Cinergie.be

Boris Lehman et Sarah Moon Howe pour Fantômes du passé, comment l’histoire est entrée en moi

Publié le 11/10/2021 par Dimitra Bouras et Josué Lejeune / Catégorie: Entrevue

D’un côté, Boris Lehman, cinéaste à l’œuvre foisonnante, 500 films oscillant entre documentaires, films expérimentaux et essais cinématographiques. De l’autre, Sarah Moon Howe, réalisatrice de Ne dites pas à ma mère... (2003), En cas de dépressurisation (2009), Celui qui saura qui je suis (2017). Pour Fantômes du passé, Boris et Sarah, amis de longue date, ont décidé de réaliser à quatre mains. Un film né d’une urgence chez Boris qui a vu la mort de près, mort qui s’insinue à la fois dans son corps et dans les murs de son atelier en proie à l’effondrement. Un film né d’un désir de connaissance chez Sarah qui a voulu creuser, découvrir les secrets enfouis de son ami. Ensemble, ils filment, fouillent dans les archives de Boris, découvrent les fantômes du passé qui surgissent au détour des pellicules retrouvées. Ensemble, ils racontent la petite histoire, celle de Boris, et la grande Histoire intimement liée à la première. Avec ce film-testament, Sarah panse les blessures d’un Boris Lehman plus vivant que jamais.

Cinergie : C’est vous qui êtes allé chercher Sarah pour faire ce film

Boris Lehman : Non, c’est le contraire. C’est elle qui est venue me chercher et j’ai accepté. Une expérience nouvelle, c’est toujours intéressant.

Sarah Moon Howe : Je ne sais pas qui est allé chercher qui, mais en juillet, j’ai reçu un mail de Boris qui me demandait de l’aide. Je me suis dit que c’était une bonne idée d’essayer de décaler Boris de lui-même.

 

C. : Pourquoi avait-il besoin d’aide ?

S. M. H. : Il avait besoin d’aide pour faire un film. Il avait clamé haut et fort qu’il ne ferait plus de film. Mais il a eu envie de faire un film et il voulait un alter ego, quelqu’un qui le décale un peu de lui-même pour faire ce nouveau film.

 

C. : Boris, pourquoi avoir fait appel à Sarah ?

B. L. : Ce sont des circonstances, on se croise de temps en temps, au cinéma ou ailleurs. Je l’avais déjà filmée comme la plupart de mes amis. C’était intéressant d’avoir un regard autre sur moi. On a toujours eu envie de faire une sorte de portrait de moi et on a tenté de combiner les deux choses, ce qui n’était pas simple. Il y a eu des fissures dans le mur de l’atelier où je vis à cause de travaux liés à un supermarché voisin. Et j’ai eu un infarctus à la même époque. C’est devenu le point de départ d’un film.

S. M. H. : Boris vit dans un endroit qui est à la fois son lieu de vie, son atelier, un endroit de méditation où il pense, il écoute la radio en permanence, il regarde des films. Le fait que son antre d’artiste soit menacé, c’était comme si son identité était menacée. Si les murs de ce qui te contient se fissurent, c’est une catastrophe.

B. L. : À partir de ça, le film est né. On a filmé beaucoup de choses qui ne sont pas intégrées dans le film car nous sommes partis dans beaucoup de directions différentes. Il n’y a pas vraiment de scénario découpé qu’on met en film. On fait un film comme on se balade, c’est une promenade.

 

C. : Vous vous donniez rendez-vous et vous construisiez le jour même ?

S. M. H.: Pas du tout. Boris a une idée très préconçue de ce qu’il veut faire. J’ai fait 5 films et Boris en a fait 500. Ce n’est pas rien de travailler avec lui. Il sait très bien quels plans il veut tourner, il fait une ou deux prises par plan et après, c’est basta. Après, on va boire un café et manger des gaufres. Ce sont ces interstices qui l’intéressent. Il sait très bien ce qu’il veut faire. Par rapport à d’autres personnes qui font des films en filmant beaucoup, Boris filme très peu car il sait ce qu’il va intégrer dans son film. C’est pour cela que c’est un vrai cinéaste.

B. L. : C’est drôle parce que je n’ai pas cette impression. Je n’ai pas l’impression de savoir ce que je veux filmer.

S. M. H. : Tu ne sais pas ce que tu fais mais c’est comme si la nuit tu recevais un message de l’image que tu dois capter. Il me donne alors rendez-vous et me demande de filmer. Il me dit qu’il va mettre de la bobine dans sa bouche et que je dois tirer la bobine. Il sait ce qu’il veut faire à l’avance et ce sont souvent des images très fortes.

B. L. : Mais c’est toi qui me dis qu’on va tirer les cartes. J’arrive et je me laisse faire. On a combiné les choses et on les a filmées assez vite.

S. M. H. : C’est une belle complémentarité. Nous sommes encore tous les deux des enfants et on joue ensemble. En commun, on partage l’amour du cinéma, de la poésie.

 

C. : Ce film, c’est aussi votre regard sur l’Histoire, votre volonté de montrer le vécu à travers vos images et à travers des images d'archives que nous avons tous vécues.

B. L. : Je parlerai plutôt de ce qui m’arrive au moment où je tourne, ce n’est pas préconçu. S’il pleut, on filme la pluie. Si le bâtiment s’effondre, on filme l’effondrement.

 

C. : Mais il y a une histoire derrière les images d’archives. Il y a un vécu. Comment les avez-vous choisies ?

B. L. : C’est un peu informel, indécis. J’ai essayé de mettre deux-trois événements qui ont façonné un peu ma vie. Mais, c’est très symbolique, très conceptuel. J’aurais pu choisir d’autres images car il y en a des millions. On a fait un petit tri dans les archives du monde à comparer avec les archives de moi-même. Le film veut montrer la grande Histoire et la petite histoire. Je voulais montrer que le plus important, c’étaient les images que nous avons faites et que nous avons vécues. Les histoires du monde sont entrées en nous, comme l’indique le sous-titre du film, mais ce n’est pas le plus important.

Ce n’est peut-être pas clair mais je n’ai jamais voulu expliquer ce qu’on fait. Le côté didactique ne m’intéresse pas trop. Je préfère laisser planer le mystère et je laisse le spectateur interpréter les choses, même si on ne comprend pas tout.

S. M. H. : On dit beaucoup de Boris qu’il est narcissique, égocentrique mais en le côtoyant, j’ai remarqué que c’était le contraire. Quand il parle de lui, il parle du monde. Et il garde chez lui des bobines de ce qu’il a filmé du monde, des autres. Quand on voit la séquence où ses amis sont révélés, à travers la pellicule, ce sont des fantômes qui reviennent. On se dit qu’il garde chez lui, près de lui, tous ses amis, tous ces autres qu’il a filmés.

 

C. : Comment s’est organisé le montage ?

B. L. : C’était un travail difficile car il a fallu mettre tout ça en musique.

 

C. : Vous avez fait le montage ensemble ?

B. L. : Oui et non. On ne sait pas mettre sur une balance ce que chacun a fait.

S. M. H. : Comme Boris a une idée très précise de ce qu’il veut faire, la monteuse, le bras droit de Boris, connaît son univers et est assez libre. Elle fait même des propositions.

B. L. : C’est une espèce d’alchimie et c’est assez difficile à décortiquer. Il n’y a pas réellement de plan de montage, ni de plan de tournage. Le montage se fait au fur et à mesure et on peut encore éventuellement tourner quelques plans pendant le montage pour boucher des trous car cela n’a pas toujours été pensé. On a intégré trois chansons de Fanchon qui joue une des muses qu’on peut assimiler au chœur de la tragédie grecque puisqu’il y a quelque chose de tragique dans l’histoire de cette fissure qui mène à la mort, à l’emprisonnement. C’est métaphorique, bien sûr.

 

C. : C’est aussi la fissure qui mène à la vie, à la lumière.

B. L. : Oui, c’était l’idée finale.

S. M. H. : Boris se sent très vivant quand il filme et quand il fait du cinéma. Ce film le relance dans la vie et je pense qu’il n’est pas prêt à nous quitter.

 

C. : Ce film a reçu l'aide de la Commission. Vous avez monté un dossier ?

S. M. H. : C’était un dossier très frais. Boris me l’avait envoyé et je l’ai lu d’une traite car l’écriture était simple, limpide. Je me suis qu’il était parvenu en trente pages à expliquer qui il est, pourquoi il voulait encore faire des films et ce qu’il voulait encore raconter de manière plus particulière. J’ai aimé qu’il ne se prenne pas la tête. Ce n’était pas explicatif ni didactique ni philosophique. On a besoin de dossiers plus terre-à-terre. Les jeunes ont peut-être tendance à se dire, lorsqu’ils rendent un dossier à la Commission, qu’ils doivent expliquer, qu’il faut que ça ait l’air intelligent. Ici, c’était simple.

B. L. : Le projet qui est dans le dossier n’est pas le film. Finalement, j’ai gardé peu de choses dans le film. Il faut évidemment rendre des dossiers pour obtenir des subventions. On a aussi eu un peu d’aide de la RTBF mais c’est plus rare.

 

C. : Vous aviez donc une idée précise de ce que vous vouliez faire ?

B. L. : Il y a toujours des idées au départ même si ce n’est pas écrit. Notre projet, c’était « On va faire un film ensemble ». Ensuite, on a discuté, on s’est baladé dans le parc de la Hulpe. La promenade devient un morceau de film. Elle m’a tiré les cartes pour savoir si j’allais recevoir de l’argent pour le film et on a aussi intégré ce passage. On filmait tout directement. On a essayé de refaire la partie de cartes, en la découpant, avec un opérateur mais ça sentait le faux parce que c’était refait, arrangé et ça ne marche pas dans notre cinéma qui n’est pas un cinéma de fiction.

 

C. : C'est une vraie séance de cartomancie ? Vous lui tiriez les cartes, là, devant la caméra ?

S. M. H. : Depuis quelques années, je tire les cartes sous le nom de Mlle Lenormand. J’aime beaucoup les cartes, leur côté populaire, ça me fait penser à Cléo de 5 à 7. Je lui ai proposé de lui tirer les cartes, on a mis la caméra sur un pied et tout était prophétique. Tout s’est révélé vrai et juste. Les cartes ont parlé. Parfois, on est traversé par quelque chose de l’univers, par une force qui permet de préciser les questions et les réponses qui en découlent. 

 

C. : La scène où vous recousez le cœur de Boris. Vous le faites pour lui apporter un certain apaisement ?

S. M. H.: Je crois que je lui apporte autant d'emmerdes que d'apaisement. Parfois, on se dispute, parfois on s’adore. Quand un ami a un problème de santé ou meurt, on ne peut pas faire grand-chose. Quand j’ai appris pour son infarctus, je voulais le mettre dans le film. Au départ, lui ne voulait pas mais je l’ai intégré par l’intermédiaire d’un gâteau en forme de cœur dans lequel j’avais laissé une brèche et j’ai recousu le gâteau. On a fait cette scène chez mon esthéticienne qui nous a prêté sa loupe.

 

C. : Le gâteau vous réunit, comme le gâteau à la fraise au café.

B. L. : C’est vrai. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de clés dans le film. Je ne sais pas si le spectateur voit ces analogies, ces rimes. Le film est construit comme ça.

 

C. : Vous avez pensé ces images avant de les tourner ?

B. L. : Non, ça se découvre en se faisant. Je ne peux avoir l’idée du gâteau avant qu’elle ne fasse le gâteau.
Par contre, il y a 25 ans, on avait filmé une scène au Mokafé et on s’est dit qu’on allait la refaire, 25 ans plus tard, en commandant le même milkshake et la même tarte. Et, effet heureux du hasard, c'était le même serveur qui nous a servi ! C’est la scène-clé qui montre le passé et le présent de nous deux.

S. M. H. : Dans la nouvelle scène au Mokafé, je pique une fraise à Boris mais ce n'est pas parce que je voulais faire la même chose qu'il y a 25 ans ! C'est tout simplement parce que les gestes sont les mêmes, parce qu'on ne change pas.

 

C. : Le cinéma de l’intuition ?

B. L. : Instinctif, spontané. Cela peut donner un côté inachevé, brouillon, esquissé, pas clair, opaque. Mais j’aime cette façon de faire.

 

C. : Qu’avez-vous appris en faisant ce film avec Boris ?

S. M. H. : J’ai appris qu’il fallait penser ses plans avant de les tourner, même en documentaire.

B. L. : Tout est mis en scène, ce n’est pas du reportage, ce n’est pas une caméra à la main qui nous suit. On met la caméra sur un pied et on joue devant. Ce qu’on joue n’est pas préparé.

S. M. H. : Ni réel. Même une personne de documentaire qui s’autofilme depuis 500 films est un personnage. D’ailleurs, j’aurais bien voulu rester avec Boris quand la caméra se coupe pour voir comment il vit dans son antre, pour voir quels sont ses vrais gestes. Je voulais percer à jour Boris Lehman. 

J’ai découvert que Boris était un très bon comédien et j’aimerais faire un film de fiction avec lui comme personnage dans un roadmovie.

B. L. : J’ai joué dans beaucoup de navets avec quelques exceptions comme Bruxelles-Transit de Samy Szlingerbaum. Je ne voulais plus être comédien de théâtre. J’adorais les répétitions mais je n’aimais pas les représentations. Je suis donc passé au cinéma. Mais je trouvais que les metteurs en scène étaient trop mauvais donc j’ai voulu me diriger moi-même. Quand je suis acteur, je suis un objet au service du metteur en scène.

Tout à propos de: