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Extrait 2 : Diversité et exception culturelle

Publié le 10/07/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier
Extrait 2 : Diversité et exception culturelle

Extrait 2. Diversité et exception culturelle

Jean-Marie Messier, encore à la tête du groupe Vivendi-Universal, déclara en 2001 : « l’exception culturelle française est morte. »[1] Messier dénonçait « l’exception » tout en vantant la diversité culturelle. La sémantique permet de distinguer les deux notions. L’exception, c’est la possibilité de mettre sur pied une série de réglementations, d’aides nationales et régionales qui ont, par exemple, permis au cinéma français de continuer à subsister. La diversité, c’était pour Messier l’idée que le marché s’autorégule… que chaque pays trouve naturellement sa voie d’expression, sans « contrainte », sans réglementation, par la seule vertu du commerce. Il s’agit là d’un leurre. La comparaison entre l’évolution des cinématographies françaises et italiennes est éclairante. Au début des années 1970, en Italie, se développent les chaînes de télévision privées (sous la houlette notamment de Silvio Berlusconi). Elles n’ont aucun obligation d’achat ou de coproductions de films nationaux. Elles se fournissent naturellement en films, séries et téléfilms américains. Le cinéma italien ne tarde pas à s’effondrer. En France, au contraire, les chaînes de télévision, y compris privées, sont obligées de participer à la production nationale. Le cinéma hexagonal a préservé une part de vitalité, que l’on peut objectiver économiquement.
Les débats du GATT, en 1993, portaient sur la question de l’« exception culturelle » : fallait-il aller vers une déréglementation de l’audiovisuel ou laisser les Etats de l’Union et l’Europe décider de leurs politiques cinématographiques et audiovisuelles ? Par un retournement dialectique singulier, les représentants de l’administration américaine considéraient les mesures que prennent l’Union européenne, les gouvernements ou les régions pour promouvoir leurs cinématographies comme protectionnistes et leur portant une concurrence déloyale. Ou alors, il fallait que les productions hollywoodiennes puissent bénéficier des même aides !
Curieusement, ce sont des chercheurs, des économistes, des universitaires anglais, mais aussi français, qui, les premiers, avant Messier, déclarèrent l’exception culturelle obsolète. Je pense à Joëlle Farchy : l’exception culturelle n’est pour elle qu’un « combat d’arrière-garde dans lequel la France est condamnée à rester isolée. »[2] Les arguments avancés sont ceux de la mondialisation économique (qui empêche un repli sur soi réglementaire), mais aussi des nouvelles technologies (type Internet), rendant caduques l’organisation nationale d’un secteur… les sources d’émission et de réception pouvant indifféremment transgresser les notions de « frontière ». Cette thèse est également avancée pour la question du copyright et du droit d’auteur.
Si la « bataille du GATT » a été « gagnée », s’agit-il d’une victoire à la Pyrrhus ? Il ne suffit pas d’avoir la possibilité de soutenir le cinéma, à coups de subventions ou de réglementations, encore faut-il déployer de nouveaux dispositifs. « Le péril ne vient pas du prédateur, mais de la proie qui s’offre », écrit Edgar Morin, à propos de l’aspect timoré de la construction européenne, dans nombre de ses aspects[3]. L’exception culturelle s’est jusqu’ici déclinée sur le mode de la protection d’acquis. Cette tactique de la sauvegarde ne peut, dans le meilleur des cas, qu’aboutir au statu quo. Depuis 1993, le déficit commercial entre l’Europe et les Etats-Unis dans le domaine audiovisuel, n’a cessé de se creuser (passant de 4 à 10 milliards de dollars aujourd’hui). La part de marché du cinéma américain dans les salles européennes est, elle, estimée avec un écart oscillant entre 60 % et 90 %, selon les pays. Et encore, cette présence hégémonique est-elle très largement sous-estimée, car dans la part congrue restant aux œuvres nationales ou européennes, sont inclues des coproductions entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis, comme les James Bond et certains blockbusters de facture hollywoodienne.
La politique de l’Europe est des plus anémiques, le budget consacré à l’audiovisuel étant réduit à une part congrue – évaluée à 0, 001 % du budget total de l’Union européenne. Pour inverser la tendance de l’hégémonie américaine, une politique beaucoup plus volontariste est nécessaire. L’audiovisuel devient un enjeu de civilisation, car il pose aussi la question des frontières du libéralisme : la culture, l’éducation vont-ils devenir exclusivement des lieux de spéculation ? La social-démocratie et les forces de gauche au pouvoir n’ont cessé, depuis des décennies, de pratiquer une politique défensive, n’offrant que le compromis en partage, au lieu d’un monde alternatif. Ce défaitisme est d’autant plus dangereux qu’il stimule les extrêmes, les exacerbations nationalistes et régionalistes, comme lieux de repli démagogiques face la mondialisation marchande.
Officiellement, l’Union européenne promeut son cinéma, mais un parfait décalage existe entre les moyens et les objectifs. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’argumentaire de Jean-Claude Batz[4], qui montre à quel point notre imaginaire, notre inconscient collectif sont déterminés par les heures passées devant le petit écran. Les images et les narrations qu’elles véhiculent sont tout, sauf « innocentes ». Aux notions d’art et de culture (attachées au cinéma pour justifier une politique de soutien de fonds publics), s’ajoute la question de l’identité – qui peut exprimer le pire, comme le meilleur de l’homme… et qui est d’autant plus difficile à cerner dans une approche qui ne se veut pas hégémonique. Aucun cinéaste ne veut jamais faire un film pour exprimer une « identité culturelle ». Elle s’exprime dans ses films, malgré lui, sans qu’il ait à la chercher – elle le traverse.
Et si notre impuissance provenait de notre incapacité à inventer de nouveaux modèles pour propulser et promouvoir la création ? MEDIA, le Programme audiovisuel européen, reprend à son compte les terminologies du marketing du cinéma hollywoodien. Et si la stagnation économique du cinéma européen provenait de son inaptitude à offrir un discours différent ? Et si, en nous battant avec les armes de l’adversaire, nous étions battus d’avance ? 
Comment construire l’Europe sans connaître l’imaginaire de nos voisins, sans même avoir la possibilité de cette curiosité ? Quelle place pour un cinéma différent, des premiers longs métrages peu connus, des démarches filmiques inusuelles, des cinématographies aux langues étrangères ? Quelle place pour un cinéma qui ne soit ni national, ni hollywoodien ? Il ne suffit pas d’établir une offre, pour qu’elle réponde à une demande. L’attrait pour des « petites musiques » cinématographiques autres que celles à laquelle la masse des spectateurs et téléspectateurs ont été habitués demande un effort de pédagogie… qui ne peut porter que s’il est associé aux notions de désir et de plaisir. C’est le rôle de l’Union européenne et de chaque pays qui la compose de mettre en place cette ouverture altruiste. L’échange artistique et culturel a existé davantage par le passé et il n’y a donc pas de fatalité à ce qu’il ne puisse pas se développer dans le présent et l’avenir. Il fut un temps où il était possible, et même fréquent, de vouloir allier ambitions commerciales et artistiques. Il suffit de remonter aux années 1970. En Europe : Bergman, Fassbinder, Fellini, Truffaut distribuaient leurs films du Nord au Sud du continent, et parfois au-delà.

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Il est certes utile d’interroger la sémantique et de cerner les différences qui existent entre « exception culturelle » et « diversité culturelle » – cette dernière expression ayant fini par être adoptée par l’Union européenne. Officiellement, l’idée promue reste cependant identique : permettre aux différentes cultures de s’exprimer (la devise de l’Europe n’est-elle pas : « L’Union dans la diversité » ? ) La question de la diversité culturelle dépasse le cinéma. C’est bien un débat social et politique, à laquelle cette notion renvoie. Et si, après l’Union européenne, l’Unesco à son tour adopte, en octobre 2005, le principe de « diversité culturelle », il ne faudrait pas que cette noble déclaration de principe se transforme en écran de fumée. Ce serait le cas, si cet affichage n’était pas suivi d’effets. Car à quoi servirait la diversité culturelle du « chacun pour soi » ? La diversité culturelle n’a de sens que si les œuvres différentes peuvent exister et circuler, que si les cultures sont ouvertes les unes aux autres.

 

Frédéric Sojcher, Le Manifeste du Cinéaste, Paris 2006, éditions du Rocher

 


[1] Propos recueillis par Fabrice Rousselot, in Libération, 18 décembre 2001, p. 2.

[2] Joëlle Farchy, La Fin de l’exception culturelle ?, Editions du CNRS, Paris, 1999, p. 239.

A propose de l’exception culturelle, lire l’ouvrage moins polémique et extrêmement bien argumenté de Serge Regourd, L’exception culturelle, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je, Paris, 2003.

[3] Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, Paris, 1987. Edition définitive : 1990.

[4] Jean-Claude Batz, L’Audiovisuel européen : un enjeu de civilisation, coll. « Carré cinéma », Editions Séguier, Biarritz, 2005.

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