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Vero Cratzborn, la Forêt de mon père

Publié le 16/07/2020 par Dimitra Bouras, Constance Pasquier et Oscar Medina / Catégorie: Entrevue

La Forêt de mon père est le premier long-métrage de Vero Cratzborn dans lequel elle aborde les troubles psychiques. Un sujet complexe, souvent tabou, avec lequel elle a appris à composer depuis son enfance. Loin d’être le témoignage d’une vie, ce film interroge la frontière entre normalité et folie dans la sphère familiale, du point de vue des enfants de patients. Elle a mené beaucoup de recherches, et s’est entourée de professionnels de la santé mentale dès l’écriture du scénario. Avec ses acteurs, elle a travaillé le langage du corps. Comment exprimer la souffrance par le langage corporel sans devoir l’intérioriser ?

Cinergie : En découvrant le dossier pédagogique, il colle tellement au film, qu'on se demande s'il a a été réalisé avant le tournage ou l’inverse.
Vero Cratzborn : Le scénario est né dans l'Atelier scénario de la Fémis, c'est une formation pour adultes qui permet, pendant 10 mois, d'écrire, avec 7 autres personnes, un scénario de long-métrage. Laurent Micheli, par exemple, a suivi cette formation pour Lola vers la mer, César Diaz également pour Nuestras madres.
J'ai écris en utilisant des images, des textes, des poèmes. Ensuite, j'ai eu besoin de m’éloigner de mon vécu. J'ai fait des recherches, et je suis tombée sur le texte de Frédérique Van Leuven, psychiatre belge qui a ouvert le premier espace parent-enfant à Manage, au CRP Saint Bernard. Le titre de cet écrit est Docteur, je voudrais savoir quelle maladie a ma mère. Et ça collait tellement à ce que je ressentais que j'ai renommé le fichier en Génial, on existe.
Parce qu'en fait, on ne parle pas, on n'ose pas parler, même au sein d'associations de familles et de proches, des enfants. On nous appelle les "Forgotten children", et ça, je l'ai découvert plus tard.
Mais le film n'a pas été pensé pour illustrer les propos de psychologues ou de psychiatres, mais des femmes, dont Hélène Davtian en France, qui sont les premières à avoir écrit sur cette réalité, ont été là dès le début de mon écriture. 
Je leur avais fait lire une première version du scénario et elles étaient stupéfaites de la manière dont ça collait à ce qu'elles avaient pu rencontrer dans leur pratique.
Moi, je suis l'aînée d'une fratrie de 5, j'ai 4 frères. J'ai beaucoup été dans ce questionnement : Est-ce que je suis légitime ? Est-ce que j'ai la bonne distance ?, au sens où les commissions d’aides pour les films le demandent. Je trouve assez humiliant, entre nous soit dit, que, lorsque tu as un vécu, c'est comme si tu n'avais pas le droit de le transposer, de le transformer en fiction. Mais des personnes m'ont soutenue et encouragée en me donnant leur aval. “Oui, tu peux prendre la parole, tout en transformant, en décalant ton vécu. Vas-y, tu es légitime et on a besoin que cette parole émerge”.

En 2009, il y a eu un congrès des associations de familles des malades psychiques, au niveau européen et il y a un texte qui en est sorti : "Forgotten children : les enfants oubliés". En 2020, tout récemment, le Ministère français de la Santé a réalisé une enquête pour savoir comment avaient vécu pendant le confinement les personnes vivants avec un proche en souffrance psychique. Dans ce questionnaire, on demandait quel était le lien qu'on avait avec la personne. Et tu pouvais répondre par papa, maman, conjoint, conjointe, frères, sœurs et « autres ». Et c’est dans cette catégorie « autres » que les les enfants se retrouvent !

Ces psychologues m'ont aussi parlé d'un mouvement américain que je ne connaissais pas : "Nothing about us, without us" (rien sur nous, sans nous) que je me suis approprié, et on a créé, en France, un des premiers groupes de parole pour les fils et les filles de..., qui personnellement me fait du bien.

Ce qui est vrai, c'est que dans l'écriture, j'ai eu besoin d’accueillir la résonance des histoires des autres. J'ai pris conscience que j'avais une forme de responsabilité par rapport à ce sujet-là. Par exemple, au début du film, le papa donne le nom latin des arbres, et ça c'est parce que quand on était en repérage, j’ai rencontré la responsable du supermarché dans lequel on voulait tourner, et qui me parle de son père malade. Il était pépiniériste et nommait les arbres par leur nom latin.

C. : On sent un début de violence dans le film, mais elle est plutôt absente. Est-ce par souci de bienveillance envers vos personnages et le spectateur ?

V.C. : La violence est là, mais c'est une violence sourde, elle n'éclate pas mais elle est présente. Ce n'est pas parce que tu ne cries pas ou ne jettes pas des choses que ce n'est pas violent. Ce n'est pas une exhibition, je n'avais pas envie d'exhiber la souffrance. Elle est là, elle n'est pas montrée mais elle n'est pas édulcorée non plus. Elle est vue à hauteur d'enfant. Et dans ce regard d'enfant-là, le père reste un père et c'est une façon aussi de dire cela. Ce n'est pas une question de loyauté, c'est une question d'amour. C'est parce qu'il y a amour qu'il y a déni possible.
Les parents sont sources de soucis mais aussi de force.

Ma vie a été beaucoup plus violente que ce que je montre, mais je pense que si j’avais montré cela, on aurait moins entendu. C'est comme la maîtresse dans une classe, si elle crie, on ne l'entend pas. Moi, ma colère est là. C'est un film de colère, mais d'une colère constructive. Gina est animée d'une colère comme moi lorsque j’avais son âge. Une colère qui a failli me détruire, parce que la colère peut être très destructrice. Mais elle peut te construire aussi, elle peut être un moteur de vie incroyable, et ça, je l'ai saisi. La violence est aussi dans la résistance. Et pour résister, il faut imaginer, il faut faire un trajet comme le fait le personnage pour aller vers la lumière.

C. : Comment s'est passé votre relation avec Léonie Souchaud ?

V.C. : Je l'ai rencontrée 2 ans avant le tournage. Après un premier casting, j'avais sélectionné 7 jeunes filles dont Léonie Souchaud que j'avais déjà remarquée dans Le Voyage de Fanny de Lola Doillon. J’ai travaillé une demi-journée avec chacune d'entre elles. J'avais choisi trois scènes plus une improvisation pour tester et pour m'interroger sur le scénario.

C. : Quelles scènes ?

V.C. : On a fait la scène où Gina vient de voir son père, et où elle doit se démaquiller. Je voulais savoir comment l’adolescente se transformerait en se maquillant et puis en se démaquillant.

La scène dans la maison des riches employeurs de la mère où Gina décrète que la propriété privée n’existe pas, que "tout est à nous".

Je leur ai demandé aussi de grimper dans les arbres, de faire des cris d'animaux, etc. J'aime beaucoup jouer avec les comédiens.

Pour les autre personnages, on a eu une subvention suisse, qui s'appelle "Acting coaching on demand". C'est une subvention qui permet de travailler avec un coach. Moi j'ai choisi Olga Masleinnikova, qui est Belge et qui a fait l'INSAS et qui travaille spécifiquement sur le mouvement et sur le corps tangible. On a eu une semaine pour travailler tous ensemble.
C'était important pour moi de travailler cette dimension avec mes comédiens, avec Léonie, les enfants. Je voulais aussi travailler le corps psychotique, c'est-à-dire le corps du basculement, à partir du travail fait avec Olga Masleinnikova et des écrits de Gisela Pankow, une psychologue polonaise. Comme on est du point de vue extérieur de la personne qui souffre et qui va basculer, c'était important de travailler sur les aspects extérieurs du corps.

Par exemple, si je me redresse, je renverse la tête vers le haut, la bouche ouverte. J'exprime quelque chose dans mon corps que je donne à voir mais que je ne ressens pas. Ce qui permet de travailler sur le ressenti du regard, tout en laissant l'intériorité à l'acteur. J’ai travaillé avec Olga pendant 2 ans, sous forme de stages, pour que l'incarnation des personnages passe par mon corps.

Je peux dire que mon film est un film sur les regards et les niveaux que j'ai imprimés dans les décors. L’appartement dans lequel vit la famille est comme une forteresse, elle est en hauteur. Dans l’hôpital psychiatrique, il y a aussi deux niveaux : le niveau du sol et le niveau supérieur. Ce n'est pas forcément perceptible, mais cela m'a aidée à construire le récit. C’est aussi un film sur les distances. 

C. : Etait-ce pour parvenir à mieux mettre de la distance entre vous et Gina ?

V.C. : Je n'avais pas du tout envie d'avoir une relation intime avec Gina, et donc, avec Olga, je pressentais qu'il allait être important de faire ce travail dans la perspective de l’éthique de la direction d'acteur, l’éthique de la mise en scène, pour que cela se passe dans le corps et non dans le mental.

Moi, je travaille par exemple avec des couleurs ou des photos, ce qui met forcément de la distance pour éviter la projection. J'ai beaucoup travaillé le son avec Henri Maïkoff, ingénieur du son Suisse qui a, par exemple travaillé sur des films de Manoel de Oliveira, avec l'idée d'un son direct. Par exemple, pour les scènes à l'hôpital, nous sommes retournés avec Henri enregistrer des sons d’ambiance dans les unités où j'avais mené des projets. 

C. Quels sont ces projets que vous avez menés en hôpital ?

V.C. : Des courts-métrages de comédie avec des soignants et des soignés. Je travaillais beaucoup en production de films publicitaires, et j'avais besoin de faire un film entre le conte et le documentaire, trouver la possibilité de revenir à l'hôpital, non pas comme fille, puisque j'avais souvent rendu visite à mon père quand il était hospitalisé, mais retourner à l'hôpital et faire quelque chose. Non pas faire des films « sur » des personnes mais les faire « avec » elles. On a fait une comédie musicale et deux comédies. Ce sont des films qui ont frotté l’institution, des films faits avec des soignants et des soignés, et on ne savait pas trop qui était soignant ou soigné. Je voulais brouiller cette piste pour rappeler qu'on est avant tout des citoyens.

Je préfère être dans une fiction. Même s’il y a un fantasme auquel je ne m'attendais pas du tout, croyant que ce film, c’est ma vie. Mais pas du tout, et fort heureusement. Mes proches ont vu le film et ont été totalement rassurés. Ils arrivent à lire dans des détails, des clins d’œil qui font référence à notre vécu mais il y a une transposition. Tout est là, mais c'est autre chose.

C. : Gina a une attitude irrationnelle malgré la maturité qu'elle montre, quand elle veut enlever son père de l’hôpital psychiatrique.

V.C. : Elle est mature sur certains aspects, puis pas du tout sur d'autres. Elle veut sauver son père aussi parce qu'elle a peur de perdre une part d'enfance. Il représente quelque chose de l'ordre de la magie de l'enfance, de la réunion familiale et de ce cocon où elle a grandi, où elle est vraiment bien et, perdre ça, c’est être seule face à soi-même. Du coup, il y a cette forme irrationnelle, et je pense à des personnages comme Rosetta, qui s'accroche jusqu'au bout à une croyance, pas comme une béquille mais comme un bâton qu'on a planté dans le sol.

La Forêt de mon pèreC. : L'autre personnage fort, c'est celui de la mère, coincée entre l'amour qu'elle a pour son mari et la situation invivable qu'il crée.

V.C. : Elle est dans le dilemme et elle est le capitaine du bateau. La mer est très houleuse mais pas que houleuse, parce que cette femme a construit aussi quelque chose de beau avec cet homme.

Elle comprend plus vite que Gina et elle doit protéger ses enfants. Ludivine Sagnier m'a profondément émue avec cette force et cette fragilité mêlées qu'elle possède. Il y a des scènes où j'ai versé ma petite larme, même sur le tournage, pas parce que je les avais vécues mais parce que je trouvais que Ludivine apportait cette tension très forte entre l'amour, la nécessité de protéger et l'envie de soigner et l’impossibilité de le faire. Ludivine a apporté aussi cette dimension de femme d'aujourd'hui, sensuelle, physique, tendre. Eux aussi, Ludivine et Alban Lenoir, je les avais rencontrés un an et demi avant le tournage et ils ne m'ont jamais lâchée !

C. : Pourquoi le film, au tournage, portait comme titre les Châtelains ?

V.C. : Parce qu'il y avait beaucoup de scènes dans les villas de riches dans lesquelles travaillent la maman. Elle a un gros trousseau de clés de châtelaine. Et ça faisait aussi référence au Château de Kafka. Mais le titre était peut-être trop métaphorique, pas assez réel. Et comme la nature étant très présente dans le film, c’est devenu La Forêt de mon père. Une des premières scènes écrites, est celle où ils vont la nuit dans la forêt. Elle est restée telle quelle, depuis le début. C'est dingue, il y a des scènes comme ça qui sont tout de suite le cœur du film autour desquelles tout se construit.

C. : La nature est omniprésente, cette façon de mettre dans le cadre les cimes des arbres, comme une mer d'arbres.

V. C. : C'est l'idée d'une nature puissante. Par exemple, le plan au début donne l'impression que les feuilles sont des gouttes. C'est une contemplation aussi. Moi, je suis très contemplative, je regarde plutôt vers le haut, je suis toujours à regarder en l'air et puis, la nature nous résiste. D'ailleurs on vient d'en avoir la preuve, avec ce virus.

Mais il y a aussi cet apaisement que l'on peut ressentir en regardant les feuilles. C'est de l'ordre du sensoriel, du vent, des bruits, des craquements, des pas sur la mousse. Et les personnages, un peu comme les peintures romantiques allemandes, sont fragiles devant cette nature qui devient inquiétante, comme dans un conte.

On a tourné en nuit américaine pas mal de scènes, d'abord par contrainte de budget, mais aussi parce que ça donne un aspect fantastique, irréel. Il n'y a que la dernière scène qui ait été tournée en vraie nuit. Quand Gina va dans la chambre du père, on voit l'ombre des feuilles derrière la fenêtre. La nature est toujours très présente, dans cette ambivalence que je ressens à chaque fois entre refuge et lieu possible de perdition.

Vero Cratzborn a dans les mains un gros carnet, qu’elle nous présente.

Vero Cratzborn : Je viens du 20e siècle et j'ai besoin de tout écrire. Je ne suis pas dans le virtuel. J'appelais cela ma "Bible". J'y ai collé le scénario et j’ai fait des dessins, des références qui m'ont accompagnée pour les scènes. J'écrivais à la fois de la philosophie, des écrits sur la peinture, des tableaux de Caspar David Friedrich, Delacroix, les nuages de Turner.

Ça m'a permis aussi de modifier des choses en cours de tournage. Tout n'était pas totalement figé.

C. : Vous nous expliquiez que vous avez joué tous vos personnages.

V. C. : J'ai besoin d'arpenter les décors, de sentir l'espace, de savoir où se pose le regard, quelle est la distance à l'autre.

La scène sur le lit, c'est le radeau sur la mer, par exemple, du coup, le chef décorateur a fait les murs de la chambre en bleu. Toute la famille se retrouve dans le lit parental comme sur un radeau. Ça dit des choses aux acteurs, à quel endroit émotionnel ils se trouvent aussi.

C . : Cette Bible vous l'avez construite lors de la préparation ? Un an ou deux avant le tournage ?

V. C. : Non, ça c'est venu quelques mois avant le tournage, 4 ou 5 mois avant.

C'est un film où on est beaucoup en pyjama, où on se prêtent des vestes. Les vestes sont comme des armures.

Le film au départ, commence par un arbre de vie et se termine par des sapins couchés dans lesquels les personnages se retrouvent au creux de ses racines gigantesques, car comme disait Malcolm X, pour savoir où tu vas, saches d'où tu viens.

C'est une direction d'acteurs liée au corps. Du respect du corps, du respect du corps adolescent aussi de Nico et de Gina.

J'ai été très émue que les personnes concernées se reconnaissent dans la représentation du comportement physique.

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