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En vie de Manuel Poutte

Publié le 01/01/2001 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Tout simplement vivants

"Production, consommation, récréation. Nous sommes menacés aujourd'hui par une nouvelle forme de totalitarisme. Il dégrade les hommes sans les tourmenter. Il ne brise pas les volontés mais les amollit. Il ne tyrannise pas mais il gêne, comprime, éteint." Quelques images, speed sur fond de musique techno, suffisent à Manuel Poutte, pour établir le constat d'une époque vide de sens. Pourtant, à l'heure où l'ordre des choses semble si bien installé, où toute opposition semble vaine et toute révolte éteinte, naissent de nouvelles formes de contestation, de nouveaux foyers de résistance. Dans le nord de la France, en Gaume, à Liège, à Bruxelles, le réalisateur nous emmène à la rencontre de quelques-unes de ces forces vives à travers trois expériences. Marie-Luce, le Collectif sans nom, la ferme du Hayon, tous ceux qu'on voit vivre ici et qui témoignent ont réfléchi sur les fondements de leur vie: leur rapport au monde, aux autres, aux valeurs. Tous expérimentent des formes d'engagement radicales.

En vie de Manuel Poutte

 

Donner du sens

Rassurez-vous, Manuel Poutte ne nous fait pas son "Strip-tease". Avec lui, l'anecdotique est relégué loin derrière la recherche du sens. Le cinéaste n'est ni au-dessus ni autour de l'action, il est dedans, imbriqué avec ses "personnages" jusqu'au cou. Il n'en perd cependant jamais la maîtrise de son sujet. Sans démonstration aucune, il suit un cheminement logique implacable qui, de la prise de conscience individuelle à l'action collective, le mène sur les chemins d'une alternative urgente et nécessaire à un système mortifère. "Utopique, absurde, impossible et ennuyeux" nous susurre-t-on à longueur de journée à propos d'un tel engagement. Dans le film de Manuel Poutte, nous partageons des moments de vie qui nous montrent à l'évidence que c'est le contraire qui se passe.

Longtemps, le film s'est appelé "En Guerre". Finalement, après discussion avec les hommes et les femmes avec qui il avait tourné, Manu a décidé de l'appeler En vie. Un titre mieux adapté à son sujet. Car avant d'être en guerre contre un système, ses héros sont d'abord vivants. Le film n'est pas un documentaire, ni un tract, ni un pamphlet, et cependant un peu tout cela. Plus quelque chose d'autre, d'indéfinissable. Une touffe d'herbe dans la fissure d'une chape de béton. Un espoir fou qu'un monde est encore possible où l'aventure humaine pourra recommencer.

 

Un appel au changement

En vie

 

Pour Manuel Poutte, En Vie "C'est un appel à faire changer les choses par rapport au monde dans lequel je vis, que je trouve insupportable . Soit, je choisis de faire avec, je deviens plus cynique et je tombe dans la tendance générale désabusée dans laquelle on baigne quotidiennement, soit j'espère qu'il y a moyen de transformer cette société."
"Adolescent, je participais à de nombreux mouvements rebelles. Ensuite, je me suis petit à petit désappointé et j'ai opéré une sorte de recul par rapport aux idéologies contestatrices. Ici, j'ai rencontré des gens qui m'ont redonné foi en une possibilité de transformer la société. Non seulement ils avaient de bonnes idées, mais ils prenaient le risque de les mettre en pratique. Leurs prises de position ne traduisaient pas seulement un point de vue, mais aussi une manière d'être, concernait leur vie quotidienne. En outre ce choix était radical. Ils faisaient le moins de compromis possible avec la société de consommation Et puis j'ai vu qu'il y avait une nouvelle génération, de nouvelles énergies qui étaient en train de naître."

 

Un cinéaste imbriqué

Le film est caractérisé par une réelle mise à niveau du cinéaste par rapport au monde qu'il filme. Manuel Poutte a choisi clairement de se situer à l'intérieur, de montrer ce qu'il voit sans recul, tout au moins par rapport à l'image. "C'est un film subjectif qui affirme sa subjectivité et où je ne prétend à aucune distance journalistique. Cette fameuse objectivité journalistique est d'ailleurs le plus souvent un leurre et sert surtout à neutraliser les sujets qu'on filme. Moi, je suis de leur côté. C'est un élément même de ma vie, un désir de participer à une action véritable sur la société". Une telle implication ne risque-t-elle pas d'entraîner chez le spectateur une confusion entre ce qu'il voit et le discours du cinéaste? "Le propos, je l'assume entièrement, mais si j'avais voulu le mettre en scène, organiser, un discours et le tirer vers moi-même, j'aurais mis une voix off. C'est simple, mais j'ai voulu éviter ce système. Ceux que je filmais parlaient mieux que moi parce que ce dont ils parlaient, ils le vivaient intrinsèquement. Je leur laisse la parole. En fait, tout ce qu'il y a de off, c'est le petit passage au début du film qui pose le problème dans sa globalité. Les choses sont là, et tout ce qu'il y a à faire, c'est d'être présent au bon moment pour les capter. Après on prend le temps de les monter, bien sûr, mais là non plus, je n'ai pas voulu faire œuvre, au sens artistique du terme, en maîtrisant tout les paramètres etc.. Au delà de l'aspect esthétique que j'ai aussi recherché, ce qui est important pour moi, c'est le sens politique, philosophique qui est véhiculé."


Un film de personnes

Politique: le mot est lâché. "Une leçon du film, c'est que le politique est partout: la consommation de masse, les modes, les loisirs, la manière d'infantiliser les gens, de tout rendre ludique,.... Et l'image participe on ne peut plus à cela. A 99%, elle sert à donner l'impression aux gens qu'il n'ont pas de responsabilités, que la vie est un jeu et que ce qui compte, c'est amasser un maximum de plaisir en un minimum de temps. Or, ce politique omniprésent, il s'agit de le réinvestir et de se le réapproprier. "C'est un peu le point commun de tous ceux que l'on croise dans le film. Ils sont parties du monde et entendent le revendiquer, y tenir leur place. "D'abord, ce sont des gens très différents: de cultures différentes, d'âges différents. Je voulais montrer qu'il n'y avait pas seulement des jeunes avec l'esprit de contestation, mais aussi des plus âgés, avec une certaine sagesse ou une expérience de la vie. Ensuite, ce ne sont pas des personnes qui assument un rôle, des figures emblématiques de la révolution, mais des gens ordinaires dont l'action est un prolongement naturel de leur vie, avec les choix qu'elle présuppose. Ces choix peuvent les emmener très loin, leur font prendre des risques au niveau pénal, de leur reconnaissance sociale, cependant, il n'y a pas de tendance sacrificielle, parce que, derrière, il n'y a pas d'idéologie dogmatique, totalisante. Autre élément intéressant: ces gens sont en recherche. Ils vont prendre ce qui leur semble bon dans les idéologies libératrices et créer quelque chose de neuf. Enfin, ce sont aussi des êtres humains, qui ne laissent pas le grand sérieux du discours politique corseter leur univers. Ils laissent des espaces à la joie, au jeu, à la vie même. Il y a donc aussi l'aspect festif et ludique."

 

Prendre le temps

Au tournage, l'équipe s'est faite aussi discrète que possible. Maximum trois, et du matériel léger. Et même ainsi, il n'est pas aisé de s'insérer parmi des gens qui sont là pour vivre un moment ou pour mener une action. "Dans ces conditions, pour avoir un minimum de respect par rapport aux personnes, il faut prendre beaucoup de temps avant de commencer à les filmer. D'autant que dans ces milieux engagés politiquement, il y a une grande défiance vis-à-vis des média. Ils sont conscients que la récupération est un danger qui menace leur forme d'action politique aujourd'hui. On peut très bien faire de la protestation une sorte de mode, d'alibi culturel ou politique. Ou encore fausser la perception de leurs actions en les diabolisant ou, au contraire, en les réduisant au rang d'anecdote. Donc, d'abord se faire accepter, montrer qu'on ne veut pas les manipuler (j'ai montré le film avant le montage final, il n'y a pas eu d'objections). Souvent, je suis parti filmer et revenu bredouille, parce qu'il fallait attendre. Il fallait que les gens soient prêts, qu'ils acceptent la caméra, l'équipe etc.. Bref, il faut du temps. C'est d'ailleurs dans la droite ligne d'une notion développée dans le film, par Marie-Luce et par Marc, du Hayon. Notre temps est aussi complètement bouffé par le système économique néo-libéral et on se trouve entraîné dans une espèce de course absurde. On ne sait pas pourquoi mais il faut aller vite et tout faire à la fois. Au prix de la dispersion des consciences qui empêche de pouvoir se concentrer sur des choses essentielles. "

 

Travailler la matière brute

Donc, Manu a pris le temps: un an et deux mois de tournage, plus quatre mois de montage. "Au départ, Je savais que je voulais faire un film sur l'engagement à partir d'un portrait personnel, Marie-Luce, pour aller vers une action collective, avec le Collectif sans nom. Pour montrer que le politique se joue aussi bien au niveau individuel que collectif." Mais le film s'est quand même construit au montage. "Du point de vue de l'écriture, seuls les chapitres essentiels étaient prévus. La grande difficulté était d'allier les aspect poétiques et de vie, avec le "narratif", qui sert à la fois de fil conducteur et qui dramatise un petit peu l'action, et avec la parole, le sens de ce qui est dit. Cela a été un grand plaisir pour moi, d'autant plus que c'est la première fois que je faisais un film avec de la matière brute, sans un gramme de mise en scène. Dans d'autres, j'avais utilisé des improvisations au service d'une fiction. Ici, je ne savais pas du tout ce qui allait se produire." Une façon de travailler différente de la manière habituelle du réalisateur. "Il faut attendre que les choses se donnent vraiment telles qu'elles sont, et c'est très rare. Même si on travaille sur le vif, les gens changent quand même un minimum parce que le caméra est là. Mais il y a dans le film quelques moments de grâce où les choses sont vraies. Ces moments, c'est tout ce qui m'intéresse au cinéma. S'il y a un gramme de vérité qui passe, c'est déjà bien. Que ces choses apparaissent à travers un dispositif dans lequel elles sont mises en place ou à travers une observation, cela importe peu pour moi."

Montage

Le film est assez brut. Il y a très peu d'intervention personnelle, quasi pas de commentaire, très peu de mise en situation. Les images ressortent quasi telles quelles, et en même temps, on sent un énorme travail pour arriver à les mettre ensemble et leur donner une cohérence, un sens. "Par rapport au montage, il fallait aller à l'essentiel absolu: être informatif, dramatique, poétique en très peu de temps et avec des images que l'on n'a pas prévues à l'avance. Tout le travail de syntaxe, donc la qualité artistique du travail, naît du montage, du collage d'un plan à côté d'un autre. La dynamique, le moment de pose, la force symbolique, la force expressive, tout vient de cela. Il fallait donner du rythme à l'ensemble tout en respectant la temporalité, à certains moments même la lenteur. J'ai appris à faire cela au départ de l'image brute. Et le monteur a une importance essentielle. Yves Dorme ne laisse rien passer. S'il y a quelque chose qui ne lui semble pas aller, il le dit tout de suite, mais c'est ensuite au réalisateur de trouver le moyen de passer la difficulté. C'était une collaboration monteur-réalisateur comme je l'entend,. Et il avait le regard neutre du spectateur qui m'était nécessaire."

En vie doit normalement faire l'objet d'une diffusion sur la 2 (RTBF) dans une version raccourcie à 54' pour des raisons de formatage TV. On espère que la chaîne aura la possibilité de difuser également la version "longue" dans une autre "case".Le film fait également l'objet d'une diffusion en cassettes VHS dans les Magasins du monde (Oxfam) ainsi que dans les magasins vidéo bien achalandés. La fondation pour les générations futures aide à le proposer dans les réseaux associatifs et aux professeurs de morale. Et LFF pense créer un site Web et diffuser "En vie"à travers l'Indimedia (un réseau d'informations alternatif via Internet).

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