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Home d’Ursula Meier

Publié le 03/11/2008 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Petit précis de décomposition psychique, ou l’art de la subversion

Comme les rêves qui s’éclairent souvent quand on les prend au pied de la lettre, le premier long métrage d’Ursula Meier, Home, se tisse tout entier autour d’une métaphore, prise au sens propre du terme : « Qu’une famille est étouffante ». Et le film, drôle, tendre et subversif, de dévider l’image jusqu’en ses plus extrêmes limites.

Au bord d’une autoroute abandonnée depuis plusieurs d’années, une famille a élu domicile. Aux premières images du film, dans la nuit tombée, parents et enfants jouent au hockey sur la route déserte qu’ils se sont appropriée. La caméra, virevoltante de l’un à l’autre, est dans la mêlée des corps, dans les heurts et les caresses, à fleur de peau. En filmant les allées et venues de chacun, les mouvements chorégraphiés les uns par rapport aux autres et la répétition du quotidien, Home capte le ballet bien rodé d’une famille où chacun « entre dans la danse, saute, embrasse qui il veut », un ballet qui déploie dans l’espace le territoire intime d’un groupe, et saisit ce qui fait corps, justement, entre ces individus. Le film donne à voir ainsi l’organisation tacite d’une famille qu’elle saisit comme un seul et même organisme. Et dans la salle de bain, lieu emblématique s’il en est d’une manière de vivre l’intimité à plusieurs, où l’on revient sans cesse, les frontières entre les individus s’estompent dans la proximité au profit de l’esprit familial. Dans Home, tout le monde patauge dans le même bain (au sens propre comme au figuré).

homeDans ce joyeux bordel maintenu à l’écart par la route déserte, en dehors des sentiers battus, où la piscine en plastique et le barbecue trônent sur le macadam et où les doubles voies servent de piste de hockey ou de rollers, tout est mise en partage. Ou presque. Car ça résiste un peu, quand même, là parce qu’une jeune fille refuse de se mettre en maillot de bain. Ici, parce qu’une autre est toujours à demi nue et qu’elle écoute la musique si fort qu’elle n’entend rien. Le troisième, plus petit,caressé, balloté et tiré par les uns et les autres n’a pour le moment pas de questions. Chacun ses défenses donc, comme il peut.


Home est un étonnant huis clos familial qui saute de la lumière à l’ombre, entre Eros et Thanatos, d’une utopie construite et maintenue dans l’écart où l’organisme familial fonctionnerait en autonomie amoureuse, à sa mise en péril par le retour de l’extérieur jusqu’au cauchemar angoissant du retranchement mortifère. Un véritable précis de décomposition psychique, où l’isolement bénéfique se transforme en menace quand il résiste à l’invasion, que chacun tente de parer avec ses névroses à la folie montante, où la décompensation des uns entraîne celle des autres. Et finalement, le territoire explose et l’étouffement qui menaçait, de s’être frotté au réel, finit par se vider, comme un abcès. Ursula Meier a des visions bergmaniennes de l’individu et de sa psyché prise dans les filets de l’inconscient familial. Mais son cinéma, qui ne connaît aucune forme d’hiératisme, penche plus du côté de Cassavetes, cinéaste du désir, du flux, du torrent.Alors une autre chorégraphie tente de s’organiser. Parce qu’elle s’est fortifiée autour d’une figure maternelle qui refuse de « tout recommencer » (à laquelle on adhère grâce à la finesse d’Isabelle Huppert qui l’incarne), fragile, protégée par tous et en équilibre au bord d’un invisible précipice, la famille qui s’est enracinée là, va y rester. Refusant de quitter les lieux, elle cherche de nouveaux rituels autour de l’autoroute (du goûter balancé envers et contre tout par-dessus les doubles voies jusqu’au tunnel emprunté sous la route), tentant de faire face (ou comment faire transiter un congélateur par-dessus une autoroute ?) à l’invasion des bruits, du flot et du mouvement, toujours grondant, toujours montant. Mais rien ne peut y faire barrage, et elle sera entraînée elle-même de plus en plus loin, glissant peu à peu dans sa propre violence mise à nu par la lutte qui s’engage avec le dehors.

Burlesque, puis absurde avant de devenir fantastique et cauchemardesque, Home évolue à mesure de son déroulement, pris lui-même dans cette chorégraphie en mutation. Le film ne s’arrête jamais dans une atmosphère, chacune venant subvertir la précédente. Tantôt vibrante au fil des corps qu’elle suit, tantôt immobile, pétrifiée elle aussi, la caméra d’Agnès Godard évolue en même temps que l’organisme familial, éclairant là l’espace ouvert d’une lumière parfois hyperréaliste, parfois évanescente, cadrant là des profondeurs de champ bouché dans des ambiances contrastées de cauchemars éveillés.

Peut-être peut-on alors résumer ce film inclassable et cette démarche de réalisateur sauvage comme la tentative justement de faire sauter et les pavés et la plage, d’aller filmer ce qui résiste, toujours, à toutes les mises en ordre, à tous les organismes, à toutes les organisations, ce qu’aucune parole n’ordonne (et la parole est toujours d’ordre). Comme l’immense réalisateur américain, ce que filme Ursula Meier, on dirait justement que c’est ce qui ne se filme pas, ce qui échappe, inconditionnellement, qui bourdonne inlassablement, par-delà toute mise en forme ou en image : le mouvement, l’éros, le vivant.Mélangeant, mixant, brassant, le film lui-même se tient à l’écart de toute stylistique, perpétuellement en mouvement, parcouru de cette même onde vibrante qui mènera l’histoire à son dénouement. 

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