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Entrevue avec Anne Deligne et Daniel De Valck

Publié le 01/11/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Qu'est-ce que le temps ? Cyclique, périodique, évolutif, linéaire ? Le temps du rêve qui condense la durée ? Bonne question. À la formule, chère aux traders (biens pâlichons en ce moment) : Time is money, un psychanalyste a répond : le temps, c'est bien plus que de l'argent, le temps c'est de la mort (Melman). Eux répondent tranquillement : le temps c'est un art de vivre. Qui ça, eux ? Anne Deligne et Daniel De Valck, deux cinéastes singuliers, comme seule la Belgique en produit, hors-industrie, dans la création de l'image. Ne fût-ce que parce que chacun de leurs films conjugue une expérience de vie, de rencontres, de découvertes, de curiosités, d'acuité, en un mot du désir de rencontrer l'autre dans son emploi du temps et non dans celui d'un temps formaté par la compétition économique, qui nous livre une image saturée du monde (le chromo plutôt que l'image).

Anne Deligne et Daniel De Valck

 

Dès lors, parler cinéma avec Anne Deligne et Daniel De Valck tient tout à la fois de la rencontre de bistrot, de la marche à pied et du repérage de film plutôt que de l'entretien question/réponse. En les écoutant, on pense à cette phrase de Jean Renoir : "La vie est un état, non une entreprise".

Enfants, ils ont bénéficié des salles obscures des cinémas de quartier. Le premier film que Daniel a vu était la Tunique, premier film tourné en Cinémascope, suivi d'un cinéma plus burlesque, celui de Chaplin, Laurel et Hardy. Chez Anne, le cinéma ne faisait pas partie des distractions de la famille, aussi le premier film qu'elle ait vu adolescente l'a marquée par son sujet : Nuit et Brouillard d'Alain Resnais. Lui a connu très tôt la fabrication des films " J'étais dans la même classe que Patrick Van Antwerpen, à l'Athénée Léon Lepage. Il est entré à l'INSAS dès la fin des humanités tandis que j'ai fait des études de sciences économiques parce que à l'époque le cinéma était très mal vu. La première phrase de Delvaux en entrant à l'INSAS était celle-ci : vous ne gagnerez pas votre vie en faisant du cinéma ! Mais je m'étais aperçu que le cinéma était vital pour moi et j'ai suivi les cours de la section montage à l'INSAS. Mais pour moi, c'était davantage une façon de vivre qu'un métier. Dans les années septante j'ai travaillé au montage de les Lèvres rouges (Harry Kümel), Louisa, een woord van liefde (Collet et Drouot), ou La Pente douce(Claude D'Anna)."

Au lycée, Anne fait ses élocutions avec des images (Super 8) plutôt qu'avec des textes. "Je voulais davantage m'exprimer par l'image que par les mots. Mais je ne pensais pas pouvoir en faire un métier. J'avais trente ans quand j'ai entrepris des études de monteuse à l'IAD avec l'idée d'aborder la réalisation par le biais de la techniques de construction d'un film. "C'est dans cette école de cinéma qu'Anne et Daniel se rencontrent et sympathisent. Ils ont le même âge mais l'un est professeur et l'autre étudiante. Ils travaillent de concert sur Une femme en fuite (Maurice Rabinovicz) puis enchaînent avec Vivement dimanche, le long métrage de Patrick Van Antwerpen où ils s'occupent de la production, du montage, de la naissance du film jusqu'à la copie zéro. "On formait une équipe sur le film de Patrick, poursuit Daniel, à l'époque, les gens travaillaient davantage par clans. Tous ceux qui participaient au film se connaissaient et s'investissaient à cent pour cent. On travaillait sept jours sur sept et douze heures par jour ! Le film n'a malheureusement pas eu de sortie en salles. Il a un peu sombré avec les projets de Claude Diouri qui voulait ouvrir une salle à l'endroit de l'ex-Monty, Place Fernand Cocq."

Ensuite, ils décident de réaliser un film sans imaginer la création d'une maison de production. Mais celle-ci s'avérant nécessaire au montage financier de Sango Nini, ils créent Cobra Films, une société coopérative, pour répondre au besoin du film sans avoir l'idée d'en faire d'autres que les leurs. Coïncidence, heureux hasard ? "Dirk Dumon est venu nous trouver avec Maître des rues, sur la peinture naïve zaïroise, un projet proche du nôtre qui parlait des Zaïrois à Buxelles et nous intéressait parce que ça recoupait notre sujet. Nous avons tourné le film en cinq semaines. À l'époque, on avait pas envie de produire. Notre idée, et je permets d'insister peut-être lourdement (rires) n'était pas de faire une maison de production mais des films. Le projet de Dirk Dumon nous intéressait. On a investi financièrement dans le film. Malheureusement ou heureusement pour nous, je ne sais pas, c'est un de nos rares films qui a très très bien marché ! Il a été vendu à énormément de télévisions. Il faut ajouter qu'à l'époque la production était une chose légère. On s'est vu dans un bureau de la BRT et on a dit : on va faire un film ensemble, et lorsqu'il a été terminé on s'est revu avec l'ensemble des factures. Il avait coûté 400.000 francs de plus et on partagé le supplément cinquante-cinquante et voila..." Et paf ! Nous en sommes comme deux ronds de flanc. Et votre serviteur d'en triturer les poils de sa barbe poivre et sel !

"Ce film nous a entraîné dans l'aventure de la coproduction, dans le circuit des festivals (celui de Cannes et bien d'autres) qu'on a découvert et qui - last but not least - nous a beaucoup plu. "Nous leur demandons si cela a changé leur façon d'aborder les sujets et découvrons sans surprise que ,non décidément, l'événementiel ne les intéresse pas. " Notre production est artisanale. On prend le temps pour faire un film, on ne court pas derrière le sujet qui fait événement. C'est lié à notre façon de fonctionner, de faire des films. Notre plaisir à nous est de faire des films. Pour les faire on est bien obligé de les produire. La plupart des producteurs contrebalancent la situation fragile du documentaire par des films industriels. On l'a fait un moment et on a vite arrêté. Ce n'est pas dans notre mentalité. C'est un état d'esprit, nous précise Anne qui rive son regard sur le nôtre, on découvre des situations de travail intéressantes mais le film ne l'est jamais parce que c'est une commande."

En 1998, il y aura Mésanges et boucles grises, un film qui se déroule comme une conversation, bifurquant d'un sujet à l'autre comme dans la vie, où le scénario n'est pas "pitché" en fonction d'une dramaturgie précise mais a la saveur de l'inattendu. Un film sur le temps comme l'est l'Homme à moitié dégelé, leur dernier opus, dont nous avons rendu compte dans le webzine n°53. "On aime avoir la liberté de prendre le temps. Pouvoir produire avec peu de moyens c'est avoir beaucoup de temps. Si l'on est pas content de ses images on peut recommencer. Ce que je regrette dans la production actuelle, c'est qu'il y a de moins en moins de place pour la rêverie et la création. Ce qui est paradoxal, c'est que le montage financier d'un projet prend plus de temps que sa réalisation, du temps nécessaire à la création du film."

Et les nouvelles technologies ? Sur ce point, ils sont d'accord avec la plupart de nos producteurs, ça ne change pas fondamentalement la manière de faire du cinéma. "Faire un film demande énormément d'énergie, de temps. C'est la décision d'entreprendre un film qui est importante, qu'il y ait peu de moyens ou non ne change pas grand chose. Les DV-Cam, c'est bien, mais pour certains projets. On essaie d'ailleurs de toujours faire nos films en pellicule. - D'autant, renchérit Anne, que la pellicule n'est pas seulement une technique, qu'elle engendre une mentalité, une réflexion sur le cadre : large ou serré, etc. On constate au montage que certains réalisateurs ne réfléchissent plus, puisqu'ils ont l'opportunité de multiplier les prises, ce qui se traduit par une absence de regard. - On n'est pas contre, enchaîne Daniel, mais ça reste un moyen au service d'un sujet et non l'inverse."

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