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Au-delà des mots, le cinéma de Joachim Lafosse

Publié le 21/12/2017 par Lucien Halflants / Catégorie: Critique

Un cinéma en état d'expansion 

Sept longs-métrages, bientôt huit, forment la filmographie déjà bien assise de Joachim Lafosse. À travers ce documentaire, ce geste d'admiration autant que d'exploration, Luc Jabon s'empare de ces films et en dévoile les profondeurs intimes. Interventions des collaborateurs réguliers, images de tournages et extraits ciselés se mêlent au lien bien personnel de Jabon avec l'oeuvre de Lafosse : un cinéma en état d'expansion.

Au-delà des mots, le cinéma de Joachim LafosseLe film s'ouvre sur quelques mots, sous quelques mots pourrait-on dire. Par une voix off qui rapidement se tait pas loin d'une heure, jusqu'à la fin du film où - obligée de reprendre la parole - elle clôture la narration loin de toute sentence. Entre les deux, c'est l'au-delà des mots, du texte, des thèmes qui tiennent un film mais surtout l'au-delà des maux que Lafosse aime filmer. Des plaies familiales, sociétales et humaines, celles des individus qui - comme lui, comme nous - parfois déraillent.

Ce sixième épisode de Cinéastes d'Aujourd'hui cherche à magnifier un cinéma belge qui garde un rapport intime avec l'artisanat et apporte, par cette simple approche, une sensibilité particulière au film. C'est donc logiquement dans un bar de presque rien que Catherine Salée et Kris Cuppens, protagonistes des films de Lafosse, rendent hommage à ce cinéaste qui les aura souvent amenés au-delà de leurs limites, dans leurs retranchements intérieurs. De ceux où l'on puise les fragilités qui font l'humain. La frontière entre cinéma et vie intime s'étiole. Ce cinéma peut alors exister.

Plus proches de l'analyse, laissant plus souvent l'anecdote de côté, ce sont Mathieu Reynaert (co-scénariste de À perdre la raison) et François Pirot (co-scénariste de Nue Propriété et Élève Libre) qui explorent et questionnent ces confins de la création que le metteur en scène prend plaisir à franchir. Comment dépasser les a priori, comment aller voir derrière les reflets du monde ? Comment chercher la femme et les failles qui se cachent derrière l'horreur d'un geste aussi brutal que le quintuple infanticide de À perdre la raison ? Comment dépasser la perversité des destructeurs de l'innocence quant à la découverte de la sexualité dans Élève Libre ou bien d'un couple qui se meut en chimère mortifère dans L'économie du couple ? Comment, toujours, aller au-delà de ce que renvoie chaque être de prime abord ?

Au-delà des mots, le cinéma de Joachim LafosseLuc Jabon s'adresse aux initiés à l’œuvre du jeune réalisateur sans pour autant en écarter les autres. Il préfère extraire la moelle, la substance du cinéma de Lafosse à force de longs extraits représentatifs et accrocheurs. Démonstration du malaise dans la fixité des plans, la douleur des séparations, des hurlements. Il garde aussi l'intelligence de ne laisser Lafosse apparaître qu'après le premier quart du film qui aura donc pu se déployer sans le poids de son sujet et ne laissera apparaître le rapport entre un être, un créateur, ses obsessions et leurs provenances que bien plus tard.

Au-delà des mots, le cinéma de Joachim Lafosse résonne comme le beau portrait d'un homme qui crée pour échapper à ses angoisses dévorantes et au passé vicié. Un homme qui, au fil de ses films, se réinvente sans radicalement changer jusqu'à montrer - dans Les Chevaliers Blancs - une lutte bien différente, plus sociétale, à plus grande échelle sur le fond et portée par un souffle plus aventureux sur la forme, mais toujours proche d'une certaine sensibilité quant à la souffrance enfantine et une forme de latitude laissée au spectateur. (Liberté toujours relative face à la subjectivité d'un auteur mais liberté tout de même de choisir de quel côté des limites l'observateur peut se placer).

"Je suis le fils de mon père", dit Lafosse en fin de métrage. Une manière littérale de signifier la filiation, son évidence même dans un tel cinéma, mais aussi l'histoire d'un professeur de scénario qui aura vu un élève devenir cinéaste et grandir jusqu'à endosser la paternité d'une œuvre qu'il ne pourrait renier et ça, Jabon l'aura bien compris.

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