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Entrevue avec Bénédicte Liénard

Publié le 01/05/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue
Entrevue avec Bénédicte Liénard

Rencontrer Bénédicte Lienard pour parler de ses films est une expérience passionnante. À l'inverse de son cinéma qui est sobre, explore les non-dits, expérimente une écriture cinématographique qui essaie d'effacer le spectacle de la vie pour capter son moment de vérité, Bénédicte, speedée à la réalité, est volubile et ne tient pas en place. Lui parler, c'est en somme visiter la boîte noire de son cinéma, son hors-champ. Nous sommes à Laeken, dans un appartement où le petit César regarde Blanche-Neige sur l'écran vidéo à côté de sa maman à laquelle il se scotche avec quelque difficulté, Bénédicte n'arrêtant pas de bouger pour tendre des documents à votre serviteur. Heureusement, son GSM est débranché, ce qui nous permet de suivre son parcours, d'explorer ses territoires de façon chronologique sans ces bifurcations, ces zappings et ces onomatopées qui sont le cauchemar des journalistes.

 

Née à Frameries (Mons), Bénédicte est boraine. "Mon premier bonheur de cinéma, vers mes neuf-dix ans, fut les Aristochats de Walt Disney, un film que m'ont fait voir mes grands-parents à Mons. Surtout la séquence du jazz dans le grenier ! Fabuleux !" Faisant partie de l'équipe féminine de football de Frameries, elle rencontre, lors d'un match amical, l'équipe féminine du zoning industriel de Frameries. Patatras, c'est la pile pour les adolescentes. "C'est ma première rencontre avec le monde de l'usine et la classe ouvrière : j'y découvre la puissance et la solidarité." Elle poursuit un cursus scolaire classique : les sciences humaines aux Ursulines de Mons. Sauf qu'il y a là un ciné-club animé par des professeurs passionnés de cinéma, et en particulier un professeur d'histoire qui la conduit à Bruxelles pour y découvrir Yol, de Yilmaz Güney (nous sommes en 1981) ; sauf qu'à quinze ans elle tourne avec ses copines de classe un court métrage sur l'impact du surréalisme dans le Borinage.

 

Autre moment fort lorsque son père la sort de ses draps pour l'emmener voir le Lit de Marion Hänsel, parce que le film est réalisé par une femme et qu'il est donc possible pour une femme de devenir cinéaste. Elle reçoit donc le blanc-seing paternel pour s'inscrire à l'IAD et y suivre les cours de réalisation, elle que son père rêvait de voir suivre une licence en sociologie. À l'école, elle réalise deux fictions : Let's Play (une comédie) et Le bruit de la ville est si proche (son film de fin d'études, 9 minutes et trois tableaux) : "Le film est raté à cause du sujet qu'à l'âge que j'avais je ne pouvais maîtriser : la rupture amoureuse. Ça m'a bloquée". Suivent des années d'assistanat qui lui font comprendre ce qu'est la naissance d'une écriture cinématographique personnelle.

 

"Il me fallait gagner ma vie, précise-t-elle, mais aussi pouvoir explorer un langage. Ça m'a apporté beaucoup de bonheur de travailler avec Raoul Ruiz et Jaco Van Dormael. J'avais l'impression d'entrer dans une famille, celle du cinéma."
En 1992, elle réalise les Petites Choses de la vie, un documentaire de 23' qui nous montre les moments suspendus de la vie, "c'est un bonheur de saisir l'être humain dans ses moments creux, où l'on est entre les choses, dans les interlignes de la vie. On est dans l'être, pas dans le faire, avant ou après l'événement". Suit l'Adoption, une autre vie, "un film de commande mais qui m'a passionnée dans la mesure où j'ai retourné la question : comment vivent-ils, devenus adultes, le désir d'enfants qu'avaient leurs parents adoptifs ? On ne demande jamais leurs avis aux enfants, j'ai donc interrogé des adoptés adolescents et adultes. "
En 1995, elle commence le tournage de Tête aux murs, qui se terminera en 1997. "Trente-cinq jours de tournage étalés sur deux ans pendant lesquels on a accompagné la vie de quatre adolescents en institution et sous tutelle judiciaire. Une plongée dans la marginalité où j'ai rencontré de grandes souffrances. Je n'ai pas une vision héroïque de la délinquance. On y souffre. L'expression de cette souffrance m'a permis de questionner le monde dans lequel on vit. Et ça touche tous les champs : sociaux, culturels, psychanalytiques et même cinématographiques. Ça pose la question de l'existence."

 

En 1998, Bénédicte commenceUne part du ciel, un long métrage de fiction que nous avons eu l'occasion de voir et qui nous a laissé pantois, avouons-le. Nous avions rarement vu des êtres humains filmés avec une telle justesse, observé (ailleurs que chez un philosophe : Michel Foucault) une telle symétrie des lieux d'enfermement : la prison et l'usine. L'une étant la métaphore de l'autre. Une part du ciel, dont nous vous parlerons longuement lors de sa sortie en salles, est un film sur l'autre qui s'exprime dans toute sa dignité. Bénédicte Liénard, qui accorde confiance aux images, filme les gestes, capte les silences plus signifiants que les paroles, filme un vécu triste à mourir mais avec sa part du ciel, cette part de soi inaliénable que possède tout individu. C'est aussi un film sur les femmes, sur cette faculté - c'est un art - qu'elles ont de transformer la faiblesse en force. Un cinéma qui comme chez Bresson joue sur le détail du corps mais ne s'y attarde que lorsqu'il s'agit d'exprimer l'espace-temps de la rêverie, le temps suspendu. Le temps, précisément, a une importance capitale pour Bénédicte, c'est un processus qui permet d'appréhender les êtres et les choses qui vont être filmés. "Je ne pourrais pas faire un film en six semaines, j'ai besoin du temps de la maturation", s'exclame-t-elle (comme Renoir ou Rossellini qui prenaient le temps qu'il fallait pour tourner, même s'il fallait provisoirement interrompre le film). Puis c'est l'aventure de la prison de Lantin (Liège)."Avant d'entreprendre de filmer, Véronique Vercheval, Marie-Jeanne Wyckmans et moi avons réalisé un atelier où l'on a enseigné à sept détenues de Lantin le langage et la technique de l'image et du son."

 

Encouragées par la Fondation Roi Baudouin, ces femmes passent à l'analyse du feuilleton télévisé aux photos de l'Agence Magnum, décodent un langage puis l'utilisent en réalisant des photos et des vidéos qui ont été exposés au Musée de la photo à Charleroi sous l'intitulé : Les images libèrent la tête. Il s'agit de donner un droit de regard à celui qui est regardé. Ni plus ni moins. Le cinéma direct avec son fantasme puritain de la caméra cachée n'est pas son truc. De toute façon, comme le souligne très justement Marcel Ophuls, on n'oublie jamais qu'on est filmé. Donc autant pratiquer le dialogue, le partage (le grain de la réalité). C'est le pari - ô combien réussi - de Bénédicte qui n'a pas oublié les réflexions d'André Bazin sur l'obscénité ontologique, le viol des images : "Grâce au film, on peut violer et exposer à volonté le seul de nos biens inaliénables" (Qu'est-ce que le cinéma ?). "Il y a de la violence dans la prise de vue, nous confirme Bénédicte, on vole l'image de quelqu'un. J'essaie d'adoucir la chose en cadrant moi-même, je suis à l'oeilleton de la caméra et dès lors c'est davantage à Bénédicte qu'à l'objectif qu'on s'adresse. On est plus dans l'ordre de l'effleurement que du vol. Et paradoxalement, c'est plus incisif, parce que la violence devient commune par rapport au sujet qu'on montre ensemble."

 

Tandis que sur l'écran vidéo placé en face de nous, Blanche-Neige s'active, le balai à la main, dans la maison de poupée des sept nains, César s'endort dans les bras de sa mère qu'il a réussi à immobiliser dans le divan à côté de votre serviteur. "Quand tu as une relation frontale avec la personne que tu filmes, l'acte cinématographique oblige la personne filmée à être responsable de son image, il s'expose en étant dans sa vérité. Un film, c'est un partage tant avec les sujets filmés qu'avec les techniciens de l'image et du son."

 

Une part du ciel a été l'un des premiers films à être sélectionné au Festival du film de Cannes 2002 dans la section "Un Certain regard". Lorsqu'on l'a vu, on comprend pourquoi ! 

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