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Thierry Michel à propos de L'Irrésistible ascension de Moïse Katumbi

Publié le 15/04/2013 par Lucie_Laffineur et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

L'Irrésistible ascensionde Moïse Katumbi est la suite de Katanga Business, filmé en 2009. On y découvrait le business des grandes entreprises minières occidentales, l'arrivée de la Chine, et le rôle de médiateur, face à la population, de Moïse Katumbi. Qu'en est-il de cet Eldorado (mines d'uranium, de cobalt et de cuivre) à moyen terme, c'est-à-dire comme pour le pétrole lorsque les stocks seront épuisés ? Moïse est conscient que l'agriculture va disparaître au profit de l'industrialisation menée par des financiers. Ex-homme d'affaires (connaissant donc bien le jeu du capitalisme financier), Moïse est devenu un homme politique qui entend représenter la population. Cinq ans plus tard, il veut rester dans l'orbite de la politique. Thierry Michel interroge les ONG, les autres candidats, les syndicats. Qu'en sera-t-il de cette richesse et à qui profite-t-elle ? Que font les « politiques » qui veulent gérer l'Etat comme une entreprise ? Le film ne parle pas seulement de la riche province du Katanga, il s'agit aussi d'une métaphore sur la puissance de la « nouvelle économie » défendue par les néo-libéraux. Comme en Europe, le pouvoir économique a remplacé le pouvoir politique (Berlusconi ou Poutine en sont de bons exemples). Que se passe-t-il sous l'opacité du pouvoir privé (le self interest) dans le système de la libre entreprise qui s'empare du bien commun baptisé désormais "étatique" (le welfare state devenu le communisme pour les Américains) ? L'intérêt des deux films de Thierry Michel sur le Katanga minier est de nous montrer un processus en cours, pas seulement le reportage d'un journaliste, mais d'un cinéaste. Entretien.

Cinergie :Tu as fait un premier film qui était surtout axé sur le développement de l'industrie minière au Katanga. Le deuxième est consacré à Moïse Katumbi qui est au pouvoir depuis cinq ans. Pourquoi deux films ?
Thierry Michel : Katanga business est un film sur l'économie. Il y a une guerre économique entre les puissances occidentales et les puissances asiatiques qui cherchent toutes les deux à s'accaparer les richesses minières du Katanga. C'est la plus riche province d'Afrique, le coffre fort mondial des matières premières (uranium, cobalt, cuivre). Il y a plusieurs acteurs parmi les grands entrepreneurs : Monsieur Minh, venu de Chine, Monsieur Forest, en Belgique, en passant par Monsieur Fortin venu du Canada. Il s'agit aussi d'une lutte de classes entre les creuseurs katangais, qui sont des artisans, et les multinationales du capitalisme mondial. Au milieu, un homme d'affaires richissime qui vient d'être élu grâce au suffrage universel, et qui va être l'arbitre de cette guerre. Il a été également plébiscité par le milieu des affaires, parce qu'il fait partie de leur monde et peut donc être garant de leurs intérêts. Dans Katanga Business, je suis au tout début de sa prise de pouvoir. Il est déjà très populaire via son club de foot qu'il préside et qui est déjà champion d'Afrique, et il contrôle déjà pas mal de medias
Cinq ans après, il a eu l'expérience du pouvoir. On peut le juger sur pièces pour savoir si ses promesses électorales ont été respectées. Ce qui m'a motivé, c'est de continuer un travail commencé dans d'autres films, au Congo avec Mobutu roi du Zaïre, mais aussi en Iran et en Russie sur le pouvoir politique. Je me suis dit qu'il y avait l'émergence - pas seulement en Afrique mais dans le monde - d'une nouvelle classe politique constituée d'hommes d'affaires richissimes qui se lancent en politique. Ils conquièrent le pouvoir non pas par un coup d'état, mais par des élections.
Moïse Katumbi en est un exemple extraordinaire par son charisme et son pouvoir économique. Il y a d'autres exemples dans le monde, en Europe, il y a Berlusconi qui, de la même manière et avec les mêmes ingrédients, a pu être élu trois fois par les Italiens. Il y a des hommes d'affaires flamboyants qui ont gagné des élections. Je veux voir cette alchimie, et pour cela, je vais utiliser ma caméra comme un scanner, travailler sur la durée, 6 ans, pour comprendre cette irrésistible ascension. D'un côté, voir les bienfaits de gens qui se disent démocrates, qui ont été élus et, d'autre part, voir s’il n'y a pas des conflits d'intérêt, si ce n'est pas une sorte de pouvoir absolu qui est à la fois démocratique, mais aussi une forme de "démocrature".

C. Pourquoi voudrait-il quitter le Katanga pour l'état central qui n’a pas la richesse du Katanga ?
T. M. : Pour le moment, il reste dans son village, sa riche province qui possède 80% des richesses du pays. Quant on est au pouvoir, il y a des luttes de pouvoir. Actuellement, Joseph Kabila est à la fin de son second mandat. Après, il va y avoir une succession du pouvoir au Congo. Kabila est Katangais, et les problèmes ethniques pèsent en Afrique. L'ethnie de Mobutu a eu le pouvoir pendant 35 ans. Depuis sa chute, les Katangais ont repris le pouvoir, voudront-ils rester à la manœuvre et vouloir contrôler les différents rouages de l'état ?

C. : Quels sont les enjeux cinématographiques qui jouent sur la durée plutôt que le reportage télévisé ?
T. M. : Pour faire du cinéma, il faut capter le réel dans les dimensions d'un non-dit caché à travers l'action d'un personnage. Quand Moïse va voir les grévistes qui vont ceinturer son palais, il va se passer quelque chose. Je prends cette séquence parce qu'elle est emblématique. Il descend, et veut un rapport direct avec le peuple, même s'il y a un conflit : c'est sa grande qualité. Par la parole, il essaie de retourner la situation, d'être une soupape de sécurité. Il y a un jeu entre lui et le peuple, et ce sont des enjeux de cinéma. Rien que le regard de Moïse qui baisse les yeux permet de comprendre qu'il est désarçonné. Sa pratique de la palabre lui permet de retourner la situation.
En même temps, il faut avoir un regard critique. C'est là que le point de vue du cinéaste devient difficile. On est dans l'empathie, mais en même temps, on prend de la distance... Il faut, comme dans Mobutu roi du Zaïre, avoir le personnage et des points de vue sur ce personnage, c’est-à-dire des acteurs : des ONG, des associations des droits de l'homme, des journalistes qui peuvent révéler ce qui se passe dans les coulisses... Dans le cinéma de fiction, on peut le montrer, en documentaire pas. Or, ce qui n'est pas captable doit être dit quelque part... C'est une dialectique entre les images tournées et les archives que je me suis procurées qui permet de construire la dramaturgie de cet animal politique qu'est Moïse Katumbi.

C. : C'est la métaphore d'un monde qui évolue vers une oligarchie, un peu partout dans le monde.
T. M. : Ce qui m'intéresse, ce sont les liens entre différentes structures politiques qui se ressemblent. Parmi ces oligarchies, il y a eu Menem en Argentine, Thaksin en Thaïlande et en Europe, l'incontournable Berlusconi puisqu'il a démarré dans les affaires, dans les medias et le football avant d'être élu trois fois. C'est un fait mondial aujourd'hui. Les forces économiques deviennent dominantes dans la sphère politique.

C. : Quel est l'avis de Moïse sur les terres agricoles et les terres minières ?
T. M. : Au Katanga, on est passé de l'artisanat à la grande industrie. Moïse en est l'arbitre, et l'un des acteurs puisqu'il a des intérêts dans les mines. Aujourd'hui, depuis qu'il a été élu, il est sous-traitant des grandes industries minières. L'arbitrage est la soupape de sécurité qui, par sa popularité, arrive à éviter – même si il y a eu des morts – une déflagration sociale au Katanga. Mais les terres agricoles dépendent du cadastre effectué à Kinshasa. Ce n'est pas la faute de Moïse, c'est le pouvoir central qui attribue les terres à exploiter. Moïse défend la révolution verte, il dit aux industries minières qu'il faut laisser une place à l'agriculture. Il n'est pas pensable que l'on doive, dans une province aussi riche que le Katanga, importer les produits alimentaires. Il a très conscience que l'exploitation minière ne va pas durer plus de trente ans. Ne diabolisons pas Moïse.

C. : Ce que tu montres dans ton film, c'est que à côté du paternalisme du pouvoir, les gens sont moins naïfs qu'on pourrait le croire... 
T. M. : Oui, mais je questionne plutôt des journalistes et des opposants qui réfléchissent à l'évolution de la province du Katanga... Sinon, c'est souvent papa Moïse. Ce rapport coutumier existait dans l'Afrique précoloniale. La colonisation s'est ancrée dans ce système et l'a cultivé à l'excès, Mobutu ayant été le plus brillant expert. Katumbi est un communicateur, contrairement à l'actuel président qui est plus froid. Il est le metteur en scène de son propre destin.

C. : On va terminer sur la vérité et le mensonge, on a vu que tu lis La Condition de l'Homme moderne de Hannah Arendt, c'est l'une de ses thématiques...
T. M. : La politique, c'est mensonge et vérité. On ne peut pas réussir en politique sans cela. Il faut créer une mythologie, développer son image : ce n'est pas par hasard si l'on retrouve des affiches de Moïse Katumbi à Bruxelles à la sortie de mon film. Ce n'est pas moi qui ai sponsorisé la « cover » de Jeune Afrique. Moïse a une machine de communication extraordinaire... et il suffit d'aller sur Internet. Vérité ou mensonge ? On nous donne un simulacre, nécessairement. La vérité elle, est ailleurs. Qui peut aller la chercher ? Peut-être un cinéaste avec une petite caméra en allant explorer les coulisses de l'histoire, en cherchant ce qui est caché sous les apparences, ou bien des journalistes d'investigation. Il faut découvrir ce qui est caché consciemment ou inconsciemment, sinon, on devient les instruments des communicateurs, des grands medias, d'un pouvoir qui a la maîtrise de ces réseaux qui façonnent les consciences.

C. : Henri Storck nous disait de montrer les détails parmi les fragments qu'offre un monde complexe et qui l'a toujours été...
T. M. : En effet, un film se construit avec le dit et le non-dit, avec la parole et le silence, le verbal et le non-verbal. Lorsque l'on n’occulte pas la complexité du réel, on entre dans une vraie écriture qui est celle du cinéma, c'est-à-dire où le spectateur pourra lui-même avoir son propre jugement, cheminer dans un terrain un peu balisé par le cinéaste, mais avec des espaces de liberté.

Une semaine plus tard, on retrouve Thierry Michel dans un café. Il me signale que nous avons oublié d'évoquer Le discours sur la servitude volontaire d'Etienne de La Boétie qui convient à nos propos. L'ami de Montaigne dévoile les limites du discours politique démocratique et révolutionnaire (Le discours sur la servitude volontaire, Etienne de La Boétie, in éditions Payot, transcrit en français moderne par Charles Teste et commenté par Pierre Clastres et Claude Lefort). Sur la domination en politique : « C'est le peuple qui s'assujettit et se coupe la gorge : qui pouvant choisir d'être sujet ou d'être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. »

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