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Harry Cleven à propos de Trouble

Publié le 01/03/2005 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

La mécanique de Trouble

Cinergie : As-tu remarqué que tous tes longs métrages racontent des histoires de famille où les rapports fraternels ne sont vraiment pas du gâteau ?
Harry Cleven (souriant) : J’ai pourtant un frère et une sœur avec lesquels je m’entends fort bien. En fait, j’ai commencé à écrire sur ce scénario à un moment où je me passionnais pour la gémellité et ses conséquences. J’ai appris qu’on avait fait des enquêtes sur des jumeaux séparés dès la naissance pour voir comment ils avaient évolués. On s'est aperçu que des jumeaux monozygotes vivant dans des familles différentes avaient tendance à être plus semblables que s'ils avaient vécus ensemble. De quoi remettre en cause tout ce qu'on croit savoir concernant l'inné et l'acquis. Les problèmes d'identité éprouvés par les jumeaux sont fascinants. J'ai un ami qui m'a un jour raconté que, lorsqu’il se regardait dans un miroir, il voyait son frère jumeau, et non lui.

 

Sans doute parce que, dans un miroir, l'image est exactement inversée et que les vrais jumeaux sont parfaitement symétriques. Par ailleurs, j'ai un autre ami qui m'a raconté qu'étant orphelin, il avait découvert chez le notaire qu'il avait un frère et une soeur. J'ai mis toutes ces histoires ensemble, et de là est né ce scénario bizarre.  

 
C. : L'écriture a beaucoup évolué ? Je note quatre coscénaristes au générique.
H.C. : C'est moi qui ai tenu la plume d'un bout à l'autre, mais j'ai eu ponctuellement besoin de gens pour m'aider à aller plus loin. Il y a eu sept traitements et cinq versions successives du scénario. Et j’ai encore retravaillé, pendant un an, mon découpage que je considère quasiment comme une relecture scénaristique. Cela peut paraître laborieux, mais c’est inhérent à ma méthode de travail. Pour moi, le processus de conception d'un film se déroule en plusieurs étapes, et chaque étape enrichit la précédente et prépare la suivante. Quand j'écris, je crée une matière qui me sert à tourner. Quand je tourne, j’obtiens de la substance pour mon montage. Quand je monte, je me prépare à monter le son, quand je monte le son, j’obtiens un matériau pour le mixage. Plus j’ai de matière à l'écriture et au tournage, plus j’aurai  de possibilités au montage et plus je pourrai chercher à affiner le projet de base. Le mixage est l'étape essentielle parce que, à ce moment, on mélange l'image et le son. Dans la vie, pour évoquer la réalité, on dispose de ses cinq sens. Au cinéma, on n'a que l'image et le son pour tout suggérer. Il faut donc jouer des deux, employer le hors-cadre, et dans la suggestion, le son aide puissamment.

 

C. : Le thème de la gémellité saute aux yeux dans ton film, mais j'ai la conviction que ce n'est pourtant pas le thème principal. Je me trompe?
H.C. : Tu as raison. Le thème principal, c'est le glissement identitaire. On ne se bâtit pas en fonction d’une réalité, mais de plusieurs. Derrière chaque réalité, il y en a une autre, plus ou moins dissimulée et entre ces différentes réalités, il y a des glissements constants qui en amènent l'une ou l'autre à la surface. On croit se connaître, avoir construit quelque chose dans sa vie et brusquement, on se trouve confronté à une partie de soi-même que nous ne connaissions pas  et ce quelque chose, qu’on croyait avoir obtenu, glisse et disparaît. C’est ce qui arrive à Mathyas, mon personnage, et c’est terriblement angoissant. J'avais envie d'emmener le spectateur dans le tréfonds de son âme, par le biais de ses peurs. Le film est construit comme un thriller, mais la peur que je voulais susciter était plus fine, plus nuancée plus sensuelle que dans un thriller traditionnel, davantage basée sur la suggestion que sur la démonstration. J'ai donc mis le public dans la position du héros, découvrant petit à petit tout ce qui va constituer la mécanique infernale. Mon but, c'est que le spectateur soit aussi paumé que Mathyas, aussi désorienté et aussi taraudé par l'urgence de savoir.

 

C. : La gémellité te permettait également de jouer avec toute la dimension schizophrène du (des) personnage(s).
H. C. : Tout à fait, je les ai d'ailleurs conçus comme des êtres proches de la schizophrénie. Vu sous cet angle, l'évolution de Mathyas est intéressante. Durant tout le film, il intègre progressivement sa part sombre qui, au départ, est incarnée par son frère. Progressivement, cette part sombre se révèle en lui et à la fin, il l'intègre complètement. Le processus paranoïaque à l’uvre chez Mathyas m’intéressait aussi. Dès le moment où son frère arrive dans sa vie, il se dit : ″Il est mieux que moi″. Dès cet instant, il cherche dans le regard de sa femme et de son fils les preuves qu'en fait ils préfèrent son frère. Et fatalement, c’est ce qui va arriver. Il doute constamment de sa femme et de son fils qui en sont blessés et, inévitablement, cela crée le conflit.

 

C. : Le casting ? Benoît Magimel ?
H.C. : Au départ, on avait pensé faire le film avec des vrais jumeaux, mais cela posait tout une série de problèmes : les deux sont rarement de même force dans le jeu, ils ont du mal à coller aux personnages, etc. On a donc abandonné cette idée et décidé d’incarner les deux par un seul acteur. Cela nous a contraint à rechercher un acteur connu, parce que travailler avec un acteur pour les deux rôles signifiait des effets spéciaux, donc de gros budgets. Et si tu veux trouver un producteur qui prend ce risque, il te faut une star. Et, dans les stars de cet âge-là, on s'est vite aperçu qu'on n’avait pas beaucoup de choix. J'avais besoin d'un physique assez lisse, un visage fin et régulier pour des raisons qu'on comprend dans le film. Et donc Magimel est devenu une évidence.

 

C. : Et Natacha Régnier?
H.C. : Elle est extraordinaire. C'est un mélange unique de douceur et de sauvagerie. Elle a un visage très doux, des yeux lumineux, une peau claire et en même temps un caractère brut, à fleur de peau, qui en fait quelqu'un de vachement intéressant. Et son travail dans le film est remarquable, on sent vraiment toute l'évolution du personnage de Claire. Natacha se donne vraiment. C'est quelqu'un qui a du mal à  tricher. Si elle a peur de ne pas y arriver, elle préférera dire non, mais quand elle se donne, elle y va à fond. Avec une force intérieure, une puissance d'émotion assez incroyable.

 

C. : Olivier Gourmet?
H.C. : J'avais déjà voulu travailler avec lui au moment de Pourquoi se marier... Cela ne s'était pas fait et comme c'est quelqu'un que j'aime vraiment beaucoup, avec qui j'avais envie de travailler, j’ai fait en sorte qu’il accepte ce petit rôle du père de Magimel. Et les deux scènes qu’il joue sont devenues deux scènes fortes du film. Il les interprète avec une telle présence, une telle puissance, il est extraordinaire. Tu sens le poids du vécu qui accable cette homme, tu le sens entre la colère, le dégoût, l'amour, la culpabilité, un extraordinaire mélange d'émotions qui l'accable et le fait hésiter. C'est prodigieux.

 

C. : Le film a été tourné à Bruxelles, en hiver. Pourtant, la photographie est extrêmement lumineuse.
H.C. : Avec le chef opérateur, on a essayé de développer un chaud et froid permanent. Si les couleurs étaient vives, on essayait de trouver une lumière froide et inversement. Notre référence était Eyes Wide Shut. Avec comme objectif de perturber les références visuelles du spectateur pour qu'il ne sache plus trop où il  est. 

 

C. : Le film est construit sur une alternance entre des scènes d'extérieur, davantage ouvertes, et des scènes d'intérieur beaucoup plus claustrophobes.
H.C. : C’est exact, il y a un balancement entre des intérieurs confinés et des extérieurs en plans larges. Chaque fois qu'il y a une tension chez Mathyas, cela se passe à  l'intérieur, dans un espace réduit (un couloir, une petite pièce...) et puis on se retrouve à l'extérieur et il y a une respiration. En fait, j’ai voulu créer des scènes récurrentes, dans lesquelles je filme mon personnage en train de marcher. C’était une manière d'être seul avec lui et de faire le point sur ses états d'âme. L'idée était de le filmer à chaque fois de manière différente, en fonction de la façon dont il marchait pour essayer de montrer son état intérieur et son évolution. Par ailleurs, tu remarqueras que ces coupures très nettes entre extérieur et intérieur n’existent que dans l’image. Pour le son, c'est tout à fait le contraire. Là, ce qu'on a voulu faire, c'est être dans la perception du personnage plus que dans le décor sonore. Si pendant trois séquences successives, le personnage reste dans le même état émotionnel, le son sera celui de cet état. Les sons de décors sont assez peu marqués, ce qui donne un son beaucoup plus fluide,  qui vient se superposer entre les images, plus découpées.

 

C. : Pour  la musique, tu as retravaillé avec George Van Dam, qui avait déjà fait la B.O. de Pourquoi se marier….
H.C. : J'avais beaucoup apprécié notre collaboration et, musicalement, j'aime beaucoup ce qu'il fait. On a osé des choix peu évidents. Pour un thriller, on imagine plutôt une musique à l'américaine soulignant les moments intenses à grands coups d'effets de manches. J'avais envie de tout autre chose : des glissando qui serpentent au milieu du son d'ambiance, qui se fondent dans l'accompagnement sonore. J'ai aussi travaillé avec Dimitri Coppe, un compositeur de musique acousmatique, donc fabriquée au départ des sons de la vie quotidienne. Cette musique vient se mêler presque imperceptiblement aux sons d'ambiance. Nous avons donc une construction sonore sur trois niveaux (quatre si tu compte les dialogues.) Avec George, on est allés beaucoup dans le contre emploi. Par exemple au cours de la bagarre, je choisis une musique plutôt aérienne: violoncelle et piano. En fait, j'utilise les clichés du genre, mais en les décalant quelque peu. C'est assez peu ostensible, mais cela fonctionne bien.

 

C. : Parle-nous de ton découpage, dont tu disais qu’il était très important pour toi ?
H.C. : J'ai travaillé plus d'un an dessus, et j'ai fait trois versions différentes. J'essayais de faire en sorte que la caméra et le son racontent la vie intérieure du personnage, qui n'est pas expliquée par ailleurs puisqu'on est dans le cas de figure où il arrive à ce personnage des choses qu'on ne comprend pas. Donc, j'essayais de mettre en scène sa perception intérieure de ce qui lui arrive. À chaque plan, je me posais la question du point de vue. Par exemple, si le personnage se sent en danger, je vais mettre la caméra dans son dos. S'il se retourne, je repars dans son dos etc. C'est un système qui me permet d'exprimer son malaise, de rendre compte de sa fuite. En plus, à condition d'être soigneusement préparé, cela te permet d'avoir plus de possibilités au montage. Ce genre de système, tu ne l'improvise pas sur le plateau deux minutes avant de tourner. Tu dois en avoir décidé avant pour, par exemple, pouvoir en tenir compte dans le choix et l’organisation de ton décor. Surtout en 35mm où la caméra prend de la place et ne se déplace pas facilement. Par exemple, on a cherché très longtemps le décor de la maison d'enfance où se passe la scène du climax. Il fallait une maison qui ait une âme. En même temps, il fallait une cage d'escalier large et haute pour la scène de bagarre, des couloirs assez longs et quand même suffisamment larges, et de l'espace pour tourner avec la caméra en fonction du découpage.

 

C. : Tu épouses clairement le point de vue d'un personnage, Mathyas ? Au contraire de ton film précédent Pourquoi se marier... où tu passais d'un personnage à l'autre ?
H.C. : Les deux films sont très différents. J'ai fait Pourquoi se marier... dans l'intention d'aller au bout d'une grammaire cinématographique pour en dégager un style personnel. Comme je l’avais trouvé, le but, ici, était d’utiliser ce style au service de l'histoire, pour emmener le spectateur là où je voulais. J'ai cherché à faire de ce film une expérience sensorielle, et non pas intellectuelle. Un des plus beaux exemples est la rencontre de Mathyas et de son père, une de mes scènes préférées. En un peu moins de trois minutes, pas un mot n’est prononcé, et pourtant, le spectateur comprend absolument tout ce qui se passe dans le regard des protagonistes. Des retrouvailles d’un père et de son fils après 20 ans, le spectateur s’attend à certains événements, mais pas à ce qui va se passer. Il est complètement surpris, perdu, mais c'est justement pour cela que cela fonctionne. C’est la mécanique du thriller : à chaque scène, le spectateur, qui est dans le brouillard, se dit qu'il va s'approcher un peu de la vérité, alors qu’en fait après, il est encore plus désorienté. Le spectateur s'accroche alors au moindre regard, au moindre geste, à la moindre attitude et se fait sa religion, sa propre interprétation des événements, en quelque sorte son propre film. C'est cela qui est passionnant.

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