qu'elle s'est suicidée.
"J'ignorais qu'en ritualisant sa mort à l'extrême, en m'en proposant une image, Ana deviendrait le point de départ d'un film. J'ignorais que je ferais cette chose inutile et nécessaire que j'entamerais un voyage que j'accompagnerais son fils et qu'ensemble on emprunterait cette route qui nous mène vers le soleil, vers cette ville où Ana est née où elle a grandi, cette ville qu'elle avait fui : Lisbonne, la ville blanche. Voyager avec Marco c'est reconnaître cet air de famille qui circule entre un fils et sa mère mais c'est surtout mesurer l'évidence de cette distance qui me sépare d'elle, fixée, par elle, absente."
"Je pars pour confronter au réel l'image de celle qui ne l'est plus…s'immiscer dans l'intimité d'un passé pour avancer…Tu me demandais : fait-on des images pour se souvenir des morts ou pour immortaliser les vivants".
La lumière se rallume. L'extrait de film qui nous est donné à voir est terminé. Les questions surgissent. Sur la représentation, la photo qui peut être une blessure, celle d'un temps vécu, revécu. La photo qui est aussi une tentative d'arrêter la durée, de restituer le passage de la vie à la mort en suspendant celle-ci. Une chose nous frappe, Jorge Léon dresse le portrait d'Ana en utilisant les ressources de l'image animée, post-mortem. Vivante, il ne l'a jamais photographiée. Sans doute est-ce là, la boite noire du film, son moteur, le hors-temps enfin advenu. Outre le fait qu'il s'agisse également, à travers la vie singulière d'une jeune femme, du portrait d'une époque particulièrement agitée celle des sixties et des seventies.
"J'ai pratiqué la photographie bien avant le cinéma, dès l'âge de14 ans, nous confie le réalisateur, mais les deux formes m'intéressent. Certains projets sont liés à la pratique photographique et d'autres au cinéma. Je m'imagine mal raconter cette histoire uniquement avec des photographies. Ce sont surtout des pratiques différentes. Dans ma chambre noire, je suis seul. Avec le montage de ce film je partage une intimité de travail avec Michèle. Il y a une confrontation permanente par rapport au travail en cours. Il y a aussi, entre ces deux formes d'expressions, un rapport au temps qui est très différent, sans pour autant être contradictoire. Ici, depuis le début du travail de montage avec Michèle, on raconte une histoire. Je m'adresse à quelqu'un, un interlocuteur dont on ne connaît pas vraiment l'identité sinon qu'il s'appelle Elias. Le point de départ étant cette rencontre avec Ana et, évidemment, elle renvoie à la pratique photographique puisque c'est à travers le travail qu'on s'est rencontrés. Pour moi, des choses importantes se disent à travers le travail. Mes rencontres les plus importantes se font à travers les préoccupations, le travail de mes interlocuteurs et il est souvent lié à la création. C'est une forme d'intimité qui laisse des traces."
Le point de départ est une chose que j'ai vécu. Comment rendre ce moment singulier, universel, comment le partager? Comment transmettre de la façon la plus juste possible ce que ce vécu à généré. C'est un travail de connexion de ses émotions à des formes consistant à les rendre acceptables, transmissibles pour tous.
Autre point sur lequel insiste le réalisateur : "Ce qui m'importe est qu'Ana n'est pas un personnage historique, c'est le commun des mortels". Nous en doutons un peu après ce que nous avons vu. Elle nous semble emblématique d'une génération, celle de la contestation par rapport à des formes de vies quotidiennes que les années cinquante avait figées dans le formol et l'autoritarisme (particulièrement dans ce sud de l'Europe où régnait deux momies : Salazar et Franco) et qui s'en est libéré en payant, pour beaucoup, le prix fort.
"Marco, le fils d'Ana, est un peu le fil rouge du film. Il apparaît d'abord immobile, en plan fixe, comme sur une photographie, puis, il s'anime, me parle. On passe de ce rapport quasi-photographique à l'image en mouvement. Il y a la parole qui impose une durée. Photographie/film sont des questions qui sont là en permanence derrière chaque plan. Il y a aussi du voyage et de la mémoire en mouvement. C'est une sorte de " road movie " intérieur ? Exactement : il y a cette idée du voyage physique et du voyage mental. Le déclic, répétons-le, ayant été la confrontation à la mort brutale d'Ana. Ce qui nous ramène aux propos du pré-générique : Qu'y a-t-il à partager ? Si ce n'est la mémoire d'un choc, une secousse violente qui nous traverse le corps et nous rappelle que nous nous sommes en vie. " Et ce choc Jorge Lèon parvient à nous le faire ressentir.
Nous demandons à Jorge Lèon s'il était son propre cadreur. Ce qu'il confirme, ayant travaillé avec une caméra béta-digital tout en caressant l'espoir de pouvoir kinescoper le film en 35mm de manière à ce qu'il puisse être projeté sur un grand écran. On ne peut qu'espérer son souhait se réaliser, tant les séquences qui nous on été montrées sont fortes et nous hantent.