La documentariste belge Marie Mandy s’attaque à une question brûlante et universelle : pourquoi les femmes ne peuvent-elles toujours pas devenir prêtres ? Dans Femmes prêtres, vocations interdites (2024), elle explore cette injustice avec une ampleur inédite. Alors que son premier essai en 2019 s’était heurté aux portes closes du Vatican, cette nouvelle enquête, portée par trois femmes déterminées, interroge non seulement la place des femmes dans l’Église, mais aussi dans la société tout entière. Une plongée fascinante et bouleversante dans un sujet tabou, où le silence des institutions religieuses résonne bien au-delà des murs du Vatican.
Marie Mandy, Femmes prêtres, vocations interdites
Cinergie : Comment ce sujet a-t-il germé dans votre esprit ? Quand avez-vous décidé de vous lancer dans cette épopée sur la place des femmes dans l’Église et au Vatican ?
Marie Mandy : En tant que réalisatrice, j’ai toujours voulu traiter des questions en lien avec la condition des femmes. Mais, par expérience, je me suis vite rendu compte que des films de ce type étaient difficiles à financer. Avec l’âge, j’ai accumulé un certain nombre de projets qui parlaient des femmes et qui n’étaient pas traités. Lorsque j’ai eu 50 ans, je me suis dit qu’il était temps de me battre pour réaliser ces films.
Pour Femmes prêtres, vocations interdites, l’idée m’est venue en 2006, il y a près de vingt ans. À cette époque, j’ai découvert que des femmes avaient été ordonnées prêtres lors d’une cérémonie tenue sur un bateau sur le Danube, en Autriche. Ces « rebelles » avaient décidé de transgresser la loi canonique, qui interdit l’ordination des femmes dans l’Église catholique. Malgré cet interdit, elles ont trouvé des évêques qui ont accepté de les ordonner, estimant qu’il était essentiel de permettre aux femmes d’exercer le sacerdoce.
Sept femmes ont ainsi été ordonnées sur le Danube, devenant les « Sept du Danube ». Plus tard, trois d’entre elles ont été consacrées évêques et ont poursuivi cette mission en ordonnant d’autres femmes prêtres. Aujourd’hui, on compte près de 300 femmes prêtres dans le monde, ce qui rend ce film d’autant plus important.
C. : Quelle a été votre démarche pour entrer en contact avec ces femmes et réunir un casting aussi remarquable?
M.M. : Lorsque j’ai commencé à écrire ce film, j’ai tout de suite entrepris des repérages. J’ai rencontré des femmes prêtres dans différents endroits du monde : une Canadienne, une Franco-Espagnole, ainsi que plusieurs femmes en Autriche et en Allemagne. Mon objectif était de m’intéresser à des profils variés.
Par exemple, Jacqueline Straub, une jeune théologienne allemande qui veut devenir prêtre. Sa stratégie repose sur un dialogue direct avec l’Église : depuis des années, elle écrit au pape et au Vatican pour demander un changement de doctrine. J’ai voulu faire de cette correspondance un motif dans le film. Le Vatican lui répond régulièrement, mais toujours pour lui dire que sa vocation n’est pas validée, ce qu’elle trouve profondément humiliant. Jacqueline, qui est également journaliste catholique, interpelle frontalement le Vatican en remettant en question cette interdiction.
Un autre personnage clé est Christina Moreira, une femme prêtre Franco-Espagnole. Elle a été ordonnée de manière clandestine, ce qu’on appelle une ordination « en catacombes », comme les premiers chrétiens qui agissaient ainsi pour échapper à la persécution. Elle m’a confié que si elle acceptait de participer au film, ce serait pour sortir de l’ombre et enfin passer dans la lumière. Contrairement à Jacqueline, elle refuse de demander la permission. Selon elle, il est temps que les femmes cessent de quémander et agissent directement. Aujourd’hui, Christina revendique fièrement son ordination et sa vocation.
Enfin, le troisième personnage est Myra Brown, une femme prêtre afro-américaine, figure marquante du mouvement Black Lives Matter. Elle dirige une communauté de 1 500 fidèles à Rochester, aux États-Unis. Son profil est encore différent : elle est déjà curé de sa paroisse et donc très visible. Elle se bat également pour la justice sociale.
C. : À travers ces trois personnages et leurs rencontres avec des membres de l'Église, vous montrez comment l'Église remet en question l'idée qu'une femme puisse avoir une vocation. En quoi cette remise en question soulève-t-elle des enjeux plus larges sur la place des femmes dans l'Église et le pouvoir au sein de l'institution ?
M.M. : Ce qui m'a poussé à faire ce film, c'est ma propre indignation face à ces hommes en robe qui disent aux femmes que, si elles ont des vocations, ce ne sont pas de vraies vocations, car Dieu ne peut pas appeler des femmes. C’est choquant. Je ne suis pas croyante et ne ressens donc pas cet appel, mais pour une femme qui se croit appelée par Dieu, entendre de l’Église que sa vocation n’a pas de valeur est extrêmement blessant. La thématique du film est de montrer que, en tant qu'êtres humains, nous avons tous besoin de nous réaliser, que ce soit dans une vocation artistique, religieuse ou humanitaire. Jacqueline incarne ce personnage, car elle a eu cette vocation dès son jeune âge. Dans le film, chaque fois qu’elle rencontre des cardinaux, elle leur parle de la discrimination de l’Église envers les femmes. Ils lui répondent qu’il n’y en a pas, mais quand elle évoque sa propre vocation, ils se décomposent et lui disent que c’est une erreur. C’est à ce moment-là qu’on voit à quel point l’Église continue d’inférioriser la femme, ce qui touche toute notre culture chrétienne. Même ceux qui ne croient pas reconnaissent l’Église comme une autorité morale. Il est important que l’Église affirme clairement que les hommes et les femmes sont égaux.
C. : Comment avez-vous abordé la collaboration avec Jacqueline Straub pour la construction du film ? Avez-vous commencé par la rencontrer et décidé de la suivre dans ce qu'elle vous proposait, ou est-ce plutôt elle qui s'est mise à votre service pour rencontrer les personnes que vous lui suggériez ? Comment s'est déroulée votre collaboration ?
M.M. : La manière dont je travaille avec les personnes que je rencontre pour le film, c’est que je les observe d’abord, je leur demande ce qu’elles font dans la vie, quels événements les intéressent. J’essaye ensuite de filmer au plus près de leur réalité et de leur engagement. Par exemple, Jacqueline est journaliste, donc je l’ai suivie dans une série de documentaires. En tant que journaliste catholique, elle a joué un rôle clé. Beaucoup de choses ont été condensées dans le film, car on raconte 20 ans d’histoire en 80 minutes. Je lui ai demandé d’accepter de devenir la personne qui interviewe les cardinaux dans le film, car je voulais mener une enquête, mais une enquête portée par les personnages, et non par le réalisateur de manière traditionnelle. Il n’y a pas de voix off ; ce sont vraiment les personnages qui racontent l’histoire et qui se confrontent au Vatican.
C. : Combien de temps a duré cette période de tournage et vous êtes-vous déplacée plusieurs fois avec la même équipe technique pou accompagner vos protagonistes au Vatican?
M.M. : Le film a été extrêmement difficile à produire. Quand j’ai commencé à travailler sur l’idée de filmer des femmes prêtres catholiques, on m’a dit que c’était anecdotique, une niche. Cela a rendu la recherche de financements compliquée, et plusieurs producteurs ont abandonné le projet au fil des années. Finalement, le film a été repris en Belgique par Hanne Phlypo (Clin d’œil Films) et en France par Victor Ede (Cinephage Productions), avec qui je travaille depuis 2017. Le tournage a commencé en 2017 et s’est poursuivi jusqu’en 2024.
Obtenir des interviews de cardinaux sur le sujet interdit du sacerdoce des femmes a été extrêmement compliqué. J’ai mis des années à obtenir des réponses positives, et chaque fois qu’une interview était confirmée, nous partions immédiatement à Rome pour la tourner. Le film a été écrit, tourné, monté, retourné et remonté pendant sept ans.
C. : Comment percevez-vous l'évolution du Vatican et des autorités religieuses face à la question des femmes et du patriarcat, notamment à la lumière des grands mouvements internationaux comme MeToo ? Est-ce une réelle ouverture ou une réponse forcée à la pression sociétale ? Avez-vous senti une stratégie derrière leur volonté de dialoguer, ou plutôt des divisions internes parmi les intervenants, certains étant plus libres de s’exprimer que d’autres ?
M.M. : La position de l’Église sur l’ordination des femmes est claire : cela n’est pas possible. Ils avancent plusieurs arguments, que l’on retrouve dans le film. Mais derrière cette position, il existe un interdit tacite de même aborder la question. Beaucoup de cardinaux ont refusé de répondre. Lorsque le pape François est arrivé, j’ai espéré une ouverture. Certes, il a accordé davantage de rôles bureaucratiques aux femmes au Vatican, et il affirme souvent que les hommes et les femmes sont égaux. Mais en réalité, et c'est la thèse de mon film, tant que les femmes ne peuvent pas accéder au sacré, cette égalité est illusoire. L’enjeu n’est pas d’ordonner des femmes prêtres, mais de démanteler le sexisme à la racine des souffrances des femmes dans le monde. Cela serait un tournant majeur dans l’histoire judéo-chrétienne, marquant la fin du patriarcat totalitaire. C’est ce qui me passionne en tant que réalisatrice féministe.
Il y a bien une petite évolution, avec certains cardinaux qui parlent dans le film, mais certains restent extrêmement conservateurs, tandis que d’autres adoptent un discours très jésuite, où il faut lire entre les lignes. Un cardinal semble plus progressiste, mais ne peut pas l’affirmer publiquement. J’espère que le film pourra faire avancer les choses, même si je sais que les films ne changent pas le monde. Cependant, si certains ecclésiastiques regardent ce film et commencent à considérer les femmes prêtres comme une réalité crédible, cela pourrait amorcer un changement.
Je veux aussi, à travers l’image, montrer ce qui est invisible. Mon objectif est de donner une vraie dimension à ces femmes, de les montrer dans toute leur beauté, avec leurs œuvres et leurs étoles. Ce qui n’est pas montré n’existe pas dans l’imaginaire collectif. Dès que l’on voit cela, on commence à imaginer que cela peut exister. C’est aussi ce que je voulais que le film porte.
C. : Comment avez-vous procédé pour créer cette ambiance de sacralité dans le film ? Bien sûr, le travail sur les plans y joue un rôle important, mais comment avez-vous agencé ces éléments pour atteindre cette sensibilité particulière ? Quel a été votre travail pour renforcer ce rapport au sacré, qui est si présent tout au long du film ?
M.M. : Pour retranscrire cette dimension mystique des femmes, j'ai voulu l'exprimer à travers la musique. Nous avons travaillé avec une compositrice pour mêler un rock moderne à des chants inspirés d'Hildegarde de Bingen, une abbesse du 12e siècle, compositrice et figure puissante qui aurait dû être évêque. Par ailleurs, le choix des décors a aussi joué un rôle crucial, apportant une atmosphère particulière au film. Même s’il s'agit d'un documentaire, il est très mis en scène, avec une narration structurée pour faire ressentir l'émotion.
C. : Dans le film, vous soulignez que l'Église affirme l'égalité des femmes, mais en précisant que cette égalité repose sur le baptême et non sur l'accès aux fonctions religieuses. Pensez-vous que cette distinction permet à l'Église d'éviter de réellement aborder la question de l'égalité, en particulier en ce qui concerne l'ordination des femmes ? Comment réagissez-vous à cet argument selon lequel l'égalité est déjà établie, malgré l'absence de femmes dans les rôles sacerdotaux ?
M.M. : Ce qui m'a frappée, c'est quand une femme prêtre américaine, dans une interview, a dit que l'Église enseigne aux hommes comment se comporter, et aussi comment se comporter vis-à-vis des femmes. Si l'Église affirme que les hommes et les femmes ne sont pas égaux, si dans les textes sacrés, l'Évangile montre cette inégalité, alors il devient plus facile pour les hommes de rentrer chez eux et d'abuser de leur femme. Si l'Église pouvait affirmer clairement que les hommes et les femmes sont égaux et expliquer que les textes religieux ont été mal traduits et mal recopiés – une partie des Évangiles a d’ailleurs été expurgée des femmes, effaçant des figures féminines de l’histoire, comme Marie Madeleine qui a été transformée en prostituée, alors qu’elle était une femme puissante, riche et qu’elle a donné de l’argent à Jésus pour l’aider dans sa mission – cela pourrait changer les choses. Réhabiliter les femmes dans les textes sacrés et transmettre ce message pourrait avoir un impact, du moins pour les croyants.
C. : Votre film met en lumière les réalités variées auxquelles font face les femmes prêtres à travers le monde. Comment les différences culturelles et géopolitiques influencent-elles la lutte pour l'ordination des femmes dans l'Église ? Quels sont les principaux obstacles rencontrés selon les contextes ?
M.M. : Toutes ces femmes, venues de différents pays et continents, partagent une vocation intime qu'elles cherchent à réaliser de manière similaire. Beaucoup d’entre elles ont longtemps ressenti cette vocation sans pouvoir la concrétiser, en devenant religieuses ou en travaillant gratuitement pour l’Église, comme de nombreuses femmes le font. Aujourd’hui, avec la libération de la parole, notamment grâce au mouvement #MeToo, de plus en plus de femmes revendiquent leur vocation, et le mouvement se répand.
Cependant, les réactions diffèrent selon les cultures et les continents. Aux États-Unis, où l’Église est financée par les fidèles, une femme peut créer une communauté et exercer son ministère si elle réunit suffisamment de soutiens. En Europe, c'est plus compliqué, car l'Église est principalement financée par l'État, ce qui oblige les femmes à avoir des emplois secondaires. Elles exercent souvent leur ministère dans des temples protestants, des chapelles ou même des maisons. En Amérique du Sud, le mouvement prend aussi de l’ampleur, tandis qu'en Afrique, la résistance à l'ordination des femmes reste forte.
Un autre enjeu majeur est financier : l'Église est soutenue par des milieux conservateurs qui s'opposent à l'ordination des femmes, de peur que cela nuise à leur financement. Ainsi, derrière les arguments théologiques, il se cache en réalité une question géopolitique avec des enjeux mondiaux.
C. : Dans votre documentaire, vous montrez le parcours de ces femmes activistes et leur lutte contre une interdiction tenace. Comment avez-vous capté leur détermination et ce combat dans votre réalisation ?"
M.M. : Le film suit le parcours de trois femmes souhaitant devenir prêtres et d'une femme évêque, mais derrière elles, il y a tout un mouvement. Des associations, comme "Women’s Ordination Conference" aux États-Unis, militent depuis des décennies pour l'ordination des femmes. J'ai filmé ces manifestations à Rome et observé la force de ces activistes qui luttent contre une interdiction tenace.
Le mouvement grandit, soutenu par une association internationale de femmes catholiques romaines. Le Vatican les connaît bien : au début, elles étaient excommuniées, mais aujourd'hui, le pape François les tolère sans les reconnaître officiellement, car leur existence complique les règles sur le célibat des prêtres. C'est un véritable dilemme pour l'Église, ce qui a rendu ce film passionnant à réaliser.
C. : Est-ce que vous pensez que ce film aurait été possible il y a 15 ans ? Avez-vous remarqué une évolution dans la possibilité de traiter ce type de sujet aujourd’hui ? Est-ce que, en tant que femme réalisatrice, vous avez ressenti un changement par rapport à l'époque, tant au niveau de la liberté de traitement de ces thèmes que de votre propre parcours ?
M.M. : Pour moi, le véritable tournant a été la dénonciation des crimes sexuels dans l'Église. Avant cela, je travaillais déjà sur mon projet de film, mais c'était comme si je touchais à une institution intouchable, ce qui rendait tout très compliqué. Personne ne voulait financer le film et j'avais énormément d'obstacles. Lorsque les scandales des abus sexuels des prêtres ont éclaté, l'Église a été secouée, et quelque chose a basculé. Cela a ouvert une porte pour aborder d'autres sujets problématiques au sein de la culture chrétienne. Ce qui m’a profondément choquée, c’est que les femmes prêtres, excommuniées, ont été punies bien plus gravement que les prêtres abuseurs, qui n’ont été qu’écartés ou ont perdu leurs fonctions, sans être excommuniés.
C. : Quelle est votre plus grande fierté en ce qui concerne la gestion de ce projet, et quelle a été votre plus grande satisfaction durant sa réalisation ?
M.M. : Ma plus grande satisfaction par rapport au film, c’est d’avoir réussi à entrer au Vatican et de leur donner la parole pour qu’ils puissent s’exprimer. En effet, cela n’avait jamais été fait auparavant. Le Vatican n’avait jamais rencontré de femmes prêtres et ne les avait jamais confrontées. Par exemple, lorsque Jacqueline raconte sa vocation à un cardinal, c'est probablement la première fois qu'il entend une femme dire qu'elle a une vocation. C'est énorme. Avoir amené la parole des femmes prêtres à l’intérieur de l’institution, malgré les obstacles, c’était vraiment un challenge. J’ai dû faire face à beaucoup de rejet et d'humiliation. Mais je suis fière d'avoir réussi à accomplir cela.