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Coquelicots de Philippe Blasband

Publié le 02/12/2008 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Le goût de l’innocence

Le coquelicot, fleur sauvage, pousse, rouge sang, sous la chaleur de l’été. Pour s’amuser, on peut retourner ses pétales un à un. Jeu d’enfant. La fleur se transforme alors en une petite ballerine au tutu coloré. Ici, ce n’est pas un jeu d’enfant. Ici, on arrache les pétales, on soulève les jupes.
Coquelicots, dans le troisième long métrage de Philippe Blasband, est le nom de la maison de passe où tout le film vient échouer et se dénouer. Dans le milieu de la prostitution, arrière-boutique feutrée d’une Bruxelles petite-bourgeoise et hypocrite, trois destinées tragiques se nouent autour de ce lieu clos. Trois personnages présentés aux premières minutes du film par un carton. Rachel, Fabrice, Xénia. Trois visages, trois destins, trois prénoms qui les racontent.

Coquelicots de Philippe Blasband

Le film s’ouvre sur Rachel sous une pluie de coups et d’insultes. Jeune et jolie, Rachel se débat à peine, esquive un peu, tente de se tenir droite sous les coups. Oui, elle se prostitue. Dans l’Ancien Testament, Rachel incarne celle qui, quand tout son destin s’y opposait, allait connaître l’amour et la maternité. Fabrice, lui, impassible, dur et secret, est celui qui fabrique. Homo Faber, il travaille. Le maquereau modèle les jeunes femmes pour les plier aux désirs d’autres hommes, il les forme, les vend, les achète. Enfin, il y a Xénia, toute en rondeur, bouleversante amazone, qui offre son corps à de vieux clients tendres et aimants, qui rêve d’amour et de pardon. L’étrangère accueillante, le sens paradoxal de son prénom en grec ancien. Trois très beaux personnages, magnifiquement interprétés, qu’on poursuit dans les rues de Bruxelles où le film se déploie en de multiples chassés-croisés, dans leurs allées et venues, au cœur de leurs errances géographiques et intimes.

Coquelicots a des accents de cinéma vérité : la caméra de Blasband, dure et râpeuse, traque les moments où ça faille et défaille, enchaîne des séquences brutes qui s’entrechoquent, et draine dans son cadre la grisaille d’un monde plutôt âpre. À d’autres moments, le cinéaste flirte avec le film noir, ses ambiances un peu pourries, ses bas-fonds et ses ordures dans un suspens qui va crescendo mais s’essouffle. Coquelicots lorgne aussi du côté d’un Chabrol versant années '70, observe ce microcosme de la prostitution d’une manière presque neutre, tente d’en capter l’atroce banalité.

Mais puisque tout y est sans y être, puisque ce sujet reflue dans un arrière-plan où cheminent les allées et venues de ces trois personnages, nous voilà obligés peu à peu de sortir de la fiction et de revenir vers ces trois personnages. Le contexte de la prostitution semble finalement, comme les prénoms de chacun, vaguement symbolique. Ce qui, quand même, est matière à dispute. Mais devant le film, il faut finalement faire face aux visages. Tout simplement. Et sans doute, le sujet profond du film est là, dans la trajectoire tragique de chacun de ces personnages, en lutte avec la destinée, tentant de se réapproprier leur existence, de l’endosser afin de se choisir. Qu’elle se tisse invisiblement dans l’intimité de Rachel, qu’elle se dévoile au fil du film pour Fabrice ou qu’elle soit l’objet d’une lutte consciente pour Xénia, la quête de ces trois personnages est la même. Celle d’une rédemption : le droit de s’aimer et, par conséquent, celui de se sauver. On garde alors du film un profond parfum de tristesse et quelques scènes magnifiques. Blasband aime les femmes. Ce n’est pas un secret. Il aime les filmer. Il admire leur force et leur déchirure, leur lucidité peut-être. C’est ce qu’il capte dans des plans fixes, les yeux dans les yeux de Rachel, écarquillés par l’horreur de ce qu’elle vit, dans sa manière d’être absente à elle-même sous la violence de la prostitution, scène bouleversante qui vaut le détour pour la justesse de sa durée, difficile à soutenir. Ce qu’il capte encore dans la superbe chanson de Xénia, « Aglaé la Glaneuse », qui finira mal, passant à côté de l’amour, victime de son innocence. La chanson se glisse sur les parcours de Fabrice et de Rachel tandis que la voix de Xénia peu à peu se déchire sous le poids des larmes, d’un impossible pardon.Mais c’est là que le bât blesse. La volonté de neutralité finit par ensevelir le film dans une certaine fadeur. Peut-être parce que la caméra est justement trop proche de ses personnages et le monde de la prostitution, un peu trop lointain ? Que tout ceci est un peu trop lisse ? On a parfois des difficultés à y croire, les appartements sont un peu trop étriqués, les méchants ont des têtes trop connues (pas forcément du grand public, certes, mais un Sam Garbarski ici ou un Patrick Quinet là, il y a de quoi nous faire un peu perdre de vue la fiction…) et l’on se demande bien ce que viennent faire ces clins d’œil vaguement ironiques dans une fiction tout de même dramatique. Le film, pour ne pas verser dans le pamphlet, se contente d’aligner quelques scènes-clés. La mise en scène, à la fois pauvre et sèche, semble vouloir se préserver de l’impudeur mais du même coup, tourne parfois à la parodie. On s’impatiente alors devant cette volonté d’appréhender un sujet si grave sans pour autant en saisir la matière à bras le corps.

Et l’on se dit, peut-être à tort, mais quand même, on se demande quelle forme prendrait un film de Philippe Blasband si le scénariste, rompu à l’art des histoires, laissait toute la place – et les risques – au réalisateur, amoureux des visages.

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