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Luc et Jean-Pierre Dardenne - La Promesse

Publié le 02/10/1996 / Catégorie: Entrevue

  "Notre cinéma est un regard sur notre époque"

Luc et Jean-Pierre Dardenne - La Promesse

 Cinergie : Quelle est la genèse de La Promesse 
Jean-Pierre Dardenne :
C'est assez complexe. Ce n'est pas vraiment nous qui sommes allés vers un sujet, c'est d'abord un sujet qui est venu vers nous. L'exploitation de la main-d'oeuvre clandestine est une pratique de plus en plus répandue en Europe occidentale, la situation économique et les rapports Nord-Sud allant en s'aggravant. On voit le tissu social se défaire, notamment à Seraing, là où on a tourné, une région industrielle où le taux de chômage est élevé, où la débrouillardise a pris le dessus sur des réseaux traditionnels de solidarité et d'entraide. Ce climat a imprégné nos réflexions et servi de préliminaire à notre histoire. Un fait divers nous a également marqué. Un groupe de Burkinabés, arrivé à Bruxelles d'où il devait partir pour Cararre, en Italie, afin d'y travailler dans les carrières de marbre, a attendu en vain le transporteur et s'est retrouvé livré à lui-même. 

Par ailleurs, lors des repérages de notre film précédent, Je pense à vous, nous avons rencontré un type qui faisait le métier de Roger. Il nous a tout raconté parce qu'il pensait qu'on aurait pu utiliser l'un des endroits où il faisait vivre des clandestins, ce qui lui aurait rapporté de l'argent supplémentaire. En gros, c'était un imbécile qui a voulu faire le malin car il a vu que nous étions des gens de médias. C'était aussi un cynique total, un bandit, sous les dehors d'un Monsieur-tout-le-monde. Il personnifiait le mal dans sa banalité, convaincu de bien agir parce que, logeant ces types dans des conditions déplorables, il leur permettait d'avoir une adresse et, à l'époque, d'avoir accès à l'aide sociale. Tout en leur demandant, comme dans le film, d'aménager le gros bâtiment dans lequel il habitait. Tout cela sert de contexte quasi documentaire sur lequel vient se greffer l'initiation du fils.

 

C. : Votre cinéma, c'est un cri d'alarme?
J.-P. Dardenne: On pense que le cinéma a aussi une fonction sociale. L'oeuvre d'art possède un impact sur le monde d'aujourd'hui. En tant que spectateurs, c'est ce cinéma-là que nous voulons voir.
Luc Dardenne : Notre film porte un regard sur ce que peuvent devenir les membre de la classe ouvrière qui s'est complètement décomposée suite à la crise de la sidérurgie. Que le film soit un document sur notre époque, tant mieux, mais nous avons d'abord réfléchi à partir du triangle père-fils-étrangère. On a voulu raconter comment un fils se sépare de son père, en quelque sorte une image de lui-même, pour aller vers l'autre, qui lui fait confiance et vis-à-vis de qui il se sent progressivement redevable.

 

C. : La mort d'Hamidou arrive assez tard...
J.-P. Dardenne : Nous voulions prendre le temps d'introduire le spectateur dans le monde du travail clandestin et dans les rapports qui se créent entre les personnages. Cet accident, que personne n'a prévu, fait un peu partie du traitement "documentaire" de la première partie du film. Par hasard, on est là quand il se produit.

 

C. : La fin ouverte s'est imposée à vous dès l'écriture du scénario?
L. Dardenne : Le parcours du film, c'est celui d'Igor. L'histoire de quelqu'un qui commet le mal en toute innocence jusqu'à qu'il se sente coupable et dise la vérité, qui n'était évidemment pas dans la promesse faite à Hamidou. Une fois qu'il a dit cette vérité, le film est fini, ce que deviennent ensuite les personnages, c'est autre chose. On prend ceux-ci à un moment donné, on les suit quelque temps et puis on les abandonne, on les laisse poursuivre leur vie.

 

C. : Comment avez-vous travaillé votre mise en scène qui est proche du documentaire?
J.-P. Dardenne : Nous nous sommes donné des contraintes, celles imposées par la réalité, au sein desquelles nous avons inventé. Nous avions fait le pari de ne pas modifier les lieux, ce que nous sommes parvenus à respecter à une exception près.
L. Dardenne : On a travaillé plus à la brosse qu'au pinceau. On avait, au départ, des axes généraux qu'on a confrontés à la réalité, à l'espace, au jeu des acteurs, aux besoins de la mise en scène. On voulait que le corps de Roger, qui suffoque son fils, soit constamment un élément qui fasse barrage au fils: on cadrait le visage d'Igor caché par l'épaule de son père, etc.

 

C. : Igor n'est pas un loubard baraqué mais un adolescent qui semble fragile...
J.-P. Dardenne : On voulait qu'il soit à la fois un enfant et un adulte. Durant le casting, Jérémie Renier était très peu bavard, beaucoup de choses passaient dans son visage par des mimiques, des attitudes. Un jeu intérieur qui va de pair avec un côté nerveux, très physique. Igor est un jeune mécanicien, ce n'est pas un garçon des rues. Son personnage s'est vraiment décidé lorsque l'on a fait les essais de vêtements. Quant à Olivier Gourmet (Roger), c'est sa banalité qui nous a intéressée, son côté un peu quelconque, le fait qu'il n'ait pas la "gueule" d'un acteur. Il a l'air sympa, il a une bonne bouille.

 

C. : Comment analysez-vous votre parcours comme réalisateurs de fiction, depuis Falsh, en 1986?
L. Dardenne : Avec Falsh, on avait essayé de filmer un texte. C'est dans le cadrage, je crois, que nous avons le plus évolué. Dans ce film-là, et même encore dans Je pense à vous, on cadrait de manière neutre pour qu'entrent les personnages sans comprendre que c'est la chose cadrée qui fait le cadre. Dans la Promesse, on a fait l"inverse, on n'avait pas de découpage: c'est le corps de nos personnages, leur déplacements, qui nous donnaient le cadre.

 

Michel Paquot

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