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Extrait 1: Le réalisateur et l'écriture cinématographique

Publié le 12/07/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier
Extrait 1: Le réalisateur et l'écriture cinématographique

Extrait 1. Le réalisateur et l’écriture cinématographique


Une partie du film se découvre en cours de route, une autre est établie avant le tournage. L’équilibre entre ces deux pôles varie d’un cinéaste, d’un film à l’autre. Peut-on prendre au sérieux Alfred Hitchcock quand il proclamait ne voir dans le tournage qu’une formalité ? Pour lui, le film existait déjà sur papier : « Je l’ai entièrement vu dans ma tête : sujet, tempo, cadrages, dialogues, tout »[1]. Pour Hitchcock, le tournage ne pouvait que soustraire une part du film tel qu’il se l’était projeté… qu’enlever à l’idéal une portion de substance.
 Il y a deux types de cinéastes : ceux qui essayent de maîtriser le film de bout en bout, et ceux qui voient le film comme un espace ouvert, qui espèrent trouver dans la fabrication même, l’identité de l’œuvre. Certains peintres ont une idée extrêmement précise de la toile qu’ils vont créer avant de s’y atteler, d’autres, discernent les détails, les motifs, le rapport entre couleurs et formes, pinceau à la main. Il ne s’agit pas d’établir une hiérarchie entre ces deux approches, qui toutes deux ont leur logique.
« Il n’y a pas d’autre métier au monde où un type peut faire carrière pendant trente ans sans que personne (ne) s’aperçoive qu’il est complètement incompétent. » Orson Welles parle là d’un cinéaste-technicien, d’un cinéaste sans vision. « Donne-lui un bon scénario, une bonne distribution et un bon monteur (…) et tout ce qu’il a à dire c’est ‘Action’ et ‘Coupez’, le film se fait tout seul. »
Aux côtés du cinéaste poète et du cinéaste conteur, il y a aussi le réalisateur au garde-à-vous (aux ordres d’Hollywood, de la télévision, des stars, des producteurs qui lui passent commande). Il ne veut, ni peut-être ne souhaite, transcender, détourner les règles au profit d’un regard sur le monde ou d’une forme qui lui soient propres. Il s’est assimilé à un système de production et trouve de nombreux avantages à ne pas en troubler l’ordre. Ce n’est pas un créateur, mais un faiseur. Pas un artiste, au mieux un artisan.
« La réalisation, poursuit Welles, est le refuge parfait des médiocres. Mais quand un bon réalisateur fait un mauvais film, l’univers entier sait qui en est responsable (…) Le véritable auteur-réalisateur doit être bien plus fort que les pros ordinaires. Et si ce n’est pas le cas, je te jure que cela se voit. Les tâcherons, eux, peuvent dormir en paix. L’original est toujours sur une branche fragile. »[2]
Je lis dans le dictionnaire, au mot tâcheron, la définition suivante : « petit entrepreneur à qui un entrepreneur principal confie sa tâche. Personne qui travaille beaucoup, mais sans faire montre d’initiative ».
Ces propos de Welles amènent à plusieurs réflexions. La première renvoie à la place du cinéaste sur un plateau. Si le réalisateur est entouré de techniciens efficaces, s’il a à mettre en scène un scénario à la trame solide qu’il n’a pas écrit, si les comédiens assurent et prennent possession de leurs rôles… « le film se fait tout seul »… Le réalisateur se résume alors à un chef de chantier qui doit respecter un canevas préétabli et veiller à ce que, techniquement, la mécanique fonctionne. C’est le tout-venant de la production hollywoodienne. La majorité des productions commerciales, de par le monde.
Deuxième réflexion : comment distinguer la production tout-venant de l’œuvre ? Welles donne sa réponse quand il parle du « bon » cinéaste qui fait un « mauvais » film. Le cinéaste étant à la fois un illusionniste et un funambule qui marche sur un fil, c’est quand il se casse la figure que l’on se rend vraiment compte des risques qu’il a pris, du pari raté du film. C’est en creux que le « vrai cinéaste » se discerne. Sa vision ne sera pas forcément ostentatoire. Elle sera parfois composée par toute une série de petits détails, par toute une série de décisions à contre-courant de ce qui se fait habituellement… mais dont la composition nouvelle n’est pas toujours décelable comme telle à l’écran. Certains parmi les plus grands cinéastes privilégient une « mise en scène transparente », et c’est cette transparence qui donne à leurs films toute leur force. Le cinéma peut être un art de l’épure.
La troisième réflexion porte sur l’indigence, puisque Welles parle de la réalisation comme pouvant devenir « le refuge parfait des médiocres ». Médiocres, ces réalisateurs qui ont la prétention de leurs charges sans en assumer la part de risque, de recherche, d’introspection. Médiocres, ces réalisateurs qui profitent de leur statut pour jouer aux petits chefs, contremaîtres acariâtres qui prennent goût à leurs petits pouvoirs. Médiocres, ces réalisateurs qui confondent compétence technique et poésie.
La technique ne peut être qu’au service du film, jamais une fin en soi. Certains « grands » cinéastes la maîtrisent : Hitchcock, Stanley Kubrick. D’autres ont un lien plus ambigu avec la gamme des outils d’expression que leur offre le cinéma. C’est parce qu’ils ne jugulent pas la langue, qu’ils la réinventent.
À plusieurs reprises, Chabrol a indiqué que l’on pouvait apprendre le langage du cinéma en quelques heures ou en quelques jours (le laps de temps varie selon ses déclarations). Chabrol parle de l’utilisation des focales, de l’échelle des cadrages, des mouvements de caméra, des raccords de plans entre eux. Cette petite grammaire cinématographique est effectivement facilement assimilable, mais ce qui ne s’apprend pas, c’est le regard du cinéaste. On devient cinéaste à partir du moment où l’on donne un point de vue sur l’histoire que l’on raconte. Selon le choix des plans et de leurs enchaînements, la perception peut varier du tout au tout.
Certains cancres n’arrivent pas ou refusent d’assimiler la technique. Ce sont parfois les cinéastes les plus inventifs. Le cinéma naît de leur radicalité. Leur maladresse se conjugue à une nouvelle forme à laquelle la narration adhère. « Sois le premier à voir ce que tu vois comme tu le vois »,  écrit Robert Bresson[3].

 Frédéric Sojcher, Le Manifeste du Cinéaste, Paris, 2006, éditions du Rocher

 


[1] « Entretien avec Alfred Hitchcock », par François Truffaut et Claude Chabrol, paru dans le numéro 44 des Cahiers du cinéma, février 1955. Entretien repris dans le recueil La Politique des auteurs, Editions Champ libre, 1972, puis en poche sous le même titre aux Editions Ramsay.  

[2] Orson Welles, Moi, Orson Welles, Entretiens avec Peter Bogdanovich, traduit de l’américain par Evelyne Châtelain, Editions Belfond, Paris, 1993, p.172 et 173. Edition originale américaine : 1992.

[3] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, Paris, 1975. Edition poche : Folio 2705, Paris 1995, p.57.

 

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