Cinergie.be

Sur le tournage de L'Insoumise de Jawad Rhalib

Publié le 15/11/2014 par Dimitra Bouras / Catégorie: Tournage

À Liège, une voiture de la régie nous conduit sur le plateau du tournage de ce jour. Nous avons de la chance, un superbe soleil automnal nous nargue de ses rayons bas. Après une demi-heure de route, nous arrivons à Halleux, dans la région du Condroz, dans une ferme survivante d'un passé agricole que l'on craint de voir disparaître, avec cour intérieure pavée, étables et greniers entourant la bâtisse principale. Un énorme pommier protège l'entrée de la ferme, plantée au sommet d'une butte. Un chemin tortueux à travers les sous-bois nous y conduits. Après le tournage du matin, Jawad Rhalib, le réalisateur, répond à nos questions, suivi de deux de ses comédiennes, Sofiia Manousha, l'insoumise, et Hande Kodja, révélée par Marieke Marieke de Sophie Schoukens.

Cinergie : L'Insoumise se déroule dans une exploitation de culture de la pomme. Pourquoi avoir choisi la culture de ce fruit ?
Jawad Rhalib
 : Avant tout, pour une raison technique. Au départ, je pensais à la récolte des fraises belges, à la renommée mondiale. Mais c'est un fruit très fragile. Cela aurait été difficile de demander aux figurants saisonniers de les récolter délicatement, dans les règles de l'art. J'avais peur qu'on assiste à un vrai massacre. Et juste avant de commencer le tournage, on apprend l'embargo des Russes sur toutes les commandes de pommes en provenance de Belgique. On l'ignorait, mais la Belgique est l'un des plus gros producteurs de pommes et de poires d'Europe.

 

C. : Est-ce que l'Insoumise est la dénonciation de l'exploitation du sud par le nord, voire même une révolte du sud contre le nord ?
J. R. : Pas forcément. L'insoumise, c'est une jeune femme marocaine révoltée par la situation dans son pays, que j'évoque d'ailleurs dans mon dernier documentaire, Le Chant des tortues. Son cousin lui propose de venir comme saisonnière dans une petite ferme dans laquelle il travaille depuis plusieurs années. Au départ, on voulait laisser un flou autour de la localisation, pour garder une portée universelle. Entre-temps, la situation a bien évolué avec la problématique autour de la pomme et cet embargo. La Belgique n'a pas le poids de la France, ni de l'Espagne ou de l'Italie. C'est un petit pays, où les producteurs cumulent les effets de la crise, de la politique et maintenant ceux de l'embargo. La jeune fille arrive dans ce contexte délicat, avec l'idée d'épargner un peu d'argent, de gagner sa vie. Mais elle n'envisage pas de rester en Belgique, c'est une simple étape pour elle. Malheureusement, les agriculteurs sont acculés par la crise et ont de plus en plus de difficultés à assumer leurs employés. Avec son regard extérieur et son sens de la révolte, elle va entreprendre de faire bouger les choses au sein de l'exploitation. Le film ne présente pas des « méchants » et des « gentils », mais simplement deux mondes qui se rencontrent avec leurs propres enjeux et problématiques. Les agriculteurs sont victimes d'un système, ce qui se répercute, par ricochet, sur les saisonniers.


Jawad Rhalib sur le tournage d'Insoumise © Cinergie

 

Dans ce film, l’exploitation est multiple, on a mélangé les nationalités et les couleurs. Le projet aurait déjà pu voir le jour en 1997, mais je ne voulais pas, j'estimais qu'il n'était pas encore assez mûr. 7, rue de la folie, mon long métrage précédent, était un premier angle d'attaque, avec ces filles qui se révoltent face à leur père. L'action se tenait déjà dans une ferme, mais il faut savoir que pour l'Insoumise, la ferme n'était pas le premier choix. À la base, l'histoire devait évoluer dans une brasserie. Le choix de cette ferme, c'était aussi l'occasion de tourner en Belgique, à Liège. C'est une très belle région, le cadre est magnifique.

C. : Avec ce nouveau film, vous enchaînez deux fictions l'une après l'autre, est-ce le signe d'un abandon du documentaire ?
J. R.
: Non, pas du tout. Nous sommes en pleine préparation d'un long métrage documentaire qui s'appelle Les Hirondelles de l'amour, dont on débute le tournage en avril. Le film porte sur les enfants nés de la relation de tirailleurs marocains et d'autrichiennes, durant la seconde guerre mondiale. Ils ont la nationalité autrichienne, mais le teint basané, ils s’apprêtent donc à vivre un véritable calvaire dans cette Autriche nazie. Le film suit l'un de ces enfants qui entreprend le voyage de l'Autriche jusqu’au Maroc, où il rencontrera sa famille marocaine. On s'attarde aussi sur ces hommes qui ont quitté l'Autriche, pour s'expatrier un peu partout à la fin de la guerre.

C. : Est-ce que le fait de réaliser des films de fictions vous confronte à un autre public, peut-être plus large
J. R. : Oui, bien sur, le public qui regarde des documentaires est bien précis. Mais la fiction me permet de m'exprimer autrement. Le documentaire m'impose de laisser vivre mes personnages, ils sont authentiques, vivants, et c'est à moi de m'adapter. La fiction quant à elle me permet une certaine mise en scène, c'est à moi de donner vie aux personnages. On dirige les acteurs, on les place comme on l'entend, au service d'un film et d'un sujet. Certaines thématiques sont aussi trop complexes que pour être filmées en dehors du cadre fictionnel.

C. : Toutefois, diriger des personnages n'est pas toujours plus facile que les prendre sur le vif …
J. R. : C'est sûr. Mais avant d'entamer ces deux fictions, j'ai d'abord assisté à quelques cours et ateliers de direction d'acteurs. Je me suis préparé comme un boxer, je ne suis pas arrivé là par hasard. Il est important de bien diriger les acteurs, il faut faire attention aux détails. Beaucoup d'acteurs se regardent trop, font attention à leur image ou bien combinent publicité, théâtre et cinéma, ce qui ne facilite pas notre travail. Il y a vraiment tout un travail à réaliser avec eux, pour qu'ils incarnent un personnage réel, c'est très intéressant. La dimension du réel est importante pour moi, je fais du cinéma du réel, même dans ma façon de filmer, dans mon cadrage, je cherche la vérité. Si je ne retrouve pas cet aspect, si on ne m'embarque pas dans cette histoire, alors cela ne me convient pas.

 

Jawad Rhalib sur le tournage d'Insoumise © Cinergie

 

C. : Y-a-t- il eu des répétitions avant de tourner ?
J. R.
: Oui, on a réalisé des ateliers d'acting. Nous n'avons pas travaillé les scènes, mais les personnages, dont je leur confie les critères essentiels, leur vie. Une fois qu'ils sont dans leur rôle, on les dirige vers un atelier d'improvisation où ils sont confrontés à des situations précises, proches des scènes qu'ils devront interpréter. Le moment venu, je n'ai plus qu'à ajouter quelques éléments, les diriger sur le bon chemin.

C. : Pour la fiction précédente, 7, rue de la Folie, vous étiez également le producteur. Désormais, vous êtes soutenu par une production extérieure. Est-ce le signe que vous êtes parvenu à convaincre ?
J. R. : Non, pas vraiment. En fait, ce film devait être le premier. On avait déjà reçu les financements de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Maroc, donc on aurait pu entamer la production. Mais il faut savoir qu'on a retravaillé le scénario de nombreuses fois avec Isabelle Truc de Iota Production. On avait pas loin de trente-six versions. C'est très important pour moi, je n'ai pas envie de me louper. Je pense au public, au spectateur avant tout. J'ai envie de durer, d'avoir la possibilité de réaliser d'autres projets de fiction. Si je fais un flop, j'aurais du mal à me relever.

C. : C'est dans l'écriture du film, du scénario, que vous estimez la préparation la plus importante ?
J. R.: Tout à fait. La préparation débute par l'écriture, qu'on tente de crédibiliser grâce à une quantité de détails. Nous sommes allés à la rencontre des agriculteurs, nous avons échangé avec eux, nous avons réunis tout un tas d'informations autour de la pomme, de la situation politique, de la crise. Tout ce travail est effectué afin de coller à la réalité. Même le choix des chansons va dans ce sens. 

 

Après le réalisateur, les actrices

C. : Comment décririez vous le personnage de Laila ?
Sofiia Manousha : Laila est une jeune Marocaine qui arrive en Belgique avec la ferme intention de changer de vie, en mettant sa flamme révolutionnaire de côté. Mais très vite, elle se rend compte des injustices au sein de l'exploitation agricole et sa nature révoltée reprend le dessus. Dans sa prise de conscience elle va agir sur les personnages qui l'entourent, les raccrochant à sa cause.

 

Sofiia Manousha et Hande Kodja © C. Deboucq/Cinergie

 

C. : Parmi ces personnages, il y a Julie, également saisonnière.
Hande Kodja : Julie n'est pas vraiment un personnage révolutionnaire à la base. C'est une mère, de nationalité belge, qui travaille à l'exploitation pour maintenir la garde de sa fille, que les services sociaux menacent de lui enlever. Elle se retrouve coincée entre son devoir maternel et les conditions qui règnent à la ferme.

 

C. : Jawad nous a parlé des ateliers d'acting. Comment s'est déroulé cette préparation ?
H. K. : Les impros tournaient autour des scènes qu'on allait jouer, sans être pour autant les séquences à proprement dite. L'essentiel pour Jawad, c'était le travail des intentions. C'est bien de faire ce travail en amont, on n’a pas toujours le temps de le faire au cinéma or, jouer c'est répéter, fixer un peu les choses au préalable.
S. M. : Ça permet aussi d'apprendre à se connaître. On a pu travailler l'écoute, créer des liens, avant même d'entamer le tournage. C'était important pour ce film, qui traite de solidarité, d'entraide. C'est très efficace, Jawad est un bon chef d'orchestre. Il est très précis, à la manière d'un peintre naturaliste, il veut que son œuvre transpire la réalité. Du coup, on est toujours dans la recherche, qu'on tourne ou pas.

 

C. : Vous aviez vu les films de Jawad avant de travailler avec lui ?
H. K. : Oui, surtout ses documentaires, très engagés, et au final, très liés à ses fictions. Comme il le dit si bien, il a « des comptes à régler avec la société », c'est ce que j'aime chez lui, et c'est ce qui m'a donné envie de le suivre. En plus de ça, il donne une place importante à la femme.
S. M. : Je suis une des sœurs de 7, rue de la Folie. J'ai donc déjà pratiqué Jawad !

Tout à propos de: