Joachim Lafosse, on vous en parle depuis belle lurette. Dès Tribu, son premier court métrage, puis Folie Privée, son premier long métrage. Ensuite, nous avons suivi la fabrication de Ça rend heureux – que nous avons connu sous le titre de Folie fertile ou de Quand est-ce que tu me prends ? – qui, sitôt achevé, nous est apparu comme un film louchant entre la comédie et la tragédie dans une relation du masculin au féminin, autour de l’image de la femme. Alors que Nue propriété examinait la transmission des limites et leurs transgressions possibles dans un trio infernal : deux fils et leur mère, Elève libre poursuit la quête de Joachim Lafosse sur la transgression des objets du désir dans un scénario que se joue un adolescent avec trois adultes pervers. Interview avec le réalisateur le plus talentueux de sa génération.
Joachim Lafosse pour Elève libre
Cinergie : Joachim, dans tes films précédents, que cela soit Tribu, Folie privée ou Nue propriété, ce que tu soulignais, c’était l’absence d’un ou des deux parents, ou l’amour excessif d’un ou des deux parents, ce qui créait un déséquilibre familial. Dans Elève libre, le déséquilibre n’est plus provoqué par la famille, mais par quelqu’un d’extérieur, qui a aussi un rôle d’éducateur…
Joachim Lafosse : Oui, la famille transmet une capacité à s’émanciper et à vivre seul. Dans ce cas-ci, je raconte l’histoire d’un adolescent qui ne parvient pas à distinguer ce qui est de l’ordre de l’apprentissage et ce qui est de l’ordre de la transgression.J’ai voulu parler de cette frontière floue qui existe entre les deux, dans l’éducation donnée par un prof, qui a une autorité et une expérience reconnues et qui rencontre un adolescent. Il veut lui donner des vérités, l’adolescent est forcément très curieux et, dans cette relation, la question qui se pose est celle des limites, que l’un et l’autre devraient fixer. Pour l’adolescent, c’est un peu compliqué d’en mettre, il ne possède pas les repères. C’est donc l’adulte qui devrait les poser, mais il ne le fait pas. J’essaye de faire réfléchir le spectateur pour qu’il réalise jusqu’où cela peut aller. Une autre question du film est de savoir si l’on peut tout apprendre. Est-ce que la sexualité s’apprend ou s’éduque ?
C. : Tu as dit que tu serais heureux de pouvoir aller à la rencontre des jeunes avec ce film. Tu as envie de créer une discussion.
J.L. : Oui, mais c’est pour chaque film. J’aime parler d’un film après sa sortie. Ça ne sert pas uniquement à divertir, on peut divertir et réfléchir en même temps. J’essaye de rassembler les deux. Ce film sur les limites ne s’adresse pas à tout le monde, je pense qu’il faut avoir 15 ans pour voir ce film, en discuter, le prendre avec justesse et pouvoir s’en emparer. Donc cela me plairait beaucoup de pouvoir en discuter avec les adolescents.
C. : Tu dis avoir envie de parler de chacun de tes films, mais ne considères-tu pas Elève libre comme plus « pédagogique » ?
J.L. : Non pas du tout, c’est du cinéma ! Je ne suis pas pédagogue, je suis cinéaste. Mais j’aimerais que mon film provoque une réflexion. La chose qui m’intéresse le plus, c’est stimuler la subjectivité du spectateur, qu’il se rende compte qu’il est non seulement quelqu’un qui consomme, mais aussi quelqu’un qui pense, et qui peut avoir une opinion. Quand on fait appel à la subjectivité du spectateur, cela veut dire qu’il va devoir prendre position. Quand on le laisse avec une question et qu’on ne donne pas forcément une réponse, ça l’effraie. C’est la même chose pour Jonas dans le film. On voudrait tous des vérités. Elève libre est une histoire pour laquelle il est très difficile d’avoir une opinion, mais je préfère la complexité à la simplicité.
C. : Est-ce pour cela que tu as choisis cette manière de filmer, avec l’avant-plan très net et l’arrière-plan totalement flou ?
J.L. : Il est vrai qu’on a travaillé avec des longues focales, mais le plus important, c’était de faire se rencontrer un fond et une forme. C’est ce que je répète sans cesse, le cinéma, c’est ça. Le fond, c’est l’histoire dont j’ai déjà parlé, et pour la forme, je me suis souvenu de Mowgli qui rencontre Kaa le serpent. D’un coup, Mowgli est hypnotisé, il perd ses repères et ne sait plus très bien où il doit regarder. Dans Elève libre, c’est la même chose. Ce sont de longs plans-séquences qui tournent autour de Jonas, et on ne sait pas très bien quel point de vue adopter, qui fait quoi, que faut-il penser de ce qui se dit et de ce qui se fait ? Tout est flou. Et puis, comme le film relate une rencontre et un lien sans limites ni distance, où la proximité et l’intimité ne sont pas respectées, je trouvais intéressant de filmer en plans-séquences, sans coupe, tout comme dans la relation entre les deux personnages. Il n’y a pas de coupure qui permet de prendre de la distance.
C. : Tous les personnages sont très proches, physiquement parlant.
J.L. : Oui, c’est provoqué par la longue focale. Faire un film, c’est faire des choix. On ne se rend pas compte à quel point le cinéaste a des choix à faire. Tout ce qui est le cadre, la netteté, le rapport au son, … Tous ces choix sont à utiliser et font la grammaire du cinéma. Ce qui me plaît avec ce film, c’est que dans les débats que j’ai maintenant, on me parle beaucoup du fond, et très peu de la forme, alors que c’est le film où formellement j’ai été le plus loin. Ça, c’est une victoire pour moi, parce que c’est à ça que sert la forme : mettre le fond en valeur.
Le fait que des gens, non cinéphiles, qui ne sont pas dans le milieu du cinéma, parlent tout de suite du sujet auquel ils ont été confrontés, sans même parler de la forme, c’est génial, parce que ce n’est possible que grâce à la forme.
C. : As-tu fait des essais caméras avant de tourner ?
J.L. : Oui bien sûr. Il n’y a pas de hasard au cinéma, tout est réfléchi pour que cela soit beau. Donc on a fait des essais, puisque c’était la première fois que je tournais en 35mm. J’ai choisi le Scope pour les scènes de table. Cela donne une vision large de la table et l’on voit tout le monde sur le même plan, cela évite le champ/contre-champ. Il y a eu de longues discussions, et finalement, la rencontre la plus forte que j’ai eue, c’est avec le directeur photo, Hichame Alaouie. Ça a été compliqué, conflictuel même, mais finalement j’ai appris beaucoup sur ce qu’on peut faire avec les outils du cinéma. C’est sans doute le film où j’ai le plus appris.
C. : Il y a aussi dans le film un certain jeu sur la couleur.
J.L. : Oui, c’est encore le travail d’Hichame. Il a fait un boulot formidable sur ce film, il en parlerait sans doute mieux que moi. Son boulot ne se voit pas, mais la photo est tout en profondeur, il y a de la nuance, il est parvenu à donner un côté maternant à l’image. J’aime la nuance qu’il donne, les contrastes. Il a un regard très juste, il se bat pour son travail d’artiste et pour une esthétique, sans aller à l’encontre du film et du choix du réalisateur. Il a réussi à concilier les deux d’une très belle manière.