Dans son article paru dans la revue Trafic en mars 2011, Boris Lehman parle de son cinéma comme « promenade, voyage dans l’espace et dans le temps mais aussi à l’intérieur de moi-même, glanage, rencontres, déambulation. »1
Et Fantômes du passé, son dernier long-métrage réalisé avec Sarah Moon Howe, n’y fait pas défaut. Cette déambulation cinématographique à quatre mains et deux voix, cet échange d’images, ce film qui remet en circulation des fragments de mémoires, entraîne les deux amis sur des traces, des restes de pellicules pour interpeller le présent. Alors que l’un retourne dans ses images, l’autre filme ce qu’il ne voulait pas montrer de lui. Ensemble, ils font résonner la micro-histoire aux événements de l’Histoire, jusqu'à ce que les fantômes apparaissent.
Fantômes du passé de Boris Lehman et Sarah Moon Howe
Dans la même revue de cinéma, Boris Lehman évoquait déjà le travail à venir et les interrogations que suscite le rapport entre les images et l’écriture de l’histoire : « Pour exister, faut-il s’inventer un génocide ? L’Histoire, dans ses tourments, dans tous ses détails, m’est entrée dans le corps. Le dernier épisode de Babel (commencé en 1983) que je compte «tourner» (mot abusif pour un film qui ne contiendra que des archives) s’intitulera : Comment l’Histoire est entrée en moi. Partir du JE pour parler du monde ».
Alors, c’est naturellement sur une histoire personnelle et des questionnements sur les images à faire que le film commence : « Le 18 mai 2018, j’ai eu un infarctus du myocarde. Pendant mon transport jusqu’à l’hôpital, et surtout pendant la coronarographie et l’opération du cœur qui a suivi, j’ai essayé de me souvenir des événements de ma vie, et les fantômes qui avaient été enfouis et si bien oubliés ont commencé à surgir de la mémoire ».
Au même moment, le mur de son atelier se fissure. Ces deux événements qu’il vit et ressent dans son corps l’emmènent à revisiter ses images à lui : photographies, plans laissés de côtés, recyclage endogène. Autant d’images-mémoire qui se transforment, au moment du filmage, en images-action. Des images qui, une fois remobilisées dans le présent des deux cinéastes, provoquent une dimension critique dans le rapport au passé.
Après ces premières fouilles et indéterminations du film, apparaît un gâteau en forme de cœur et Sarah commence à le recoudre. Elle panse progressivement et symboliquement les blessures de Boris et celles se logeant dans les images. C’est le moment pour Boris de faire une nouvelle fois l’inventaire, le bilan de sa vie, du temps, des images, en intégrant à ce processus le regard bienveillant et doux de Sarah. Car c’est elle qui interroge le passé de Boris, qui creuse dans les sillons de l’histoire et qui lui tire les cartes. Ensemble, ils découvrent les fantômes du passé qui surgissent au détour des pellicules retrouvées ou en guise de langue, régurgitant toute la violence de l’histoire et des images. Ces temps revenants qu’ils entremêlent, provoquent symptomatiquement un geste critique et politique pour transformer le présent. Car revisiter l’histoire depuis le présent des deux cinéastes engendre de revoir l’histoire et son écriture linéaire et chronologique au profit des moments faibles, des moments de vies oubliés, de donner droit à des existences que la grande Histoire néglige.
Finalement, Fantômes du passé est une balade cinématographique, une correspondance d’images entre les images à faire et celles que l’on recycle, un film qui, au détour de sa dimension autoportraitiste, s’intéresse aux écarts entre les images. Il confronte les archives entre elles pour recomposer des distances temporelles et introduire un geste critique au présent, celui de revoir les images qui ont bercé notre imaginaire pour souligner leur aspect fantasmagorique.
1 BORIS LEHMAN, « Être quelqu’un ou n’être rien, Confession de Boris Lehman », dans Trafic, n.79, février mars 2011.