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Emmanuel Marre & Julie Lecoustre

Publié le 15/03/2022 par Kevin Giraud et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Présenté à la Semaine de la Critique à Cannes, Rien à Foutre sort [enfin] dans les salles belges. Rencontre avec Emmanuel Marre et Julie Lecoustre pour leur seconde collaboration, le temps d’échanger sur ce projet et leur manière si particulière de faire du cinéma.

 

Cinergie : D’où vous est venu ce projet ?

Emmanuel Marre : Le film est né d’une rencontre. À l’occasion d’un vol avec une compagnie low-cost, je me suis retrouvé sur l’une des premières rangées face à une hôtesse qui devait visiblement vivre l’un des moments les plus difficiles de sa vie, en proie à une grande détresse. Mais dès lors que le service a commencé, toute cette angoisse a disparu de son visage, comme si elle avait ressorti son masque, effacé toutes ses émotions. Et de là a germé l’idée de ce récit, de cette histoire cachée. Pour le titre, c’est un autre moment, cette fois dans un train, qui me l’a apporté. Une jeune fille échangeait avec ses amies, et ne cessait de répéter qu’elle n’en avait “rien à foutre”. Alors que dans ses propos et dans son attitude, on comprenait qu’elle en avait “tout à foutre”.

 

C. : Vous aviez préalablement travaillé ensemble sur D'un château l'autre.

Julie Lecoustre : Sur celui-ci, Emmanuel m’avait évoqué une image qui le travaillait un jeudi, et dès le dimanche nous avons démarré le tournage. Il y avait une immédiateté, une nécessité de filmer pour pouvoir profiter des derniers meetings des élections françaises, et cela nous a également nourri dans notre manière de travailler, ce penser-fabriquer que nous avons conservé pour Rien à foutre. Une écriture se faisant au fil de la fabrication du film, avec un point de départ mais sans connaître l’arrivée à l’avance. Nous fonctionnons avec Emmanuel dans un ping-pong permanent entre l’écriture, les possibilités et les contraintes de tournage.

 

C. : Le personnage de Cassandre vient d’une réalité que vous connaissez ?

E.M. : Une réalité que j’ai appris à connaître, par la rencontre avec plus d’une centaine d’hôtesses mais aussi de nombreux vols de repérage. Le tout, pour cerner l’essence de cette vie, de ces flux de personnes, de cette transformation du temps et de l’espace provoquée par cette vie si particulière. Et pour pouvoir raconter l’après, comment on se reconnecte à la réalité lorsqu’on revient au sol.

J.L. : Et c’est aussi un personnage qui a continué à se construire au cours du casting, puis du récit. À l’origine, nous souhaitions travailler avec une hôtesse professionnelle, mais le casting et notre décision d’embarquer Adèle [Exarchopoulos] dans le projet a également fait évoluer Cassandre. Elle lui a apporté humour, vitalité et fanfaronnerie qui ont grandement contribué à cette écriture.

 

C. : Avec un travail énorme sur les costumes…

E.M. : Avec Prunelle Rulens, notre costumière, nous avons eu beaucoup de réflexions en amont notamment par rapport à notre manière de filmer. Sans conduite, sans découpage, il fallait la possibilité pour Adèle de se changer en permanence, de passer de son uniforme à un autre style. Prunelle a mis en place deux styles très différents, avec d’une part cette tenue de travail moulante, très codifiée, sexualisée, et de l’autre des habits trop larges, informes, qui tiennent difficilement sur son corps, pour refléter cette femme qui se cherche. Tout en étant dans une envie de coller à la réalité vestimentaire d’aujourd’hui.

J.C. : Cela s’applique également aux autres personnages, comme Mélissa, ou Jean, la famille de Cassandre. Comme nous étions dans l’optique d’une garde-robe restreinte, pour rester mobile et réactifs face à notre pratique de tournage.

E.M. : Et derrière l’uniforme, il y a eu un vrai travail de réflexion, de création d’une marque et d’une compagnie de A à Z, pour être dans un rendu le plus crédible possible. Jusqu’au revers jaune des jupes, même si on ne le verra peut-être jamais à l’écran. 

 

C. : C'est une fiction, en même temps, on sent une envie de réalisme, presque de documentaire…

J.L. : Complètement. Une envie, un souhait, un guide dans notre manière de travailler. Les recherches documentaires sont bien sûr très perceptibles sur la partie métier, mais elles se retrouvent dans chaque aspect du film, autant dans les profils des personnages secondaires que dans ce travail autour de la vie d’hôtesse. Ce film, c’était aussi un prétexte pour rencontrer des gens, et inventer au fur et à mesure des personnages qui pourront leur rendre justice.

E.M. : Nous avons affrété un véritable avion, habillé avec l’identité de notre marque, dans lequel nous avons tourné au sol mais aussi en vol. Adèle a donc mené un vrai service, dans un vol Paris-Barcelone préparé avec des billets offerts aux passagers, pour recréer une réalité qui n’est presque plus de la fiction. Nous aurions aimé faire un documentaire, mais aucune compagnie ne nous aurait laissé faire ce film. Pour nous, ce qui importait, c’était ce regard que pose la caméra, ces lumières, cette plastique du documentaire. La possibilité pour le spectateur de reconnaître des situations qu’il a vécues lui-même.

J.L. : Dans la fiction, il y a cette idée d’un objectif à atteindre, un parcours de protagoniste avec un accomplissement. Le genre d’évolution qui - dans la réalité - prend toute une vie, si l’on peut même considérer que cela soit réalisable à l’échelle d’une vie. Ce que nous essayons de faire, c’est plutôt de capter des fragments, des petits déplacements intérieurs qui correspondent plus à ce que c’est d’être humain, et c’est une conception plutôt documentaire du cinéma. Rappeler que toute vie mérite d’être regardée, captée, sans que nous soyons tous des super-héroïnes ou des super-héros.

 

C. : Un film féministe, avec une Cassandre qui se cherche, mais extrêmement réaliste par ses imperfections ?

J.L. : Il y avait en tout cas l’idée d’aborder un personnage humain face à notre époque. Pas une personne inébranlable, mais une femme qui essaie de vivre dans notre monde contemporain, face à la technologie, aux relations humaines qui changent, et à ce poids de l’apparence qui lui est imposé dans son métier mais aussi sur les réseaux sociaux. Une réalité où tout nous pousse à être la meilleure version de nous-même, et plus particulièrement dans cet univers de travail aux codes de féminité extrêmement caricaturaux. Et à côté de cela, l’envie de parler d’une jeune femme qui a une sexualité, pas forcément d’histoires amoureuses, essayer de rendre compte des personnes qui nous entourent en sortant des histoires que certains personnages féminins nous racontent aujourd’hui au cinéma.  

En lien avec ce côté documentaire, nous voulons avoir la possibilité de faire tourner la caméra à 360°, qu’il n’y ait pas de limites entre la fiction et le réel. Cela sous-entend de tourner en toute petite équipe, d’une part, et d’autre part, notre méthode d’écriture amène également ses spécificités. Nous avions un point de départ, et un scénario car il en faut un pour financer un film, mais dès le début, il était très clair que ce serait un guide, et non une contrainte. Ensuite, le tournage s’est effectué en deux temps - ou presque -, un passage dans tous les lieux de tournage, un premier montage, et puis un second passage par ces mêmes lieux.

E.M. : Et concernant le jeu d’acteur, la philosophie que nous adoptons, c’est d’être présent “là où c’est juste”. Ce n’est pas aux acteurs d'entrer sur le plateau, mais à ce dernier de se déplacer avec les acteurs. Nous travaillons avec un chef op’ mobile et réactif, un ingénieur du son avec des micro sans fil pour que les acteurs ne se rendent pas compte de la captation, nous donnons le plan de travail le matin-même…
Notre idée, c’est que nous sommes spectateurs de cette réalité. Si les images nous touchent, alors c’est que le film est juste.

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