Cinergie.be

Les Tremblements lointains de Manuel Poutte.

Publié le 10/09/2009 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

African Couenne


Manuel Poutte manie aussi bien la fiction que le documentaire. Il choisit le genre de film le mieux adapté à son propos, mais son travail est toujours hanté par les mêmes questions fondamentales : qu’est-ce qui fait que l’homme est un homme, et quelle est sa place au sein d’un univers de plus en plus rationaliste, de plus en plus aseptisé, bref de moins en moins humain ? Cette fois, c’est en Afrique qu’il a choisi de poser sa caméra. Il la connaissait déjà pour y avoir erré à la rencontre de gens et de cultures très différentes, mais il n’y avait jamais encore exercé son activité de réalisateur. L'Afrique, il la sent marquée par une spiritualité profondément différente de nos conceptions occidentales. Pourtant, il lui faut, bon gré mal gré, composer avec nos cultures européennes, au danger d'y perdre son âme. Dans son documentaire Welcome to Paradise (voir critique dans ce numéro), il nous fait vivre cette perte de manière particulièrement poignante. Dans le long métrage de fiction Les tremblements lointainsil explore un rapport au sacré qui le fascine par sa magie. Un regard animiste, chargé de symboles, porté sur le monde par des cultures encore très en phase avec les forces de la nature. Et en filigrane des deux films, l’idée de la soi-disant supériorité de notre culture occidentale. Une idée posée en axiome incontestable par certains, mais que Manuel Poutte, qui a horreur des évidences imposées, remet à plat de fort plaisante façon.

Les Tremblements lointains de Manuel Poutte.

Nous sommes à Foundioungué, petite ville du Sénégal perdue entre la savane et les Mangroves, dernière étape des circuits touristiques et première porte vers l’Occident pour les candidats émigrants. Quatre personnages vont y entremêler leurs destins. Bandioungou, tout d'abord, est un jeune Africain qui a quitté son village pour tenter d'émigrer. Il attend d'improbables nouvelles d'une touriste française avec laquelle il a eu une liaison et qui tente de le faire venir en France. En attendant, il vit de petits boulots et s'est lié d'amitié avec Marie, la fille du médecin français du dispensaire local. 

Née en Afrique, Marie n'a pratiquement jamais connu l'Europe, et depuis la mort de sa mère, est la principale raison de vivre de son père.
Cette affection surprotectrice l'étouffe. De plus, Marie accepte mal le rationalisme désabusé du toubib, très imprégné des stéréotypes coloniaux. Boris, enfin, un antiquaire parisien ami du médecin, est à la recherche d'un fétiche rare pour un de ses clients. Contre la promesse de lui obtenir un passeport, il décide Bandioungou à les accompagner au fin fond de la forêt.
Commence alors un étrange voyage Au cœur des ténèbres. L'œuvre de Conrad et sa plus flamboyante adaptation cinématographique (Apocalypse Now) marque en filigrane le périple de cette barque, avec ses quatre occupants qui s'enfoncent au plus profond de la jungle, pénétrant un univers où le ciel, la terre et l'eau se confondent. Petit à petit, le rationnel cède la place à une nature imprégnée de sombre magie, et ce cadre sauvage, chargé de vibrations mystiques, pousse chaque personnage au bout de son mal être intérieur. 
 
D'un point de vue plus cartésien, Les Tremblements lointains se construit sur les rapports troubles, surchargés de manipulations réciproques, qu'entretiennent l'Europe et l'Afrique. Chacun des personnages est, de ce point de vue, un archétype qui joue copieusement des autres pour arriver à ses fins. Bandioungou, c'est l'Africain pétri de religiosité animiste (il était destiné à devenir féticheur de son village) qui tente de rejeter cette part de lui-même pour s'offrir en Europe un autre destin. Il croit être l'objet d'une malédiction qui n'est sans doute qu'un mélange de culpabilité et d'envie de changement. Marie, elle, suit le chemin inverse. Adolescente européenne vivant en Afrique, elle s'oppose à son père et met en cause ses certitudes rationalistes d'occidentale. Pour échapper à ce géniteur oppressant, elle se jette dans cet autre monde que lui propose Bandioungou sans pour autant pouvoir l'y rejoindre. Le docteur, colonial par excellence, un peu marginal, a fui une société trop policée. Il jette sur le monde qui l'entoure un regard empreint de supériorité et de suffisance, méprisant toutes ces croyances qui sont pour lui source de trouble et d’escroquerie. Boris, enfin, c'est le regard mercantile de l'Occidental sur l'Afrique. Fasciné par cette culture, il en joue avec cynisme pour atteindre ses ambitions personnelles argentées.  

La chaleur moite du Sénégal imprègne le film et le baigne de sa langueur. C'est le rythme idéal qui permet de faire ressentir au plus fort la dichotomie des valeurs occidentales et africaines. La manière dont elles s'influencent, se combattent, s'interpénètrent est bien le cœur du film et le vrai propos du cinéaste. C'est au gré de ces influences que vont évoluer les personnages. Le casting mêle vieux briscards et jeunes loups dans un contraste intéressant. Au jeu puissant de Daniel Duval, habitué de ces personnages un peu cassés par la vie, répond la fraîcheur et la candeur de la jeune Amélie Daure, repérée par Manuel Poutte dans un casting en France et qui n'a pas hésité à le suivre dans un rôle fort et difficile.

Marie est sans doute le personnage qui évolue le plus.Jean-François Stévenin incarne pesamment un personnage massif et sclérosé, tant dans son corps que dans son esprit. En face, le musicien sénégalais Papa Malick N’Diaye allie la grâce juvénile à une étrange gravité. Il plie, s'adapte aux circonstances, cherche sa voie sans désemparerLe couple qu'il forme avec la jeune Marie est une des richesses du film. On regrettera juste que, mis en scène dans un aussi somptueux décor, les acteurs ne puissent y évoluer avec davantage de fluidité. Au service d'un scénario extrêmement chargé, et donc précis, enfermés dans un huis clos de plus en plus oppressant, on leur sent parfois des difficultés à donner leur pleine mesure, même si le film réserve à chacun un quota de scènes fortes.
Les tremblements lointains est un film difficile, plutôt austère mais des plus intéressants. Manuel Poutte a déjà démontré sa maîtrise originale du langage cinématographique qu'il met au service d'un questionnement d'une rare spiritualité. Avec des moyens limités, il devait échapper aux images récurrentes d'une Afrique telle que la fantasme le grand cinéma et imposer sa vision originale d'une terre attachée à ses traditions, mais irrésistiblement attirée par le miroir aux alouettes de notre soi-disant modernité. Ici aussi, un minimum de clichés mais du respect, et un maximum d'exigence.

Tout à propos de: