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Sur le tournage de En vie !

Publié le 01/05/2000 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Sauve qui peut la vie

Il est difficile d'admettre, impensable de déclarer que la présence d'une multitude d'humains devient précaire, non du fait que la mort devient inéluctable, mais du fait, que de leur vivant, leur présence ne correspond plus aux logiques régnantes, puisqu'elle ne rapporte plus, mais se révèle au contraire coûteuse, trop coûteuse ", écrivait il y a trois ans Viviane Forrester dans l'Horreur économique. Depuis lors, une régulation de l'économie mondiale ne s'est pas substituée à la dérégulation des économies nationales mais l'humain continue à manifester sa présence, résiste, conteste, se révolte.

En vie! de Manuel Poutte

 

Il y a quelques mois à Seattle, contre l'OMC, et, tout récemment (le 16 avril de cette année), lors de la réunion du FMI à Washington, des manifestants de tous âges, torses nus (la chair contre l'abstraction) ou tout de noirs vêtus avec bandanas sur le visage et calicots sur lesquels on pouvait lire : Resist IMF, protestent contre la dérégulation économique. C'est plus qu'un malaise, c'est un étourdissement.
Ce sont ces résistants que Manuel Poutte a décidé d'écouter et de montrer dans En guerre, un long métrage qui plonge au coeur de la marginalité, chez ceux qui, refusant la défonce et la solitude, organisent une alternative de vie à la logique de l'économie ultra-libérale avec son cortège de pollutions écologiques, ses organismes génétiquement modifiés comme nourriture, etc. Ils sont nomades, squatters, et essaient d'inventer un autre mode de vie en marge de la mondialisation où le temps de vie - hors du cycle chômage/travail - peut être un temps de liberté, fait de rencontres, de parole avec les autres. Ils pensent que la valeur d'usage est plus importante que la valeur marchande, que le troc et l'échange utilitaire sont une forme d'économie plus enrichissante qu'un système qui base la sienne sur l'argent, comme seule valeur. Leur premier souci est d'exister plutôt que de survivre en se soumettant aux diktats de l'OMC ou du FMI.

 

Séquence

Manuel Poutte, chemise vert émeraude, cheveux ébouriffés, le sourire aux lèvres, monte avec Yves, tête rasée, tee-shirt blanc sur Levi's bleu navy, son second long métrage au CBA, 19F, av. des Arts (trois étages plus bas que les locaux de Cinergie.be, votre site favori). La chaleur est intense, les canettes de cool-tea et de soda s'accumulent telle la pyramide de Chéops, la bonne humeur est contagieuse.
Trois écrans nous font face. L'un d'entre eux est couvert d'icônes dont le sens m'échappe, sur l'autre se déroule le menu des fichiers avec une fenêtre d'identification de l'image en cours de montage, le troisième nous offre l'image en format 4/3. Je découvre le plan américain d'un homme d'une cinquantaine d'années, une casquette de baseball de couleur bordeaux vissée sur le crâne, suivi du plan d'une main féminine qui écrit au feutre noir sur une bande de papier jaune : La politique ne change pas la société, la société change la politique. Plan du cinquantenaire et de deux femmes. L'homme prend la bande de papier jaune et l'enroule sur sa casquette. Marie-Luce, l'une des deux femmes, met du papier collant pour ajuster la bande de papier. Ensuite on la prend en one-shot, plan américain, montrant une liasse de feuilles blanches qu'elle désigne à la caméra : " C'est très bien ça, c'est de Suzanne Georges, c'est très concis. Elle explique la gravité de la situation. Elle insiste pour qu'on soit uni aussi bien entre nous localement - ouvriers et chômeurs - qu'au niveau mondial...Et c'est concret, ce n'est pas du vent. On a l'impression qu'on est dans un monde où les gens sont amorphes, qu'il n'y a plus de réactions...Il faut continuer son petit bonhomme de chemin. Si on arrête tout, il n'y a plus qu'à crever devant la télé ! ". Cut. Yves allume une cigarette, songeur.

 

Manuel Poutte

J'ai été assez politisé jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, nous explique le réalisateur de La Danse des esprits, qui boit une gorgée de cool-tea, hoche la tête et repose sa canette par terre. J'avais la posture militante avec son côté revendicatif. Puis, cette manière de toujours fonctionner en réaction m'a paru stérile. Plus tard, au hasard de l'existence, j'ai rencontré des gens qui non seulement avaient des idées opposées au système capitaliste mais qui essayaient de les mettre en pratique. Ils prenaient le risque de vivre en marge alors que les militants que j'avais connus étaient des gens qui vivaient une sorte de contradiction permanente entre le discours et l'action. Ce risque facilite les échanges parce qu'il n'y a plus cette parole contestataire un peu vaine et qui mène à un cul-de-sac. Ce qui permet au système de fonctionner avec sa propre remise en question purement intellectuelle. Tandis que là, j'ai eu l'occasion de rencontrer diverses personnes qui agissaient, non seulement dans des actions ponctuelles mais aussi dans la continuité avec des objectifs à long terme. Et ce n'était pas non plus de l'action directe, un peu adolescente, purement réactive. Ce qui m'intéressait était de découvrir que ce mode de vie était sous-tendu par une philosophie, pas seulement par du politique.
Il est important de montrer qu'il y a des alternatives à la crise, des opportunités, même si elles sont fragiles ou maladroites. J'avais envie de montrer qu'il y avait des gens qui essayaient de faire autre chose, qu'il y avait une nouvelle génération qui ne se situait plus seulement dans le système de rapport de classes mais dans l'écologie philosophique, intellectuelle, et dans l'écologie concrète. Des gens qui ont un regard plus large que celui qui consiste à ramener tout à soi, à la satisfaction du pur bonheur personnel : moi d'abord, les autres après. Ces gens essaient d'avoir un regard ouvert sur le monde et les autres parce que c'est un bonheur d'avoir ça, que c'est une qualité de vie supplémentaire.

 

Marie-Luce

Marie-Luce est la militante de tous les instants - encore qu'elle récuserait le terme " militant " - ce qu'elle recherche, c'est la cohérence du vécu. Quand on critique un système, il faut faire un certain nombre de choix. Soit on est contre et dans ce cas, il faut l'être dans tous les instants de la vie quotidienne pour être en accord avec ses choix. Quand on est contre les multinationales, la malbouffe ou des choses comme ça, on boycotte l'industrie alimentaire en essayant de soutenir d'autres formes de commerce équitable, l'agriculture paysanne qui est plus fragile. Ce qui est aussi intéressant chez elle est qu'elle lie l'angoisse existentielle dans laquelle vivent la plupart des gens, dont on ne parle pas et qui dépasse tous les problèmes de classe, riches/pauvres, ce mal-être général, avec le combat politique. Elle dit que c'est la même chose. Quand on retrouve la valeur des choses, le sens d'un geste comme celui d'acheter une tomate chez un paysan, qu'on sait d'où elle vient. Il y a une qualité de vie supplémentaire. On sait qu'on participe à un processus qui respecte la vie, la nature qui respecte les autres et ne se fait pas au détriment des pays du sud. Il y a un prix, une valeur supplémentaire à chaque chose de la vie.

 

En vie! de Manuel Poutte

 

Lacan

S'il y a un gros problème, ici, en Occident c'est qu'il n'y a pas de sens à ce que l'on fait. On a beau nous dire qu'il faut être les meilleurs en tout, les meilleurs pourquoi ? Une fois qu'on est les meilleurs, quoi ? On n'a plus rien ? Cela ne sert à rien toute cette compétition dont on nous rebat les oreilles. C'est nier la part d'autrui que chacun a en soi. La psychanalyse nous enseigne qu'on est fait d'autrui : "Le désir est désir de l'autre", précise Jacques Lacan. Autrui fait partie de soi, il va de notre bonheur qu'autrui soit heureux et pas malheureux. Marie-Luce est très proche d'une spiritualité orientale, hindouiste. Et évidemment, il y a eu la rencontre avec les Hindous qui sont venus manifester en Europe pour la défense de la vie parce que le phénomène des organismes génétiquements modifiés qu'on essaie d'implanter chez eux - comme partout dans le monde - est philosophiquement inacceptable pour eux. C'est attenter à l'essence même de la vie. Sans compter le risque d'implantation d'une industrie alimentaire qui est en train d'enlever aux paysans la plupart de leurs moyens d'existence. Sans compter la mise en danger de la bio-diversité. Ce qui est mis en place, c'est un système où il n'y a plus que quelques variétés, les plus performantes. Le reste est abandonné, ce qui met en danger l'équilibre écologique de la nature.
La lutte contre les multinationales, contre la mondialisation n'a pas seulement une valeur politique mais aussi une valeur éthique. L'un des Hindous explique très bien qu'il s'agit de lutter aussi contre une monoculture qui réduirait toutes les disparités, les différences. Il faut que la bio-diversité subsiste, sinon on vivra dans un monde appauvri. Une indifférenciation du monde qui ramènera les êtres au rang de pions au service d'un système réduisant les potentialités d'existence.
J'ai découvert, et ça m'intéressait, que le religieux n'était pas nécessairement interdit parmi les formes de contestation politique. Tout comme chez les indiens zappatistes, il y a une tolérance religieuse. Il ne s'agit pas de ramener un discours religieux intolérant mais quelque chose qui a un rapport avec le sens de l'existence. Ce n'est pas non plus un nouveau spiritualisme, c'est quelque chose qui relie simplement le matériel au spirituel.

 

Salaire-Travail


Manuel Poutte © JMV

La difficulté de lutter contre le système, c'est que tu es vite récupéré par le politique. A quelle vitesse n'a-t-on pas réglé chez nous le sort des sans-papiers mais n'était-ce pas l'occasion d'en expulser une partie ? Il est difficile aujourd'hui d'avoir une parole forte de contestation parce qu'on a l'impression que tout roule. Sauf la détresse psychologique des gens, les chômeurs culpabilisés, et je le vis tout le temps moi-même, étant soumis au chômage, puisqu'on a essayé de m'exclure. Je suis tout à fait d'accord - et c'est une idée que Marie-Luce défend - de séparer le travail du salaire parce qu'on arrive dans un système de surproduction à tous les niveaux qui met les pays du sud dans la merde. Donc il faut arrêter de lier l'argent au travail. Cela ne sert plus à rien. On doit sortir de ce schèma du travail comme outil d'émancipation. C'était le XIXe siècle, cela. Il faut passer à autre chose. L'épanouissement personnel n'est pas seulement dans le travail salarié, il peut être dans le travail mais le travail épanouissant. Qu'on arrête de produire des voitures. Il y en a trop. Il y va d'ailleurs de la vie de la planète.
J'ai parfois l'impression qu'on entre dans un nouveau totalitarisme. C'est pourquoi j'ai appelé ce film En guerre. Il y a en même temps l'acceptation des malversations financières les plus criantes, des mafias qui participent à l'économie mondiale et de l'autre une tolérance zéro vis-à-vis de la petite délinquance. Il y a de plus en plus de surveillance, il y a des caméras partout, dans les entreprises, dans la rue, sur les terrains de foot, partout sauf dans les paradis fiscaux. Tout ça se fait dans une acceptation tacite au nom du progrès. Une notion qu'on devrait interroger. Est-ce qu'aller toujours plus loin dans la technique c'est toujours du progrès ? Est-ce que tout soumettre au progrès technologique notamment l'information, n'est pas saturer le sens ? On en arrive à ce que toutes les informations s'équivalent."

 

DV-Cam

"J'ai tourné avec une DV-Cam, un peu à l'arraché, comme mon sujet. Encore que j'ai utilisé la Béta-Cam. Cela dépendait des situations. Je ne suis pas sûr que la DV-Cam soit l'idéal : difficultés à faire le point, son exécrable. Le côté invisible que tu peux avoir avec une petite caméra est tout de suite rendu inefficace parce que tu as besoin d'un ingénieur du son. Et ce qu'il y a de plus visible, c'est la perche et le Nagra ! Dés qu'on a une cellule de trois personnes on est là, bien présents. Je n'ai filmé qu'une seule fois tout seul. En même temps, j'ai dû me faire accepter par un certain nombre de personnes pour être en situation d'égalité, discuter et donc lorsqu'on est accepté autant que le processus filmique soit fort. On est là, on le montre. Il n'y a pas d'hypocrisie. Ils acceptent le projet ou pas, d'être filmés ou pas. Il n'y a pas d'images volées dans le film. Les choses sont claires. Bien sûr, il y a une peur de la récupération. C'est impressionnant. Et c'est vrai que plus je regarde les journaux télévisés et plus j'ai l'impression qu'il y a une sorte de mensonge par omission. Les informations qui passent en premier sont toujours des faits divers. Les faits de société et les nouvelles internationales passent loin derrière. J'ai l'impression que tout est fait pour détourner le regard des choses essentielles de la vie. "

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