Cinergie.be

Entretien avec Koen Mortier à propos de Un Ange 

Publié le 24/08/2018 par Grégory Cavinato et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Le roman de Dimitri Verhulst, « Monologue d’une personne habituée à se parler à elle-même », s’inspire, sans le citer, de la vie et de la mort du cycliste Frank Vandenbroucke, qui a connu la gloire avant de mourir d’une overdose dans la chambre d’une prostituée au Sénégal. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire ?

Koen Mortier : Différentes choses. J’ai lu le roman de Dimitri il y a cinq ou six ans. Ce qui m’avait frappé c’est le fait que cette histoire, que tout le monde connaît, est racontée par la « Gazelle » (surnom des prostituées sénégalaises, ndlr), qui donne son point de vue sur une situation qu’en fait, elle ne connaît pas tout à fait non plus. Elle ne connaît rien au cyclisme, ni à l’Europe ni à la vie chez nous. Je trouvais donc intéressant de raconter le film de son point de vue. J’aimais le fait qu’il s’agit d’une jeune femme pleine d’espoir, qui est réellement tombée amoureuse en moins de 24 heures. En tant que grand fan de cyclisme, je savais évidemment que le livre était inspiré de la mort de Frank Vandenbroucke, dont j’admirais le talent. Mais je ne voulais pas faire un film sur lui, je voulais plutôt raconter l’histoire de deux jeunes gens qui tombent amoureux, rebaptisés Thierry et Fae. La vie de Vandenbroucke est une vraie tragédie shakespearienne, c’est un tout autre film ! J’ai donc plutôt choisi de prendre une certaine distance vis-à-vis de lui, notamment en choisissant un acteur, Vincent Rottiers, qui ne lui ressemble pas. Pendant tout un temps, j’avais songé à faire du personnage un footballeur. Mais au Sénégal, ils connaissent tous les footballeurs européens par cœur ! Le cyclisme étant un sport qui leur est totalement inconnu, l’histoire s’avérait beaucoup plus plausible et intéressante avec un cycliste.

Cinergie : Vous ne caractérisez jamais la prostituée par sa seule « profession ». Malgré sa vie difficile, vous nous la présentez sans misérabilisme, comme une jeune femme « normale », pleine de vie, d’espoir, qui a des amies, qui sort, qui s’amuse, etc.
K. M. : C’était déjà le cas dans le bouquin : Fae avait une vraie voix, c’était déjà une femme très forte, qui s’éloignait des clichés. Je suis allé au Sénégal pour la première fois il y a quatre ans. Via un ami, j’y ai rencontré des prostituées, des « Gazelles » comme on les appelle là-bas. Il faut savoir que c’est une activité beaucoup moins professionnelle que chez nous. J’ai rencontré une jeune femme de 24 ans qui était « Gazelle » depuis déjà quatre ans, très belle, très gentille, très intelligente, qui ne répondait pas du tout aux clichés habituels de la prostituée. Je me suis longtemps entretenu avec elle pour comprendre qui elle était, comment elle pensait, afin de transposer tout ça dans le personnage de Fae. J’en avais besoin pour raconter cette histoire qui oscille sans cesse entre espoir et désespoir. Fae, qui n’a pas beaucoup d’avenir, a beaucoup d’espoir. Et Thierry, qui semble avoir tout l’avenir devant lui, n’en a plus aucun. Je trouvais cette dichotomie très importante pour le film. Je voulais également faire un film sur un amour fou : ils ne passent que quelques heures ensemble mais Thierry veut l’épouser tout de suite. Il est complètement dingue d’elle. De son côté, Fae se méfie et prend un peu de distance mais elle ne peut pas s’empêcher de tomber amoureuse.

Cinergie : Malgré l’aspect tragique inéluctable, vous montrez qu’il est possible de vivre une vraie histoire d’amour en seulement quelques heures. En ce sens, Un Ange est un film plutôt positif, qui contient beaucoup d’espoir…
K. M. : Je pense effectivement que c’est un film positif. Même si l’histoire se termine mal, elle ne se termine mal que pour celui pour qui ça DOIT mal se terminer. Thierry est dans une impasse, sa mort est inéluctable. Mais pour Fae, il y a une catharsis à la fin : elle changera complètement de vie après le drame, elle connaîtra enfin la paix. Quand nous avons filmé là-bas, je voulais de vrais figurants. J’ai demandé à avoir de vrais couples qui ont commencé comme clients et gazelles. Dans la scène de la boîte de nuit, on ne voit que de vrais couples, qui sont tombés amoureux dans ce système, comme Thierry et Fae.

Cinergie : Thierry est, à l’instar du personnage principal de votre premier film Ex-Drummer, un homme qui fuit sa vie. Est-ce que ce thème de la fuite en avant est un thème qui vous fascine particulièrement ?
K. M. : Peut-être, oui. C’est marrant mais je n’avais jamais pensé à ça, je n’avais pas fait le parallèle. Merci de me le faire remarquer !... Je tenais à ce que ce ne soit pas uniquement un film d’amour, mais un film qui explore divers thèmes, notamment celui de la mort. Je me suis inspiré de la littérature romantique où l’amour et la mort sont toujours intimement liés, ça se termine toujours en tragédie. C’est pour cette raison que j’ai ajouté un certain nombre de scènes délibérément ambiguës, qui ne figuraient pas dans le livre. Des scènes liées au monde du cyclisme et à ses nombreux drames : Luis Ocaña s’est suicidé avec un fusil, Dimitri De Fauw et Igor Decraene se sont suicidés également, Wouter Weylandt est mort dans un accident… il y a un nombre incroyable de grands cyclistes qui sont morts tragiquement ! Il y avait donc un certain nombre d’éléments issus du monde du cyclisme que je voulais utiliser. Par exemple, il y a cette scène avec un petit garçon à vélo qui roule autour de Fae et qu’on ne distingue pas très bien. Pour moi, c’est une sorte d’hommage à Jean-Pierre Montseré, champion du monde, qui est mort dans un accident lors d’une course… et à Jacques Montseré, son filleul, qui a eu le même accident des années plus tard, lors d’une course, alors qu’il portait le maillot de son parrain Freddy Maertens. Je tenais à utiliser tous ces éléments du romantisme dans le cyclisme, liés à la mort comme dans la littérature romantique allemande.

Cinergie : Thierry (tout comme Frank Vandenbroucke), avait tout pour être heureux : une famille, des amis, de l’argent... Malgré son terrible accident lors d’une course, sa carrière aurait pu redémarrer. Quelle est selon vous l’origine de ce profond désespoir dont il n’arrive pas à se défaire ?
K. M. : Je crois qu’il n’en avait jamais assez. C’est pour ça que j’aime beaucoup cette rencontre amoureuse entre cet homme qui a tout et cette femme qui n’a rien ! Fae est beaucoup plus heureuse que Thierry. Leur rencontre reflète assez bien la relation Afrique / Europe. Ici, nous avons tout ! Mais nous refusons d’accueillir un bateau rempli de gens qui n’ont rien. C’est quand même incroyable ! Le comble, c’est que politiquement et socialement, on invente des justifications au fait de ne pas aider ces gens et on se persuade qu’on a raison. Ce n’est évidemment pas juste du tout ! Nous avons tourné pendant un mois et demi au Sénégal. Après deux ou trois semaines, je me suis demandé « Mais pourquoi ces gens risquent-ils leurs vies pour venir vivre chez nous ? » Honnêtement, ils sont beaucoup plus heureux que nous. La société africaine, même lorsque leurs vies sont très difficiles, est une société où l’on ressent la joie. L’amitié est très importante au Sénégal. Tout le monde est chaleureux, sympathique, ça vit énormément… Auparavant, je n’avais visité que l’Afrique du Sud et le Maroc, mais cette fois, je suis vraiment tombé amoureux de l’Afrique et de ses habitants. J’espère vraiment pouvoir y retourner.

Cinergie : Racontez-nous comment une production belge se tourne presque à 100% en Afrique. J’imagine que ça a dû être une aventure, un vrai challenge…
K. M. : D’ici on se dit qu’un tel tournage va être le chaos complet. Mais en fait, grâce à notre producteur Oumar Sall (qui a également produit Félicité), tout s’est très bien déroulé. Bien sûr, il y a eu des problèmes comme sur chaque tournage. Mais en fin de compte, les scènes les plus difficiles à tourner furent celles qui se déroulaient dans l’hôtel où descend Thierry. Parce que le propriétaire était un espagnol qui avait « trouvé le Messie » comme on dit, pas un sénégalais. Il était le seul européen que nous avons rencontré durant tout le tournage et nous n’avons eu que des problèmes avec lui ! Ce que nous avons vécu, c’est tout le contraire de ce qu’on aurait pu penser ! Nous avions une équipe formidable, des gens très chaleureux. Une véritable amitié s’est vite installée entre nous.

Cinergie : Le décor de la chambre de Fae est terriblement angoissant. Une minuscule chambre de passe aux couleurs rouge-néon, sans fenêtres, étouffante, sordide… C’est un endroit de cauchemar, une minuscule prison. A l’écran, c’est très efficace parce qu’on a juste envie qu’elle sorte de là. Pouvez-vous nous parler de votre travail avec le chef- décorateur Geert Paredis et votre directeur de la photographie, Nicolas Karakatsanis…
K. M. : Au début, la couleur de la chambre est rouge vif et vers la fin du film, ça vire au gris-clair / gris-foncé. Le travail sur les décors et les couleurs, c’est un peu un triangle : Nicolas Karakatsanis, Geert Paredis et moi-même. A Dakar, nous avons trouvé une chambre que nous n’aimions pas trop mais dont nous aimions l’atmosphère. C’est là que Nicolas a pensé qu’il serait efficace d’ajouter du rouge partout, de peindre le plafond en rouge, d’ajouter des petits rideaux rouges… C’est comme ça que nous avons commencé à créer ce lieu. En fin de compte, nous avons entièrement recréé la chambre dans un autre bâtiment. Tous les murs sont faux. L’angoisse est un élément très important dans le film. Je voulais vraiment mettre l’amour et l’angoisse au même niveau. J’ai essayé de créer une certaine angoisse avec les lumières, les décors, la musique, même si on ne comprend pas toujours forcément ce que cela signifie. Je ne voulais pas tout expliquer. Thierry et Fae tombent amoureux, mais tout à coup, la musique et le sound design introduisent une atmosphère bizarre, qui signifie que quelque chose ne tourne pas rond. Je voulais donner une impression de mort imminente, qui plane au-dessus de leurs têtes. J’ai demandé aux musiciens d’ajouter des basses assourdissantes, que les sons explosent de tous les côtés et vous prennent au corps. Je pense notamment à la scène dans la voiture : à l’écran, ça devient presque une scène d’horreur, alors que c’est juste un plan de deux personnes dans une voiture en train de rentrer à l’hôtel !

Cinergie : La scène de l’accident de vélo en début de film, vue du ciel, est très réaliste et impressionnante. Comment l’avez-vous filmée ?
K. M. : Nous l’avons tout simplement filmée avec l’équipe caméra de la BRT, qui filme les courses cyclistes pour la télévision. Et c’est Rodrigo Beenkens, qui commente le cyclisme à la RTBF depuis 20 ans, qui a enregistré le commentaire pour nous. Nous avons filmé et monté la scène, nous la lui avons envoyée et lui avons demandé de la commenter. Je n’ai pratiquement rien du lui dire, il a commenté la scène comme si il s’agissait d’une vraie course et d’un vrai accident !

Cinergie : Fatou N’Diaye et Vincent Rottiers sont formidables. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi il tombe immédiatement amoureux d’elle. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous les avez choisis et nous raconter votre collaboration ?
K. M. : J’avais découvert Vincent dans Dheepan puis dans Le Monde nous appartient. Il avait tout de suite attiré mon attention. Vincent a l’air très timide, très vulnérable, très émotif. Il peut donner l’impression de quelqu’un qui a souffert dans la vie, il y a quelque chose de triste en lui, qui ferait presque pleurer. Donc l’idée de l’engager me plaisait. Ensuite, je l’ai vu dans Bodybuilder et j’ai cherché à le rencontrer. Il est effectivement très timide mais il convenait parfaitement à ma vision du personnage. Il n’a rien à voir avec Frank Vandenbroucke. Je cherchais quelqu’un de timide, pas excessif. Dans la scène où Thierry gueule comme un fou devant tous les supporters, je voulais qu’on comprenne qu’il a terriblement honte de son attitude, que ça l’angoisse complètement. Il est doux mais en même temps, toujours susceptible d’exploser. Il était donc important de trouver un acteur qui pouvait incarner ces deux facettes.

Cinergie : Les deux personnages ont en commun une grande bienveillance. C’est pour ça qu’on comprend leur attirance, malgré des circonstances qui pourraient sembler sordides et peu plausibles. Ça fonctionne parce que le casting est réussi.
K. M. : Oui mais en fait il n’y a pas eu de casting. Pour Thierry, j’ai simplement choisi Vincent et voilà… Pour Fae, je ne trouvais pas. J’avais pensé à Aissa Maïga mais elle était déjà trop âgée pour le rôle. J’ai rencontré Fatou ici à Bruxelles et je n’étais pas sûr. Fatou est une femme très intelligente, très sympathique… mais j’hésitais parce que lors de cette première rencontre, je l’avais trouvée un peu trop réservée. Ensuite, j’ai demandé à la revoir à Paris et Vincent m’a accompagné. Cette fois, elle est arrivée, ravissante, sûre d’elle, déterminée à avoir le rôle et à faire le film. Et Vincent était bouche-bée. « Wow ! » Il est presque tombé à la renverse ! Exactement comme Thierry face à Fae ! Donc à partir de là, c’était une évidence. Ce que j’aime chez Fatou c’est qu’elle est très exubérante dans la vie. Mais à l’écran, elle n’a pas besoin de faire beaucoup de choses pour s’exprimer. On la voit et on la comprend directement. Quand il la demande en mariage, elle est perplexe, elle pense peut-être qu’il est fou… et elle fait passer toutes ces émotions avec un seul petit mot. Et on la comprend immédiatement. C’est une immense qualité chez une actrice ! On croit à leur amour, on se dit que « ça pourrait ». C’est primordial quand on fait un film de regarder les acteurs et de se dire : « J’y crois ! C’est plausible… »

Cinergie : Quels sont vos projets ?
K. M. : Je viens de terminer le scénario de « Haunted », une adaptation du roman de Chuck Palahniuk, l’auteur de « Fight Club ». Je l’ai co-écrit avec Brock Norman Brock, qui avait écrit Bronson pour Nicholas Winding Refn. C’est un vieux projet, sur lequel je travaille maintenant depuis dix ans. J’en avais acquis les droits à l’époque de la sortie d’Ex-Drummer aux Etats-Unis. Malheureusement j’avais un producteur que je trouvais un peu trop… américain. Ça n’a pas fonctionné entre nous, nous ne nous entendions pas. J’ai fini par lui dire que je ne voulais pas faire le film avec lui. C’est lui qui détenait les droits mais son contrat stipulait qu’il ne pouvait rien faire sans moi. Après sept ans d’attente, j’ai enfin récupéré les droits. L’idée maintenant, c’est de produire le film moi-même, en Europe, avec mon épouse. Les américains me proposaient des comédies « high school » ou des films d’horreur mais ça ne me disait rien, je préfère faire MES films ! Le roman de Pahlaniuk, un philosophe, ça ne les intéresse pas. Nous allons présenter le scénario à la Commission flamande à la rentrée. C’est un projet très hardcore mais c’est un bon script, beaucoup plus proche de Ex-Drummer que d’Un Ange

Tout à propos de: