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Rencontre avec Ursula Meier pour la sortie de La Ligne

Publié le 01/02/2023 par Dimitra Bouras et Marwane Randoux / Catégorie: Entrevue

Pour son dernier long-métrage, Ursula Meier s’associe avec la comédienne et chanteuse Stéphanie Blanchoud. Les deux femmes mettent en scène le personnage d’une femme de 35 ans sujette à une violence intérieure qu’elle ne peut contenir et qu’elle extériorise. Une figure peu vue au cinéma, celle de la femme qui frappe. Ce personnage, incarné par Stéphanie Blanchoud, évolue aux côtés de ses deux sœurs, India Hair et la jeune Elli Spagnolo, et d’une mère toxique interprétée par Valeria Bruni-Tedeschi.

Cinergie : Pourquoi vouloir montrer une femme violente au cinéma ?

Ursula Meier : Au départ, j’avais vraiment envie de travailler avec Stéphanie, puis l’idée qu’elle incarne un personnage violent de 35 ans est vite arrivée. J’avais envie de travailler sur la violence féminine depuis un certain temps mais plutôt avec une adolescente, un peu rebelle, ce qui est plus courant au cinéma. Il n’existe pas vraiment d’autres films centrés sur un personnage de cet âge-là et si c’est le cas, la violence est souvent la conséquence d’une autre problématique. On a donc commencé à travailler, on s’est documentées et on s’est rendu compte qu’il y avait très peu de matière autour de la violence féminine. Ce n’est pas vraiment un tabou mais on en parle peu. On a rencontré l’association Face à Face à Genève qui s’occupe de femmes violentes mais c’est peu commun.

 

C. : De quel type de violence s’agit-il ?

U. M. : Ce sont des femmes qui, dès qu’elles sont blessées, fragilisées, répondent par la violence, comme des animaux sauvages.

 

C. : Le personnage est surtout violent avec sa mère.

U. M. : Comme scénaristes, on s’est dit qu’on devait retenir le plus longtemps possible l’origine de la violence du personnage. Au cinéma, quand il s’agit d’un personnage masculin violent, on n’explique généralement pas d’où vient cette violence et pour le personnage de Margaret, on voulait faire la même chose. Par la suite, il a quand même fallu l’expliquer et on est arrivées naturellement à la famille et plus particulièrement au personnage de la mère comme origine de la violence. Et cette mère est aussi violente à sa manière, c’est une violence plus sourde et dangereuse qui a causé beaucoup de dégâts chez ses filles.

 

C. :  À l’écriture, à part Valeria Bruni-Tedeschi, aviez-vous les autres comédien.ne.s en tête ?

U. M. : On a écrit en pensant à Valeria Bruni-Tedeschi et ça nous a aidées dans l’écriture. On avait l’idée de ce personnage tragi-comique. On peut dire de cette mère qu’elle est infantile, dysfonctionnelle, défaillante, humiliante. C’est une femme assez toxique même si elle a des côtés positifs comme sa passion pour la musique qu’elle transmet à ses filles. Donc, on a pensé à Valeria pour ce personnage. Il y a très peu de comédiennes qui ont ce potentiel tragi-comique. Elle peut passer du rire aux larmes en un rien de temps. Elle apporte même de l’humour, ça en devient drôle.

C’est la directrice de casting qui a tout de suite pensé à India Hair pour le personnage de Louise. Elle est aussi tragi-comique. Plus elle est loin de la famille, mieux elle se sent or tout la ramène à la famille, c’est elle qui s’occupe de la paperasse par exemple. Elle veut quitter sa famille dysfonctionnelle mais elle crée la sienne puisqu’elle est enceinte. Sa normalité excessive en fait une névrosée comme les autres.

Pour Marion, la petite sœur, on a fait un énorme casting en Suisse. On devait trouver ce personnage d’une grande sensibilité mais aussi d’une grande sincérité et capable de moments de colère.

 

C. : Ce personnage chante dans le film. C’était une condition pour choisir la comédienne ?

U. M. : Il se trouve qu’Elli Spagnolo chante très bien, mais c’était un hasard. Au moment du casting, je demandais aux jeunes filles de faire une prière et une chanson. Et quand j’ai vu la vidéo d’Elli, sa prière était vraiment sincère et elle chantait de manière admirable. Et la caméra l’aime. Quand je l’ai filmée pour la première fois, j’ai senti qu’il se passait quelque chose entre elle et la caméra, j’ai senti une sorte de grâce. Elle a une intelligence de jeu assez incroyable alors que c’était sa première expérience.

 

C. : Comment s’est passé le travail avec les comédiennes ?

U. M. : Pour être certaine du choix de Marion, on a travaillé une journée entière avec Stéphanie et Elli, et on a traversé toutes les scènes sans entrer dans le cœur. La petite sœur est asthmatique dans le film donc on a essayé des choses autour de la respiration, du souffle. Je voulais voir si elle allait être capable de tenir dans la durée et d’assumer le tournage et elle m’a impressionnée. Ensuite, on a travaillé scène par scène avec Stéphanie et Elli parce que leurs scènes autour de la ligne constituent la colonne vertébrale du film. Avant le tournage, on a répété ces scènes sur cette butte de terre avec une guitare, un ampli.

 

C. : Pourquoi est-ce Marion qui trace la ligne, cette limite que Margaret ne peut franchir ?

U. M. : Le film commence par une scène très dure entre Margaret et sa mère et je voulais avoir la réaction de la petite sœur qui est très choquée par ce qu’elle voit. Et, c’est à cause de ça que Marion va tracer cette ligne pour être certaine que sa sœur ne la franchisse pas. C’est elle qui sera la gardienne de cette ligne et elle sera prise dans un conflit de loyauté entre sa sœur et sa mère. Elle va mentir à l’une et à l’autre pour préserver ces deux femmes qu’elle aime. Dessiner cette ligne lui permet de matérialiser les limites et je pense que Margaret ne la franchit pas parce que c’est sa sœur qui la trace, par loyauté pour sa sœur. Le personnage de Marion permet aux spectateurs d’imaginer les scènes que Margaret a vécues enfant. D’ailleurs, cela a dû être encore pire pour Margaret car sa mère était très jeune quand elle l’a eue, selon elle, c’est à cause de Margaret si elle a dû arrêter sa carrière de pianiste. C’est affreux de dire ça à son enfant, c’est une excuse qu’elle se donne.

 

C. : Pourquoi le piano, le chant et la musique en général, prennent une si grande place dans le film ?

U. M. : Au départ, Stéphanie ne voulait pas chanter dans le film par humilité. Elle ne voulait pas montrer toutes ses facettes alors qu’aux États-Unis, c’est commun de montrer qu’on sait faire plusieurs choses quand on est actrice. Je suis revenue avec l’idée parce que je trouvais intéressant que le personnage montre une autre facette. La musique est un espace qui lui permet de s’exprimer et de montrer sa fragilité. Plus le film avance, plus la carapace de Margaret disparaît alors que la violence, plus perverse de la mère, apparaît de plus en plus.

Et il y a ce morceau qu’elle livre lors du concert final qui est composé tout au long du film. Elle fait écouter la mélodie à sa sœur avant d’écrire les paroles. C’est une chanson qui évolue avec le personnage de Margaret.

 

C. : C’est Valeria Bruni-Tedeschi qui joue du piano et Elli qui chante ?

U. M. : Valeria joue du piano et elle voulait absolument jouer dans le film. Elle a appris les morceaux, elle a repris des cours de piano. Elle a été doublée pour le morceau de Beethoven parce qu’il est très difficile. C’était une façon pour elle d’entrer dans le personnage.

 

C. : Même si la musique constitue une transmission positive entre mère et filles, la toxicité de la relation occupe une place prépondérante.

U. M. : Oui, elle occupe une place centrale. Au départ, j’avais écrit des scènes avec le père de Marion. Je voulais que les trois filles aient un père différent, c’est d’ailleurs pour cela que les actrices ne se ressemblent pas. Mais je les ai supprimées parce que je voulais que la relation soit centrée sur la mère et les filles. On voit aussi la grand-mère au début et à la fin. Je trouvais que c’était intéressant que ça tourne autour des femmes. Je voulais me demander ce qu’on se transmet de mère en fille : de l’amour ? Du manque d’amour ? Des frustrations ? Même si les personnages masculins restent en second plan, ils occupent une place très importante. Ils sont bienveillants. Par exemple, le personnage interprété par Benjamin Biolay permet de mieux comprendre Margaret, il la connaît, il sait comment elle réagit, il sait comment lui parler.

 

C. :  On sent que la violence de la mère est issue d’une frustration de ne pas avoir pu être libre en tant que femme.

U. M. : Le film parle aussi du fait d’être femme, mère, artiste. La mère fait porter le poids de son échec artistique à sa fille. C’est aussi un film sur l’amour, le manque d’amour et le besoin de reconnaissance. Margaret n'ose pas monter sur scène tant qu’elle n’a pas la reconnaissance de sa mère mais elle ne l’obtiendra jamais. C’est pour cela que c’est Benjamin Biolay qui la convainc de remonter sur scène.

 

C. : Dans la dernière scène, on aurait espéré que la mère et la fille se rapprochent.

U. M. : Je pense que comme dans mes autres films, ce n’est pas un happy end mais ce n’est pas tout à fait noir. Margaret s’autorise à monter sur scène et à chanter. Elle va tracer son chemin sans attendre la reconnaissance de sa mère.

 

C. : Comment s’est passé le tournage ?

U. M. : Le tournage a eu lieu en Suisse, près du lac Léman, en hiver. Pour moi, c’était important que ce soit en hiver parce que je voulais que ce soit éprouvant pour Margaret de donner des cours de guitare à sa petite sœur sur cette ligne. Je voulais que ce soit dur pour elle d’attendre. Les conditions de tournage étaient rudes : il a fait très froid, on a tourné la nuit, il a neigé. C’était très dur mais c’était aussi très beau pour le film.

 

C. : Est-ce que le film a été difficile à défendre auprès de la production ?

U. M. : C’est une coproduction entre la France, la Belgique et la Suisse et j’ai eu la chance d’être facilement soutenue pour ce projet. Je crois que le film dépasse le sujet. Il s’agit avant tout de l’histoire d’une femme qui se révèle fragile, émouvante. Stéphanie est parvenue, malgré sa violence, à toucher le public. Je pense que je n’ai jamais traité de sujet aussi difficile dans mes films et pourtant les retours du public sont incroyables. Je pense que c’est le film qui touche le plus directement au cœur. Peut-être que le fait de commencer par cette scène violente bouscule le public.

En général, les gens restent pour le débat, ce n’est jamais arrivé avec mes autres films. J’ai beaucoup de témoignages et c’est assez bouleversant. Je trouve ça beau qu’un film puisse aider aussi.

 

C. :  Ce film est aussi une catharsis pour vous ?

U. M. : Je pense que tous les films sont une sorte de catharsis mais pas au sens premier. On va chercher des choses très profondes en soi. J’ai une mère qui ne correspond pas du tout au personnage de Valeria. Si je devais être un personnage, je serais le personnage de la petite sœur qui est une éponge, qui essaie d’aider tout le monde, de faire tampon. En même temps, on a tous de la violence en nous et elle s’exprime de manière différente. J’ai aussi l’impression d’être le mélange de ces trois filles.

 

C. : Le thème de la famille qui étouffe est un sujet qui vous tient à cœur.

U. M. : Oui, je trouve que la famille est le fondement de tout ce qu’on est adulte. C’est l’amour qu’on a reçu ou non. On observe de grandes inégalités. L’amour, c’est aussi l’amour de personnes qu’on croise sur notre route et qui nous aident à nous construire. Tout se passe dans l’enfance et j’adore aussi travailler avec les enfants, avec les jeunes personnages (L’Enfant d’en haut, Des épaules solides). Ce sont des personnages qui ont un instinct de survie assez impressionnant. Pour survivre dans sa famille, Marion trouve en Dieu un ami, un confident à qui elle peut parler. J’aime bien observer les dynamiques familiales, comment les choses se restructurent quand quelqu’un change de place au sein de la famille.

J’aime les personnages d’enfants aussi parce qu’ils sont prêts à toutes les folies. Il n’y a qu’un enfant qui puisse tracer un cercle à la peinture autour d’une maison. Je pense qu’on ne s’autorise plus de tels actes plus tard. Je tiens à préserver leur spontanéité et en même temps, je veux leur donner les outils pour qu’ils découvrent ce dont ils sont capables avec leur corps, leur voix. J’aime travailler avec eux sur l’approche d’une scène. C’est comme une page blanche et il y a tout à faire tout en protégeant cette spontanéité. Je pense que les acteurs adultes essaient de retrouver cette spontanéité. 

Souvent, dans les films, les cinéastes choisissent un ou une enfant qui correspond au rôle. J’ai fait tout l’inverse avec Kacey Mottet-Klein dans Home. Il avait 8 ans et je l’ai formé. D’ailleurs, j’ai réalisé le court-métrage Kacey Mottet-Klein, l’essence d’un acteur dans lequel il explique le travail que j’ai réalisé avec lui sur plusieurs films. Avec lui, j’ai essayé de faire un travail d’approche de ce que c’est jouer, incarner sans lui voler quelque chose. Je l’ai vu naître comme acteur, en travaillant avec lui et on a appris autant l’un que l’autre.

 

C. :  Qu’est-ce que ce travail vous a apporté ?

U. M. : Il m’a appris à aborder le jeu par différentes pistes, à essayer plusieurs choses différentes quand on aborde le personnage. Un acteur est un être humain avant d’être un acteur. On va essayer de l’emmener dans un endroit et on voit comment y arriver. C’est bien de ne pas partir d’un acquis et de repartir à zéro parfois. Par exemple, la grande force d’Isabelle Huppert, c’est d’essayer de retrouver cette spontanéité d’enfant. Elle sait comment se surprendre elle-même. Elle n’est pas dans des rails et ne se répète pas. J’essaie aussi dans chaque film de me faire peur, de dérailler, de me fixer de nouveaux objectifs. J’ai eu la chance de travailler avec Olivier Gourmet, Fanny Ardant, Léa Seydoux et Isabelle Huppert et leur force c’est de se faire dérailler pour faire surgir une sorte de spontanéité. Isabelle Huppert ne propose jamais la même chose d’une prise à l’autre. C’est pour cela qu’ils aiment aussi travailler avec des enfants qui n’ont jamais joué et qui sont pleins de spontanéité.

 

C. : Quels sont vos projets ?

U. M. : Je suis en fin de réécriture d’un projet américain, une sorte de polar, qui se passe sur le territoire américain avec des acteurs américains. C’est une sorte de Suisse, mais en très grand.

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