Cinergie.be

Manifeste du cinéma

Publié le 12/09/2011 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

Hitler à Hollywood ré-apparait en septembre à Bruxelles (à Flagey) et à Liège (Churchill). Nous vous avons parlé du sujet du film. Pas suffisamment de la forme qui est aussi intéressante que son contenu. Une forme qui s'inspire des bédés d'Hergé (grand styliste qui a lancé le goût pour la ligne claire comme possibilité formelle dans une page de cadres dessinés). Le jeu des couleurs dans Hitler à Hollywood est proche d'une dyschromatopsie. D'un coté le décor est désaturé et file vers le noir et blanc, de l'autre, à l'inverse, les personnages sont très colorés. On est donc dans un cinéma de création et non dans la post-modernité de tout un pan du cinéma qui abandonne le septième art au profit de l'addiction des affects (clip) doublé par le recyclage des effets iconiques (publicité). Au point que la célèbre formule d'André Malraux Le cinéma est un art et une industrie est en train d'évoluer, Paulo Branco (producteur de Ruiz et de Wenders) la transforme avec ceci : le cinéma est une industrie et parfois un art . Cette singularité d'un cinéma belge comme art sans industrie, plus proche de l'artisanat que du commerce à longtemps été le prototype de notre cinéma. De cela Frédéric Sojcher nous parle dans ses écrits. Le réalisateur de Cinéastes à tout prix voit plusieurs de ses livres ré-édités. Ce mois-ci, La direction d'acteur chez Archimbauld/Klicksieck avec en supplément un entretien avec Youssef Chahine à l'Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne. Le mois prochain, Le Manifeste du cinéaste, en poche augmenté de trois nouveaux chapitres sur la production, sur la diffusion et sur Internet.
Nous vous offrons une partie du chapitre "Les Rendez-vous manqués du cinéma européen".

Les rendez-vous manqués du cinéma européen

Pourquoi les films américains sont-ils les seuls " à parler " au monde ? Certains prétendent que c’est une question de langue. Mais cette explication est beaucoup trop réductrice, les films hollywoodiens étant la plupart du temps doublés dans les langues du pays où ils sont exploités. D’autres affirment que c’est une question de modèle culturel – les Etats-Unis ayant réussi à apparaître aux yeux du monde (et à travers les films) comme la référence d’un mode de vie (l’American way of life), mais quel désaveu alors pour les autres cultures(1). D’autres encore assurent que la taille du marché américain permet aux productions de se rentabiliser sur leur territoire national et d’ensuite pouvoir être bradées sur les marchés extérieurs (notamment pour les ventes des séries ou des téléfilms). Mais les blockbusters arrivent de plus en plus rarement à couvrir leurs budgets par l’exploitation américaine et ont besoin pour atteindre leur seuil de rentabilité des marchés étrangers, principalement européens. L’explication sans doute la plus probante reste du côté des moyens mis en oeuvre, tant dans l’élaboration (effets spéciaux et star system) que dans la publicité faite aux films (le marketing, qui entraîne aussi un certain type de narration).
Il n’y a aucune raison pour que les cinéastes américains soient, par la grâce du ciel, meilleurs que leurs homologues étrangers. Preuve en est le très grand nombre de cinéastes européens, asiatiques, australiens… happés par Hollywood. C’est donc le système cinématographique qui amène cette facture de production. Les spectateurs du monde entier savent qu’en allant voir des films américains ils ont toutes les chances d’être rassasiés en émotions et divertissement.
L’Europe constitue un marché plus important que les Etats-Unis, mais n’est jamais arrivée à mettre en place un mode de narration et de production qui " parle " aux spectateurs de l’Union européenne. Le cinéma européen est-il simplement l’addition de cinématographies nationales ou, au-delà des particularités de chaque région, de chaque pays qui le constitue, y a-t-il une identité, une narration communes possibles ?
Dans l’histoire du cinéma, les rendez-vous ratés du cinéma européen sont nombreux. On peut remonter à la Première guerre mondiale, époque où la prédominance économique du cinéma français au niveau mondial (avec des sociétés comme celles de Charles Pathé ou de Léon Gaumont) a périclité au profit du cinéma américain. On peut citer la concurrence allemande des années 1920, avec une société comme la UFA, qui essaya de créer un pendant aux studios hollywoodiens. On peut rappeler qu’une politique de coproductions commença très tôt, avant la Seconde guerre mondiale, entre la France et l’Allemagne. On peut mentionner la figure charismatique du producteur Arthur Rank, qui un moment, au Royaume-Uni, tenta de défier la toute-puissance hollywoodienne… Cette liste n’est pas exhaustive. Mais la plupart de ces tentatives reposaient sur une concurrence économique frontale avec Hollywood ou sur un partenariat entre cinématographies nationales, jamais sur l’édification d’un cinéma européen à l’échelle continentale.
Dans les années 1980, la tendance à mettre en oeuvre des coproductions européennes dans le but premier de bénéficier des différentes aides nationales fut vivement critiquée, à juste titre. Le terme d’europudding fut inventé par les Anglais pour désigner ces films au casting, à la composition de l’équipe et au choix des décors variant en fonction des sources de financement. N’y a-t-il pas d’autre voie, entre un " cinéma-monde ", incarné par Hollywood et le repli sur soi des cinématographies nationales?En terme de rapport de forces internationaux, on serait passé d’une volonté d’hégémonie économique à une tendance à l’hégémonie esthétique : la domination formelle sur les imaginaires collectifs et individuels de la planète ?, écrit Frodon(2). La pire des défaites se traduit dans la volonté de " copier " le modèle hollywoodien et de ne plus avoir qu’une référence normative. J’ai été frappé de constater, dans de nombreux pays, la présence sur les écrans de films ? locaux ? qui s’inspiraient de la forme narrative américaine, sans jamais pouvoir l’égaler. Ces films peuvent connaître un succès au niveau national, mais paraissent généralement désuets, kitsch ou sans intérêt au regard d’un spectateur étranger.
Le cinéma européen a-t-il une pertinence, d’un point de vue économique, artistique et culturel ?
Economiquement, la réponse dépend du point de vue qu’on adopte : celui du " grand marché " européen ou celui de l’édification d’un réseau d’entreprises et de majors européennes ? L’ensemble des dispositifs qui existent dans chaque pays, dans chaque région d’Europe qui soutient financièrement le cinéma vise davantage à asseoir une industrie nationale. Certaines subventions sont destinées à attirer des tournages "étrangers"pour qu’ils dépensent une part importante du budget de production, sur place. Ces politiques ne sont pas complémentaires, mais antinomiques, car il existe une réelle concurrence dans les régimes fiscaux et de soutien financier dans divers pays de l’Union et aucunement une volonté d’harmonisation. Chaque pays, chaque région joue sa propre carte. Les positions plus ou moins volontaristes dépendent souvent du passé (l’existence ou non d’une industrie cinématographique locale), mais les objectifs financiers sont toujours à court terme. La ? territorialisation ? des aides (pour adopter le jargon communautaire) n’est pas sans effets pervers. Supprimer ces protectionnismes sans une réelle dynamique européenne trans-nationale risque d’être encore plus dévastateur, car ne profitant qu’aux cinématographies les plus fortes. Economiquement, l’Europe du cinéma n’existe pas, ou dans une proportion trop marginale pour mettre à mal l’hégémonie américaine.
Artistiquement, le passé montre que des émulations et des synergies sont possibles entre cinématographies européennes. Le meilleur exemple reste l’échange franco-italien, qui se concrétisa dès 1946 par un accord de coproductions entre les deux pays. Ce système de coproduction permit à de nombreux films d’émarger auprès des deux systèmes d’aides, italien et français, et de pouvoir bénéficier de davantage de financements, mais aussi de diffusions. Il y eut pendant trente ans une forte présence de films d’initiative italienne en France, et de nombreux films d’initiative française présents sur les écrans trans-alpins. Des acteurs français (Catherine Deneuve, Gérard Philipe, Michel Piccoli, Philippe Noiret, Jean-Louis Trintignant, Lino Ventura…) et des acteurs italiens (Claudia Cardinale, Vittorio Gassman, Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Marecello Mastroianni…) étaient auréolés d’une notoriété réelle dans les deux pays. Les films diffusés et co-produits appartenaient autant au registre commercial (la série des Don Camillo) qu’à celui du cinéma d’auteur (Antonioni, Fellini, Visconti virent ainsi nombre de leurs films co-produits, sans que cela n’altère nullement leur créativité). Mais cet équilibre économico-artistique périclita quand le cinéma italien connut une période de déclin, (baisse du nombre de films produits, chute drastique de la fréquentation en salle), vers 1975 (3).
Culturellement, déterminer s’il existe ou non un cinéma européen est beaucoup plus malaisé. Tout dépend de ce qu’on entend par ? culture ?. S’agit-il de références identitaires communes ? Le modèle de coproduction cinématographique franco-italien a pu se développer et perdurer pour des raisons économiques, mais aussi culturelles. Les ressorts dramatiques des Don Camillo reposent sur une même référence au catholicisme et au communisme (la France et l’Italie ayant à l’époque de la production de ces films toutes deux un Parti communiste puissant et un terreau catholique). Certains, tel Tavernier, vont plus loin dans la définition de ce qui constitue une culture commune. Pour lui, le cinéma européen est un ? cinéma du doute ?, un cinéma qui interroge le monde… tandis que le cinéma hollywoodien est davantage un ? cinéma de l’affirmation ?, dont la figure habituelle du happy end renvoie aux films qui ? disent oui ? au monde. Mais Tavernier lui-même précise qu’il s’agit là d’une formule générale souffrant de nombreuses exceptions(4) La plupart des auteurs qui se sont risqués à définir le cinéma européen l’opposent, pour le circonscrire, au cinéma hollywoodien. Mais, comme le souligne Frodon, si le cinéma européen se met toujours davantage à ressembler au modèle hollywoodien (dans ses formes de récit et de mise en scène), c’est bien une déperdition culturelle à laquelle nous assisterions… dans la plus parfaite impuissance.
Le cinéma belge pose la question de savoir si un ? petit ? pays peut avoir son cinéma. Historiquement, le cinéma belge de fiction s’est développé au milieu des années 1960 grâce à la création d’avances sur recettes (des aides publiques francophones et flamandes) et au développement des coproductions (entre la France et la Belgique, pour le cinéma francophone ; avec les Pays-Bas pour le cinéma flamand). Des années 1970 à 1990, ces coproductions se sont avérées toujours indispensables pour le cinéma francophone qui s’est défini essentiellement comme un cinéma d’auteur exigeant (Akerman, Delvaux). Dans la même période, le cinéma flamand a davantage privilégié les comédies et les adaptations littéraires ancrées dans un imaginaire régional (dans l’Histoire de Flandre) … De nombreux films flamands ont été des succès populaires en Flandre ; très peu d’entre eux ont été diffusés en dehors de Flandre. Il y aurait deux types de cinéma européen : un cinéma d’auteur qui rayonne sur le plan international mais éprouve des difficultés à être rentable et un cinéma populaire régionaliste.
Une exception : Delvaux. D’origine flamande, il est multilingue (il parle parfaitement le français, l’anglais, l’allemand, l’italien) et fasciné par la rencontre entre une culture latine et une culture germanique dont la Belgique est le terreau. Il rêve d’un cinéma comme d’un art populaire, comme l’attestent les documentaires qu’il réalise sur les cinéastes Allen, Demy, Fellini. Ses longs métrages de fiction sont de véritables films européens : ils mélangent aisément les langues et jouent sur la porosité de la frontière entre le réel et le fantastique (L’homme au crâne rasé, Un soir, un train, Rendez-vous à Bray), avec des personnages principaux dans une quête existentielle, qui peut aussi passer par la passion amoureuse (Benvenuta). Delvaux est le premier et le dernier des mohicans, ? le premier et le dernier cinéaste Belge ?, comme le définit Luc Dardenne.

Dans les années 1990, le cinéma francophone gagne ses lettres de noblesse, grâce aux différentes sections du Festival de Cannes : C’est arrivé près de chez vous, Toto le héros, Ma vie en rose, Les convoyeurs attendent … les films des frères Dardenne…  A force de vouloir promouvoir et financer la singularité des cinéastes, elle finit par éclore. Les Pouvoirs publics flamands l’ont compris. Ils financent depuis le milieu des années 2000 autant les films destinés au public flamand (une approche commerciale et régionale) que des projets plus exigeants, artistiquement… qui n’ont pas tardé à être sélectionnés… à la Semaine de la critique et à la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes. Une concurrence économique et culturelle se forge à travers le cinéma entre une cinématographie flamande et une cinématographie francophone… car les grands festivals internationaux ne peuvent retenir en sélection qu’un nombre limité de films belges. Est-ce désormais cela, le cinéma européen : des cinématographies qui se battent entre elles pour occuper le terrain du cinéma d’auteur (qui se réduit à une part de plus en plus congrue) ? Et le cinéma commercial cantonné aux productions américaines et à des démarches qui ne dépassent pas un cadre national (voire régional) ? L’Europe : du provincialisme. 

Rien de plus atroce que les avant-premières de films belges dans les festivals belges. Toute la profession y est réunie et tout le monde se congratule (? cela me fait plaisir de te revoir ?). La complicité s’établit au dépend du cinéaste venu présenter son film, auquel ses pairs trouvent tous les défauts du monde. Parfaite hypocrisie. On se presse pour aller saluer et féliciter le cinéaste, puis, dès qu’il est hors de portée d’écoute, le démolir. Je me souviens de l’avant-première de La Promesse, au Festival de Namur. Des techniciens, des producteurs se gargarisaient sous le mode : ? C’est incroyable qu’un tel film ait été retenu à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes ?. Ce serait encore un coup des Français et des intellectuels, qui décidément, n’y connaissent rien, au cinéma(5)! ? Et ce n’est pas avec ça qu’on va ramener les spectateurs en salles ! ?. Il est de moins bon ton, aujourd’hui, de fustiger les frères Dardenne, dans les cocktails. Mais il y a une forte propension à vouloir marginaliser leur démarche, à prétendre qu’ils n’ont pas de filiation(6). Tendance d’une partie du cinéma francophone à s’inscrire dans le cinéma de genre, en détournant souvent les codes, de manière décalée. Tendance à tourner de plus en plus en anglais. Volonté d’internationalisation ? Souhait, chez de nombreux cinéastes, de se démarquer de la veine du ? film social ?. Rien ne peut assurer qu’une industrialisation du cinéma belge ne signe à terme la fin de tout ce qui a fait sa qualité et son originalité (7).

Et si notre impuissance provenait de notre incapacité à inventer de nouveaux modèles pour propulser et promouvoir la création ? Et si la stagnation économique du cinéma européen provenait de son inaptitude à offrir un discours différent ? Et si, en nous battant avec les armes de l’adversaire, nous étions battus d’avance ?

Viviane Reding, qui fut dans les années 2000 la Commissaire européenne à la Société de l’Information et aux médias, proposa de permettre aux chaînes de télévision d’avoir davantage de temps d’antenne pour les spots publicitaires. Les télévisions finançant le cinéma en Europe, ce serait, d’après elle, un moyen d’apporter plus de financements pour l’industrie cinématographique. Cette position constitue pour moi un non-sens. Tout d’abord, il s’agit de savoir quel cinéma on souhaite promouvoir. Les annonceurs publicitaires n’ont qu’un seul objectif : que leurs spots recueillent le plus d’audimat possible. Or, les films les plus fédérateurs sont non seulement empreints d’une démarche commerciale, ce qui n’est pas un mal en soi, mais sont surtout soit hollywoodiens, soit nationaux. Il y a très peu de part de marché aux heures de grande audience pour les films issus de cinématographies étrangères, non-américains. La proposition de Reding renforce encore cet état de fait. Comme le constate Bernard Hennebert, ? Madame Reding prend les créateurs en otage pour justifier cette victoire du lobby des annonceurs et des diffuseurs. ?(8) Autre piste proposée par Bruxelles pour améliorer le financement des films : un cadre légal autorisant les télévisions à diffuser des films dans lesquels une marque ou un produit sont intégrés dans l’action, en contrepartie d’une contribution de la marque au financement du film. ? Ces nouvelles règles sur le placement du produit placent enfin nos producteurs en situation d’égalité avec les concurrents des Etats-Unis ?, dit Reiding. Ce positionnement est une atteinte à la liberté de création, car r le risque est bien que les cinéastes n’aient plus le choix de placer ou non des produits dans leurs films, mais que cela soit pour eux une nécessité, pour le financement de leurs projets. Evoquer pour défendre cette thèse que les productions européennes soient enfin ? sur un pied d’égalité avec les productions américaines… est en réalité admettre que le modèle hollywoodien devient la référence normative. Il serait tout à fait possible d’imaginer une attitude opposée : interdire aux films, y compris américains, qui véhiculent des produits publicitaires de manière explicites d’être diffusés à la télévision, pour éviter que les téléspectateurs aient à subir ces publicités, de manière passive et souvent inconsciente.
Les pistes évoquées par la Commissaire européenne (qui datent de 2006) montrent à quel point un fossé peut exister entre des déclarations de principe et les mesures prises au nom de leurs défenses. Ces mesures prirent d’ailleurs une tonalité burlesque quand peu de temps après leur annonce, le Président de la République, Nicolas Sarkozy, décida (en janvier 2008) de supprimer la publicité sur les chaînes de télévision publique, en France, pour défendre la création. Au nom d’un même objectif, deux positions opposées. L’enjeu n’est pas de supprimer la publicité, mais de prendre conscience de l’importance de l’art et la culture, au sein d’une société, et d’avoir une politique qui en découle.
Comment construire l’Europe sans connaître l’imaginaire de nos voisins, sans même avoir la possibilité de cette curiosité ? Quelle place pour un cinéma différent, des premiers longs métrages peu connus, des démarches filmiques inusuelles, des cinématographies aux langues étrangères ? Quelle place pour un cinéma qui ne soit ni national, ni hollywoodien ? Il ne suffit pas d’établir une offre, pour qu’elle réponde à une demande. L’attrait pour des ? petites musiques ? cinématographiques autres que celles à laquelle la masse des spectateurs et téléspectateurs ont été habitués demande un effort de pédagogie… qui ne peut porter que s’il est associé aux notions de désir et de plaisir. C’est le rôle de l’Union européenne et de chaque pays qui la compose de mettre en place cette ouverture.
Jean-Michel Frodon interroge sur les liens entre nation et cinéma – les ? grandes ? cinématographies étant souvent issues de pays ayant une ? vision ? à délivrer au monde. ? Il y aurait une communauté de nature entre la nation et le cinéma : nation et cinéma existent, et ne peuvent exister, que par un même mécanisme : la projection. ?(9)Une identité bigarrée peut-elle être source d’identification ? C’est l’avenir de l’Europe qui se joue, là. 

"L’Union dans la diversité " est la devise officielle de l’Union européenne. Cette notion englobe et dépasse le cinéma. Elle renvoie à un débat sociétal, politique. Et si l’Unesco à son tour adopte, en octobre 2005, le principe de ? diversité culturelle ?, il ne faudrait pas que cette noble déclaration de principe se transforme en pis aller. Car à quoi servirait la diversité culturelle du ? chacun pour soi ? ? La diversité culturelle n’a de sens que si les oeuvres différentes peuvent exister et circuler.

Au lieu de créer des synergies et des échanges européens, chaque pays a naturellement tendance à privilégier sa propre cinématographie. Les fonds régionaux qui se sont développés un peu partout en Europe (impulsés par le modèle des ? landers ? allemands) imposent aux productions qui les démarchent de dépenser localement un montant proportionnel au financement consenti. Les cinéastes sont parfois contraints à adapter leur mise en scène à ce paramètre, qui peut mener à des absurdités. Premier exemple : être obligé de tourner dans des décors qui ne sont pas des premiers choix (pour dépenser de l’argent dans le pays ou dans la région qui apporte du financement). Deuxième exemple : s’entourer de techniciens ? régionaux ?, pour que leurs salaires puissent être comptabilisés dans les dépenses effectuées sur place. Ces fonds peuvent être un frein à une politique européenne, car difficilement compatibles entre eux (10). Il ne faudrait pas que la production se résume à réunir des capitaux, en laissant de côté la cohérence artistique. Le cinéma européen a besoin de différents pôles de production, qui ambitionnent la réalisation de films portés par des regards de cinéastes singuliers, qui reflètent à travers leurs fictions les angoisses et les désirs de la société dans laquelle ils vivent. Des films qui ne soient pas moulés sur des goûts uniformes et aseptisés (11). 

L’échange artistique et culturel a existé davantage par le passé, il n’y a donc pas de fatalité à ce qu’il ne puisse pas se développer dans le présent et à l’avenir. Il fut un temps où il était possible, et même fréquent, de vouloir allier ambitions commerciales et artistiques. Il suffit de remonter aux années 1970. En Europe : Bergman, Fassbinder, Fellini, Truffaut distribuaient leurs films du Nord au Sud du continent, et au-delà. Ces cinéastes avaient un point commun : inventer de nouvelles formes cinématographiques, avec cette volonté de porter un regard pertinent – et parfois aussi impertinent – sur leur temps. Le dernier tango à Paris (Bertolucci, 1972) ou La grande bouffe (Ferreri, 1973) sont loin du ? politiquement correct ?. De tels films peuvent-ils aujourd’hui être financés par des aides publiques européennes ou par la télévision ? Je ne veux pas être nostalgique d’une époque passée, mais il y a eu un tournant fondamental au cours des années 1980 et 1990. En Europe, les décideurs au sein de chaînes de télévision prennent de l’importance : dorénavant ils ont droit de vie ou de mort sur les films. Les deux dernières décennies se définissent par la perte de pouvoir des producteurs réellement indépendants et par la mise sous tutelle programmée des cinéastes.

Il y eut un modèle audiovisuel européen ?, celui de la chaîne de télévision publique. En France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Italie – dans tous les pays européens démocratiques de l’époque – les missions de la télévision publique étaient les mêmes, à leur création. Elles se déclinaient en trois mots d’ordre : informer, éduquer, cultiver les téléspectateurs. Puis, la route a dévié.

 

Frédéric Sojcher

(1) J’ai réalisé un film, Hitler à Hollywood (2010), qui pose précisément la question de l’imprégnation de l’imaginaire, à travers le cinéma, et combien serait périlleuse pour la démocratie l’hégémonie de l’industrie culturelle d’un pays sur le reste du monde. J’étais parti de la phrase de Roosevelt : ? Envoyez les films, les produits suivront. ?
(2)  Jean-Michel Frodon, in Le Banquet imaginaire, réfléchir le cinéma, Gallimard - l’Exception, Paris, 2002, p. 40
(3)  A ce sujet, lire le remarquable ouvrage de Jean A. Gili et d’Alado Tassone, Paris Rome,cinquante ans de cinéma franco-italien, Editions de la Martinière, Paris, 2005. Le livre alterne analyse historique et recueil de très nombreux témoignages.
(4)  Voir Bertrand Tavernier, ? L’importance de l’imaginaire ?, in Cinéma européen et identités culturelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 1996, p. 45.
(5) Il y a une forte propension, dans le ? milieu ? professionnel du cinéma, en Belgique, à fustiger les Cahiers du cinéma ou tout ce qui s’apparente à une pensée critique – comme si ? être intellectuel ? signifiait être en déphasage avec les contingences de la réalité. Cette posture (qui existe également ailleurs) se conjugue avec un complexe d’infériorité face à l’intelligentsia parisienne, qui tantôt amène au rejet, tantôt au suivisme béat. Aucun cinéaste belge francophone n’a été reconnu dans son pays sans avoir été préalablement adoubé par la sélection de ses films dans des festivals internationaux et par la critique française.
(6) C’est la thèse défendue par le journaliste hollandais Boyd Van Hoeij. Ce dernier a écrit un fasticule, 10/10, 10 réalisateurs, 10 ans de cinéma belge francophone, les années 2000, commandé par WBI et Centre du cinéma et de l’audiovisuel de la Communauté française de Belgique.
(7) Dans mon livre, Pratiques du cinéma (Editions Klincksieck, 2011), la troisième partie s’intitule ? Le laboratoire du cinéma belge ? et développe ces réflexions sur les enjeux culturels, identitaires et artistiques d’une petite cinématographie, partagée en deux.
(8)  Bernard Hennebert, in Journal du mardi, 05/06/2007. Article également consultable sur www.consoloisirs.be
(9) Jean-Michel Frodon, La projection nationale : cinéma et nation, Editions Odile Jacob, coll. ? Le champ médiologique ?, Paris, 1997, p. 12.
(10) Tout dépend de la ligne éditoriale menée par les fonds régionaux. Il suffit de voir la liste des films soutenus par Wallimage, pour voir à quel point ce fonds régional a eu un effet structurant sur la cinématographie belge (avec un savant équilibre entre coproductions ? majoritaires ? – d’initiative belge – et coproductions ? minoritaires ?).
(11) Un livre de référence existe, en anglais, sur le cinéma européen, ses enjeux artistiques et économiques. Lire : Anne Jäckel, European Film Industries, BFI (British Film Institute), Londres, 2003.

Extrait du Manifeste du cinéaste de Frédéric Sojcher, réédité et augmenté de trois chapîtres aux Editions Klincksieck.

Tout à propos de: