Il est des films particuliers qui donnent envie de rencontrer ceux qui l'ont fait. Une part du ciel par exemple. Dès les premières images, il est évident qu'on a affaire à une oeuvre forte, émanation d'une personnalité déterminée, engagée, qui pense clair et parle net. Et de fait, lorsque je pose les yeux, de l'autre côté de la table, sur mes deux interlocutrices, je sais d'emblée que l'entretien échappera assez vite au ronron feutré.
Bénédicte Liénard et Séverine Caneele à propos d'Une part du ciel
Séverine Caneele, toute en muscles et en puissance hérités du travail manuel, affiche l'air serein de quelqu'un qui revient de loin. L'Humanité de Bruno Dumont lui avait valu le prix d'interprétation féminine, à Cannes ; mais elle avait dû affronter la goujaterie imbécile de certains qui, parce qu'elle était issue du théâtre amateur, considéraient son prix comme volé à des comédiennes plus "qualifiées". Elle avait alors pratiquement décidé de renoncer au cinéma. "C'est Bénédicte qui m'a décidée à retenter l'expérience, explique-t-elle. Elle m'a cherché avec obstination à une époque où je n'avais pas envie de voir du monde. La production de l'Humanité me couvrait là-dessus. Elle a fini par me rencontrer et m'a convaincue de lire son scénario. Il m'a plu, surtout le personnage de Joanna. Puis on a eu une discussion, mais pas de metteuse en scène à actrice, entre femmes, où l'on a énormément partagé. J'étais en confiance, j'ai accepté. C'était aussi relever ensemble le défi de prouver que j'étais une actrice à part entière, pas la femme d'un film, et que je n'avais pas volé mon prix."
À côté de Séverine, Bénédicte Liénard, la réalisatrice, contraste. Toute menue, il émane d'elle une intense et fougueuse vitalité. "Le choix de Séverine était, dès le départ, une évidence. D'abord parce que je ne voulais pas quelqu'un qui appartienne au "star system". J'aurais pris Sandrine Bonnaire, par exemple, le spectateur aurait regardé Sandrine Bonnaire jouer Joanna, et il aurait fallu du temps avant que l'identification fonctionne, peut-être. Séverine est Joanna dès les premières minutes, on l'identifie directement au personnage. Et puis Séverine continue à vivre une vraie vie dans le monde du travail et cela se sent. Enfin elle possédait la force, l'énergie, l'équilibre dont le personnage avait besoin."
Un personnage pas facile, dont le force et la dureté cachent une blessure douloureuse, une violence contenue d'écorchée vive. "Il fallait rendre les deux aspect de cette personnalité sans un privilégier un, explique Séverine, un équilibre délicat. Cette fille a des côtés proches de moi, mais aussi des côtés qui m'étaient étrangers, beaucoup plus que Domino, dans l'Humanité. Là, je tournais dans une ville et avec des caractères qui m'étaient familiers. Si je connais un peu la Belgique, ce n'est quand même pas la même chose. Pour Domino, Bruno utilisait énormément mes gestes du quotidien. Je me passais une main dans les cheveux, par exemple, il me disait: "C'est bien cela, refait-le." Joanna est une taularde, une expérience que je n'avais pas. J'ai donc séjourné un peu en cellule. À ce moment, les gardiennes ont vraiment cru que j'étais une nouvelle arrivée. Les autres filles avec lesquelles j'ai tourné, qui sont, elles, de vraies détenues, m'ont beaucoup aidée. À me mettre à l'aise, à ressentir, à comprendre. J'ai développé des relations d'amitié avec la plupart d'entre elles, ce qui s'est passé entre nous durant ce tournage était très fort."
"Étrangement, pour un film aussi dur, le tournage s'est passé dans la joie, ajoute Bénédicte. La joie de travailler ensemble et de donner corps à un projet qui nous tenait à coeur. Le film est une pure fiction alors que j'aurais pu faire un documentaire en allant tourner dans des usines et dans des prisons, mais personne, ni en usine ni en prison, n'aurait pu parler comme le font les personnages du film. Faire une fiction me permettait de donner une parole à mes personnages et, paradoxalement, de les faire exister davantage que dans un documentaire.
Toutefois, cette fiction est nourrie de mes rencontres, de mon travail à Lantin , où j'animais des ateliers vidéo avec les détenues, des discussions avec les comédiennes et les protagonistes du film. Au départ, bien sûr, il y a un scénario, c'était indispensable, ne fût-ce que pour aller chercher les moyens de production, les autorisations, etc. Mais au tournage, ce scénario évoluait tous les jours. D'abord parce que la majorité des comédiens sont amateurs, et pas n'importe quels amateurs, ce sont des filles(essentiellement) qui jouent ce qu'elles vivent. Tous avaient le droit fondamental de discuter des scènes, le droit de me demander de les jouer autrement, voire même de ne pas les jouer. Ainsi, les choses prenaient une tournure différente au fur et à mesure que le tournage évoluait. Et une fois la mise en boîte finie, je me suis sentie incapable de monter un tel film en fonction du plan de montage : une scène derrière l'autre, quel ennui ! J'ai balancé mon scénario dans la Meuse et avec la monteuse, j'ai tout repris à zéro. Cela veut dire qu'il y a des juxtapositions qui n'étaient pas prévues, des scènes qui n'avaient pas été tournées en fonction de cela."
Ce film a donc été en évolution permanente pour coller toujours au plus près de l'émotion et de la vérité. Une impression de réalité encore renforcée par le traitement très "naturaliste" des images : forte proportion de longues séquences, peu de musique, importance du son d'ambiance, beaucoup de caméra portée, proche des acteurs, dont on suit parfois la marche en de longs travellings dans les couloirs de l'usine ou de la prison. Au risque d'emporter le spectateur dans son voyage.
Reste que le film n'est pas tendre pour les institutions sociales en général, et qu'il ne fait pas de cadeau aux syndicats en particulier. Si vous le faites remarquer à Bénédicte Liénard, vous la verrez monter au filet pour reprendre la balle de volée. La meilleure défense, c'est l'attaque. "Avant d'être une cinéaste, je suis d'abord un être humain : je vis, je regarde autour de moi, je réagis. Je me définis d'abord comme une militante. S'il n'y avait pas ce fond-là, faire du cinéma n'aurait aucun sens pour moi. De même je ne suis pas quelqu'un qui raconte des histoires, je suis quelqu'un qui rencontre les gens et ce que je montre, c'est le résultat de ces rencontres. Bien sûr que mon film est subjectif, mais pourquoi est-ce que je n'aurais pas droit à cette subjectivité ? Je montre le monde tel que je le vois, et je le revendique ! Et tant mieux si vous n'êtes pas d'accord avec moi. Discutons. De là naît la dynamique."