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Sur le tournage de Le Troisième œil

Publié le 01/01/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Œdipe énergumène


Fermez l'œil et le bon. Imaginez un ciel gris plombé, pluvieux. Un crachin incessant. Le froid humide et cinglant du vent âpre de l'automne, son souffle. Un glissando pulsé comme un slap de Scott LaFaro, à la contrebasse pour faire rebondir le chorus entamé par Bill Evans dans Solar, feutré, exempt de tout vibrato. Avec une régularité de tempo coïncidant avec l'apparition d'un soleil hivernal qui donne de la lumière mais ne réchauffe personne. Ou si peu qu'il est inutile d'en parler. La sonorité du vent se fait plus ronde. Avec des silences pulsés comme les reprises légères des balais entre les doigts de Paul Motian aux drums. Spectral. Juste une respiration asthmatique. Le trio mythique de Bill Evans. Sunday at the village Vanguard. Le soleil s'éclipse. A l'est une colonne de nuages blancs boursouflés traverse le ciel poussé par le vent. Celui-ci s'obscurcit. Le crachin se transforme en une pluie qui crépite sur l'asphalte. Rouvrez l'œil et bouchez-vous les oreilles - sonnez tambour - nous sommes sur un plateau balayé par les intempéries - résonnez trompettes - du sud Luxembourg. Sur le tournage du Troisième Oeil de Christophe Fraipont.

 

 

Sur une route barrée à la circulation entre Limpach et Reckange. Toute l'équipe a revêtu au-dessus de ses vêtements habituels des KW (Philippe Guilbert a un Jeans si, si - mais noir, cette fois-ci. Il nous l'a lui-même montré, en bon lecteur de nos rubriques qu'il est).

Ils sont chaussés de bottes en caoutchouc, des Caterpillar, des Buffalos ou des Doc Martens voire même, pour les filles, des El Dantes de dix centimètres de semelles et ont enfilé des passe-montagnes, sauf le réalisateur qui porte la même casquette que le gosse de Bouge pas, meurs et ressuscite et des pantalons jaunes d'éboueur.

Silence (sauf le souffle d'Eole). Sur la route à coté de l'arrière d'une Peugeot sport (on voit celle-ci en amorce), Philippe Guilbert, assis sur le tabouret d'une dolly Chapman, cadre avec une Arriflex SR3 munie d'une longue focale Zeiss (135mm), un groupe de flics armés de fusils et de pistolets qui courent face à la caméra. Ils stoppent à quelques mètres de celle-ci.

Un homme, le commissaire Froidcoeur (Christian Crahay) s'avance vers le véhicule immobilisé. Pascal Jasmes, la perche haut levée suit ses mouvements que Pierre Mertens enregistre sur son Nagra. Cut.

Soudain un brouhaha pénètre la bulle de silence où l'équipe est restée suspendue. L'assistante image, une mini Maglite high-intensity à la main, nous explique que le réalisateur qui tient à ce qui il y ait peu de profondeur de champ, afin que l'attention du spectateur se concentre sur Michael et Malika, se sert d'une gamme d'objectifs entre 25 et 135mm et que la fujicolor 500 est gonflée à 1000.

Il se met à pleuvoir et la violence de l'averse lui cingle le visage. Ce n'est plus Paul Motian c'est Elvin Jones ou Tony Williams qui est aux drums.
Un mec en parka, nu-tête, le sourire qui s'épanouit d'une oreille à l'autre traverse le champ sur une trottinette métallique en signalant qu'il y a du café chaud.

 

L'œil avertiJeremie Renier

On refait le plan. Jérémie Renier est hors champ caméra dans la scène qui se tourne, ayant de l'énergie à revendre (et peut-être un peu froid), il fait le clap de début de prise. Les cheveux en bataille, Hubert Toint, le producteur du film, regard pétillant et demi-sourire permanent sur les lèvres surmontée d'une moustache en guidon de vélo (on se répète  ? ben oui !) une veste jaune moutarde, circule de la vidéo de contrôle à la caméra, Canon Eos en bandoulière, il joue au photographe de plateau. La violence de l'averse (cette fois, c'est Art Blakey qui se déchaîne sur ses caisses et ses charlestons) lui cingle le visage, ses cheveux --où est mon bonnet ? - et les yeux trempés de pluie il capte la scène filmée.

L'après-midi, même temps. Soleil et pluie en alternance. On and off. Nozha Khouadra et Jérémie Renier, les deux acteurs sont assis sur le siège avant de la Peugeot. L'équipe installe un travelling face à la voiture de manière à pouvoir passer du visage d'un protagoniste à l'autre, à travers le pare-brise ruisselant de gouttelettes de pluie. Le vent qui s'était calmé se lève à nouveau. Le soleil disparaît, le vent descend par vagues, tend la peau, la pique mais la lumière est correcte et on tourne la scène. Joëlle roule ses épaules pour se réchauffer sur les conseils d'Hubert Toint (elle regrette la palette graphique de son PC, bien au chaud dans nos locaux). Votre serviteur est pétrifié de froid malgré son blouson de cuir (il regrette son polard négocié de haute lutte dans le Chinatown de San Francisco et qui lui a évité une crève carabinée due au vent polaire qui balayait la baie, genre Barre Philips dans une de ses impros free, à la contrebasse). Le soleil revient interrompant le tournage. Le soleil frappe en plein visage, aveugle, l'équipe chausse des lunettes noires d'une telle variété de marque que nous renonçons à vous les énumérer.

 

Le deuxième oeil

"A chaque plan j'ai l'impression de découvrir le scénario, nous confie Christophe Fraipont, le réalisateur, à l'heure du repas. Il secoue la tête, prend une profonde respiration avant de se jeter à l'eau. Il n'y a pas eu d'épuisement par rapport au sujet qui a évolué en fonction des possibilités de production, sur le métier, cent fois j'ai remis mon ouvrage de manière à ce que ce ne soit pas un bébé mort-né au moment du tournage. Chaque fois que je tourne un plan avec Jérémie Renier et Nozha Khouadra, je les découvre. N'ayant pas d'expérience du théâtre, ils me permettent d'obtenir une fraîcheur dans le jeu qui est indispensable au vécu des protagonistes.

 

Le Troisième Oeil, ce sont deux jeunes qui sont en rupture de bans, autant par rapport à leurs familles que par rapport à la société, la famille étant le microcosme de celle-ci. C'est donc le trajet de deux personnages dont l'un, Malika, cherche à échapper à ses parents et à sa culture. L'autre, Michaël, n'a pas eu de parents et cherche à établir un contact avec son père. L'histoire raconte ces deux trajets et leur relation dans les conditions difficiles qu'ils vivent. Ce qui m'intéresse davantage c'est la façon dont ils le vivent.
J'ai fait mes courts métrages en noir et blanc parce que c'était comme des petits poèmes, des haïkus. Ici, pas du tout. Ce sont les sentiments, les relations vraies entre deux personnes. Je tenais à la couleur. De même, je veux travailler différemment sur le cadre que sur mes courts métrages. C'est une évolution dans mon travail. Je ne veux pas refaire ce que j'ai déjà fait. Au contraire. On joue la saison automne-hiver en plein. J'ai toujours voulu tourner le film à cette saison-ci, et on est gâtés."

En effet. Nous en frissonnons !

Il s'interrompt, essayant de trouver les mots justes pour expliquer. Il se penche en avant, son ton est plus pressant, le débit de ses paroles s'accélère " Il y a deux moments dans le film, lorsqu'ils sont à la ville et à la campagne. A la ville c'est des bruns, des beiges, des gris. A la campagne le vert est obsédant, les arbres sont dépouillés de leurs feuilles. C'est parfait . Donc, on va traiter un peu l'image en la désaturant mais c'est surtout dans les décors, dans les costumes qu'on a travaillé sur les couleurs désaturées.

Il regarde ses mains et lève les yeux vers Jérémie qui s'amuse avec son vis-à-vis à la table contiguë. J'ai écrit l'histoire avant de penser à Jérémie Renier que - comme tout le monde - j'avais vu dans La Promesse - je l'ai rencontré via un ami commun qui habite dans le quartier de ses parents. Je suis allé le voir. Il avait déjà tourné un film avec François Ozon que j'ai vu et dans lequel je l'ai trouvé extraordinaire. Il est sur le projet depuis très longtemps ainsi que Nozha Khouadra. Je n'ai pas fait de casting pour les deux rôles principaux. J'ai eu un coup de cœur pour chacun d'eux et depuis deux ans et demi, il sont fidèles au projet. Ce qui m'a donné de l'énergie et du courage pour continuer. Je les laisse s'approprier le personnage et ils amènent beaucoup de choses.

On sait qu'il n'y avait pas de musique dans les courts métrages réalisés par Christophe Fraipont. On ne va pas revenir, sur les contraintes économiques qui ont entraîné un choix douloureux pour son réalisateur. Rien de tel ici. Il soupire. "Ah, la musique ! Elle est importante. C'est Denis Pousseur qui va la faire. On en discute depuis longtemps. Il est sur le plateau pour s'imprégner de l'atmosphère du film parce qu'on ne veut pas d'une musique plaquée sur les images, à la dernière minute. Cela nous permet d'en discuter pendant le tournage, puis, au moment du montage."

 

Clin d'œilTroisième Oeil avec Jérémie Renier

A perte de vue, tout est blanc, les murs, la chemise du serveur avec son plateau de bouteilles de Tourtel, les nappes sur les tables qui s'alignent dans le restaurant de cet hôtel luxembourgeois qui abrite l'équipe du film. Nous nous laissons bercer par la voix de Jérémie Renier : " Le cinéma m'a toujours fasciné depuis que je suis tout petit, nous explique l'interprète de La Promesse. Si je voyais Tarzan je me mettais un slip tigré et je jouais à Tarzan. Le premier casting que j'ai fait c'était à neuf ans pour Toto le héros. Mon père avait une petite caméra H8 et j'adorais filmer mes amis. J'ai commencé par faire de la figuration dans un téléfilm. Puis le casting de La Promesse. On était trois cents, je suis revenu plusieurs fois et puis l'aventure a démarré.

Il y a trois ans, je suis parti à Paris. J'ai tourné Les Amants criminels avec François Ozon dans le sud de la France. Un film dont je suis très fier. Puis il y a eu Saint-Cyr où j'ai un tout petit rôle. Le tournage s'est passé super mal. La réalisatrice ayant besoin d'énormément de conflits pour arriver à quelque chose. Je l'ai vécu très mal, d'autant que j'avais toujours eu d'excellents contacts - et c'est comme ça que j'aime travailler - avec les précédents réalisateurs.

Ensuite, j'ai enchaîné avec Faites comme si je n'étais pas là, un film d'Olivier Jean qui sort en janvier 2001. C'est l'histoire d'un jeune garçon qui s'ouvre au monde. Ensuite j'ai tourné Le Pacte des loups, avec notamment Emilie Dequenne dont le sujet est consacré à la bête de Gévaudan. C'est une grosse fresque historique qu'on a tourné pendant huit mois dans les Pyrénées. C'était assez inoubliable. J'ai encore fait Le Pornographe dans lequel je joue le fils de Jean-Pierre Léaud. J'avais peur qu'il soit absent mais en fait, pas du tout. S'il est parfois comme ça, avec nous, ça c'est super bien passé. Et juste avant le Troisième œil j'ai fait un téléfilm réalisé par Lucas Belvaux dont j'ai un très bon souvenir. Je connais Christophe Fraipont depuis La Promesse. C'est le premier scénario que j'ai reçu après le film des frères Dardenne. On s'est rencontré, on en a beaucoup parlé, tout ça, il cherchait des fonds et on s'est revu à peu près tous les six mois, pour faire un briefing. Puis Nozha est arrivée et tout d'un coup Christophe m'a rappelé il y a un peu plus de six mois en me disant : " voilà, on a l'argent, c'est parti ". J'ai pensé : " c'est pas possible il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans ! " Il éclate de rire. Il est venu à Paris et on a refait une lecture du scénario. C'était très chouette ! Christophe est un mec super ouvert, à l'écoute des autres et qui est prêt à se remettre en question, ce qui est plutôt rare de la part d'un réalisateur qui porte son histoire depuis trois ans. Il nous laisse énormément de champ dans l'interprétation. Comme j'ai envie de réaliser, depuis que je suis tout petit, je pose plein de questions sans que cela le gène, on a pu transformer les dialogues ensemble ".

Jérémie est un conteur qui se dépense sans compter, ses digressions intarissables vous laissent sans voix, mais sur la voie d'une parole qui galope, s'enchaîne dans des raccords époustouflants d'audace. Jérémie, parfois à la limite de la parodie, se lance dans moult récits dignes des contes des Mille et une nuits. Joëlle et votre serviteur ont l'impression (agréable  !) d'être dans la peau du sultan écoutant Shéhérazade, fascinés et, un peu hagards, devant leur verre de bière, à moitié vide ou à moitié plein. C'est selon.

 

Le premier oeil

Le balais des essuie-glaces chasse l'eau du pare-brise. A travers le rideau de pluie, on ne distingue que les feux de signalisation des véhicules qui précédent le nôtre. " J'ai rencontré Christophe Fraipont à l'INSAS, lorsque je suivais une classe de scénario avec Frank Daniel, nous explique Hubert Toint les mains accrochées au volant de sa voiture. C'est lui qui est venu me trouver avec un projet de long métrage qu'on a eu du mal à financer. Dans la conjoncture du prime time télévisuel (le plus petit dénominateur commun) et de l'audience maximale qui tout au long des années 90 n'a cessé de s'amplifier, là où les télévisions sont primordiales dans le financement des films (on peut le regretter, mais on est bien obligé de l'admettre), le montage financier s'est avéré particulièrement ardu. Tout cela est logique pour la télévision, mais l'est moins pour le cinéma car celui-ci doit se singulariser. C'est ce qui fait la force des films qui sont vus par un grand nombre de spectateurs en salles. Les objectifs du cinéma et de la télé sont les mêmes : avoir un maximum de spectateurs, mais les procédés pour y arriver non seulement divergent mais sont totalement différents. La télé ira vers le plus de consensus possible tandis que le cinéma cherchera un ton singulier. Christophe Fraipont, ayant un style fort et son sujet étant violent se situe dans la mouvance du cinéma d'auteur. On a beaucoup de difficultés à le monter. Mais la ténacité finit toujours par payer ".

La sonnerie de son portable retentit. Cinquième sonnerie, il débranche  : Allo, etc. Toint décolle son téléphone portable de son oreille, l'air songeur. " C'est l'histoire d'un jeune délinquant qui s'échappe de prison pour retrouver un père qu'il ne connaît pas et dont il désire être reconnu. Il est en recherche de paternité. Il profite de l'enterrement de sa mère pour s'échapper. Dans cette fuite il rencontre une jeune femme qui, elle, essaie de fuir sa famille qu'elle trouve oppressante et trop traditionnaliste. Ce sont deux destins croisés. Ils se rencontrent et cela devient une histoire d'amour qui, au départ est totalement improbable. Ils fuient tous les deux. L'un de prison, l'autre de sa famille qu'elle ressent comme une prison. Se rencontrant, ils sont condamnés, à tomber amoureux l'un de l'autre. Un amour impossible. Un amour absolu aussi. Le suspense du film consistant pour le spectateur à se demander si nos deux fugueurs vont s'en sortir. Arrêter une fuite en avant qui les mènent au précipice. Vont-ils réussir  ? C'est une métaphore de la société. C'est pourquoi cela m'intéresse de produire des films de ce genre. Le style de Christophe est celui d'un réalisateur pour qui le cinéma existe vraiment, au-delà de toutes les réductions de l'audiovisuel. C'est un garçon qui construit ses plans, qui les cadre, pour qui chaque mouvement d'appareil a un sens. L'éthique de Christophe est son style. Il a un style parce qu'il a une éthique" .

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