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Pierre Duculot et Christelle Cornil pour ‘Au cul du loup’.

Publié le 15/01/2012 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Après le coup de cœur éprouvé à la vision de Au cul du Loup au dernier festival du film de Bruxelles, on s’était bien promis de retrouver le réalisateur et sa brillante première comédienne pour évoquer ensemble cette expérience marquante. Pour tous les deux, le film est une première. Premier long métrage pour Pierre Duculot, venu au cinéma après un déjà long parcours professionnel, d'enseignant notamment. « Faire un long-métrage », dit-il, « c’est quand même trois ans de sa vie pendant lesquels on ne pense plus qu’à ça du matin au soir. Je n’ai pas fait de plan de carrière, d’ailleurs, à mon âge, on ne se fait plus une carrière de trente films. J’y ai pris du plaisir, et je me suis dit "tant que je peux continuer, je continue". Le film est accueilli avec sympathie, les critiques sont encourageantes, il y a une grosse demande en festivals. Maintenant, on verra comment cela se passe ».
Pour Christelle Cornil, qui porte le film, c’est la première expérience d’un rôle principal sur un long métrage. « Cela vous met la pression », commente-t-elle en riant, « mais en même temps, c’est un cadeau. En dix ans de métier, j’ai fait beaucoup de choses. J’avais besoin, maintenant, d’asseoir tout ce travail et de montrer que  je suis capable d’explorer et développer cette palette de jeu. Cristina est un personnage très riche, avec de multiples facettes, et si Pierre ne m’avait pas donné cette opportunité-là, je ne sais pas si elle serait un jour arrivée dans ma vie. C’est aussi très courageux de la part de Pierre et du producteur de m’avoir choisi pour le faire.  C’est prendre un risque, parce que si on met mon nom en haut de l’affiche, ce n’est pas cela qui va faire venir les gens. Je suis vraiment reconnaissante de cette fidélité. »
À quelques jours de la sortie en salle de leur film, assis côte à côte sur le divan,  ils évoquent avec nous ce joli conte à la petite musique particulière qui parle de nature, de découverte, d’indépendance, de racines, du courage d’assumer ses choix, le tout balancé entre la haute Corse et le pays de Charleroi.

Cinergie : Christelle parle de fidélité, et c’est vrai que vous travaillez ensemble depuis le premier court signé Duculot.
Pierre Duculot :  C’est clair que notre collaboration sur Au cul du loup est une prolongation de l’envie qu’on avait de travailler ensemble depuis le premier court métrage, Dormir au chaud. Sur ce film, c’était Christelle qui avait l’évolution la plus compliquée à jouer. J’ai bien aimé travailler avec elle et je me suis dit :  "Soyons logiques, allons ensemble jusqu’au long". Et dans l’avenir, je pense qu’on se retrouvera. J’ai envie d’explorer d’autres facettes, d’autres âges.

C. : Au cul du Loup reste dans la continuité de Dormir au chaud, du moins dans l’écriture. Ce sont les mêmes thèmes qui y sont abordés.
P.D. : Tout à fait. Ce n'était pas voulu, mais je m'en suis rendu compte après, quand j'ai porté un regard sur mon travail. Cette thématique de la transmission à travers les générations, le côté découverte d’une chose qu’on ne connaît pas du tout, le rapport à la nature aussi. Dans les sociétés périurbaines où on vit aujourd’hui, est-ce qu’on n’est pas en train d’oublier notre rapport à la nature ? C’est présent dans le court comme dans le long métrage, sans angélisme, parce que dans les deux films, on se pose aussi la question : est-ce qu’on peut vraiment vivre aujourd’hui à la campagne avec tout ce qui manque à présent comme infrastructure, comme services publics et autres ? Ce sont des interrogations que j’ai, et qui, je m’en rends compte, traversent mon écriture comme mes films. 

photo de Pierre Duculot

C. : Même le personnage de Cristina est écrit un peu comme si le long était la continuation du court, avec une même personne qui aurait poursuivi son chemin et qui se retrouverait, dix ans plus tard, confrontée de nouveau à une charnière de sa vie, à un moment de choix.
P.D. : On pourrait dire que Dormir au chaud est une crise de son personnage à la vingtaine, et puis qu’il est entré dans le rang tranquillement, et qu’on se retrouve à la trentaine face à une autre crise. Les spectateurs ne le savent pas, mais on a tourné Dormir au chaud à une trentaine de kilomètres de Charleroi, où se situe le second film. Dans les deux films, elle dessine, elle rêve de nature, elle a du mal à communiquer avec le monde extérieur, sans que cela fasse d’elle une rebelle.
Christelle Cornil : Sauf que si Cristina avait fait ce genre de crise à vingt ans, les choses auraient pu être différentes pour elle. Elle aurait fait d’autres choix.
P.D. : En fait, Cristina est quelqu’un qui n’a jamais dit non. Elle a toujours dit oui, souvent par obligation et là, elle dit : "Ben non, tout compte fait, je vais faire autre chose". Et cela surprend tellement son entourage qu’ils en sont tous complètement perturbés.

C. : Ce personnage, vous l’avez beaucoup travaillé ensemble, avant le tournage ?
P.D. : On a énormément travaillé avant. Concernant le personnage de Christelle, j’avais écrit une biographie pour qu’elle puisse en faire sa macédoine, son background. Il y a une quinzaine de pages pour dire qu’elle est née à tel endroit, qu’elle a fait telles choses, qu’en primaire, cela s’est passé comme ceci, en secondaire, comme cela. Comment elle était habillée à tel âge, de quel type étaient les relations avec ses parents… Et quand je voyais dans le jeu du personnage quelque chose qui ne correspondait pas, je corrigeais. Mais on était le plus souvent d’accord avant, parce qu’on avait déjà discuté du personnage avec une très grande précision.
C.C. : Dans mon travail, j’estime que le plus gros à faire est en amont. Construire un maximum de choses pour qu’une fois que je joue, Cristina soit là, vraiment, même si, évidemment c’est moi, c’est mon corps, c’est ma voix, c’est mon énergie. Si je n’ai pas fait toute cette réflexion avant, cette rêverie autour du personnage, le personnage n'est pas là. C’est comme arriver sur un tournage ou sur un plateau avec un texte à moitié connu, on n’a pas la même liberté dans le jeu que si on connaît son texte au cordeau. Là, on peut faire en sorte que les mots deviennent vraiment nos mots. C’est la même préparation.  Il y a plein de petites choses auxquelles j’ai pu m’identifier par rapport à ce personnage, et le fait qu’on ait travaillé beaucoup ensemble en amont avec Pierre a vraiment permis petit à petit de distiller des petites choses qui ne sont pas moi, mais qui me touchent dans ce que je peux être : la féminité, les décisions, mes carrefours à certains âges de la vie, qui font que finalement, je me retrouve beaucoup dedans. 

C. : On vous sent très méthodiques tous les deux, très méticuleux dans la préparation.
P.D. : Quand on est sur un plateau, qu’on a la chance d’avoir l’argent qui permet de faire un film, la moindre des choses, c’est d’arriver avec une idée claire de ce qu’on veut faire et de rendre une copie propre. J'ai un plan de travail bien précis pour me dire tous les matins quand je descendais sur le plateau ce que je devais faire et dans quel timing. On travaille beaucoup plus à l’aise, ce qui ne veut pas dire qu’on n’a pas de liberté. Beaucoup de plans dans le film n’étaient pas prévus, mais, pour improviser, c’est beaucoup plus facile de sortir d’un canevas qui existe que d’y aller sans rien. Surtout quand on n’a que peu de jours de tournage et qu’on sait que certains plans sont absolument nécessaires, sinon les spectateurs ne vont rien comprendre. C’était mon premier film, j’avais besoin de ce canevas pour me rassurer quitte à ce que, en fonction des libertés de temps et des circonstances, on puisse de temps en temps laisser aller autre chose. Par exemple, laisser tourner une caméra dans la voiture quand Cristina est prise en stop et que la moitié de la scène est improvisée par les deux gars qui la prennent. Quand elle se promène, parfois, en fonction des lieux qu’on a trouvés, on a gardé un autre plan que ce qui était prévu. Il y a une scène où elle descend avec la brouette qui n’était absolument pas écrite. On l'a improvisée sur une demi-heure avant de manger… donc oui, on a débordé de ce qui était fixé, mais avec un canevas rigoureux. Pour pouvoir gérer l'impro, il me fallait d’abord être sûr que j’avais le minimum. 

C. : Au cul du loup, c’est le passage d’une femme de l’état d’assistée à l’autonomie ; c’est aussi le passage de l’ombre à la lumière, du pays noir à la Corse. Tu mets en contraste des choses qui te tiennent fort à cœur.
photo de Cristelle Coril et de Pierre DuculotP.D. : Pour mon premier film, une des premières envies était de parler de ces deux régions qui me tiennent à cœur, et le point de départ du scénario est le désir de raconter l’histoire d’un personnage qui s’émancipe. Pour moi, la question de la liberté individuelle, c’est essentiel. Qu’est-ce qu’on fait de nos existences ? Quand est-ce qu’on obéit et quand décide-t-on de faire ce qu’on a envie de faire, ce qui est plus compliqué à vivre, mais tellement plus exaltant. C’est cela Cristina, un personnage qui n’a rien d’un héros mais qui, brusquement, prend sa vie en mains, ce qui fait qu’on s’y attache parce qu’elle a décidé d’aller à contre-courant. Ce genre de personnages-là m’intéresse beaucoup. 

C. : Cela se traduit dans le rapport au cadre et à la lumière, qui est très subtil dans le film.
P.D. : Oui, je voulais qu’à Charleroi, elle ne voie plus. On est assez proches d’elle, et le décor n’est qu’apparent et renvoie par quelques points symboliques à ce qu’est le Hainaut, ce qu’on en sait nous aussi. Cela ne sert à rien de planter davantage le décor. Cela existe. A contrario, je voulais une Corse qui apparaisse comme une sorte de pays d’évasion où le personnage est beaucoup plus petit face à un paysage gigantesque. C’est une manière de rendre aussi ce côté isolé et désertique qu’elle ressent là-bas. Je voulais que cette Corse soit attirante et séduisante, mais en même temps qu’elle garde ce côté pays de montagne mystérieux qu’on ne comprend pas trop, qui est peut-être un peu inquiétant. On a été bien aidé par la météo, totalement pourrie. Même quand on essayait de faire un réglage qui renvoyait au plein soleil, il y avait toujours un petit côté limite qui rendait une atmosphère inquiétante, et cela m’intéressait. Mais on a vraiment travaillé les cadres et le rapport aux personnages d’une manière différente d’une région à l’autre. De même pour les deux périodes où elle va en Corse. 

C. : Parlez-nous un peu de cette maison, qui est au centre du film, presqu’un personnage ?
P.D. : Je voulais tourner dans cette vallée-là qui est vraiment particulière, un des très rares endroits de Corse où on ne voit jamais la mer de nulle part et qui est aussi une des plus hautes vallées habitée de l'île (les villages sont à  900 ou 1000m à peu près). Dans le village où je voulais tourner, en termes de maisons abandonnées, on n’avait que l’embarras du choix. Il fallait une maison autour de laquelle on puisse circuler facilement, avec de beaux dégagements, de belles perspectives quand on filmait le toit et la montagne derrière. Il fallait par ailleurs un intérieur dans un état de tel délabrement qu’on pouvait croire effectivement qu’on donne cette maison à quelqu’un. Il s’agit d’une sorte de dépendance agricole, pour le rez-de-chaussée, sur lequel un étage d’habitation de quatre pièces a été construit un peu n’importe comment. Il y a des escaliers de communication d’un étage à l’autre un peu casse-gueule. Vraiment, le travail à faire pour la retaper serait monstrueux. 

C.: Comme comédiens, on retrouve des figures emblématiques hennuyères, comme Roberto D’Orazio et William Dunker... Une manière de renforcer l’ancrage carolo du film ?
P. D.: On m’a même soupçonné d’avoir cherché le coup médiatique. Honnêtement non. Cela s’est fait de manière beaucoup plus naturelle que cela. J’ai pris William Dunker parce que c’est un personnage du coin, qui parle avec l’accent carolo, mais qui peut dire trois quatre mots en italien sans problèmes. Tu le mets derrière un bar en chemise de kakou local en train de surveiller une pizzeria, il est vraisemblable. Pour ce petit rôle-là, il me semblait coller assez bien. D’Orazio c’est un peu plus complexe parce qu’il s’agissait d’un rôle avec pas mal d’évolution, d’émotion à faire passer…. Personnellement, je pense que la comédie est un métier et qu’on doit prendre des comédiens pour jouer les personnages, mais je ne trouvais pas en Belgique de comédien de soixante ans pour me faire un père italien de manière vraisemblable. Et quand j’écrivais et que je mettais une tête sur mon personnage, c’était celle de D’Orazio qui me venait. Alors, avec mon producteur, on s’est dit : "Puisque c’est notre modèle, pourquoi ne pas le lui demander ?" Lui, au départ n’était ni pour ni contre. Le projet l’intéressait, mais il voulait nous rencontrer, discuter. Il a bien aimé l’histoire, on a bien sympathisé, et, finalement, il a dit oui. À partir de ce moment, il s’est vraiment investi, il a travaillé son rôle sérieusement, il s’est posé plein de questions, il a fait des observations sur le personnage. L’affaire de Clabecq, c’était il y a quinze ans. Je pensais que Roberto d’Orazio était quelque peu oublié et j’ai été étonné de l’extraordinaire curiosité qu’il suscitait encore aujourd’hui, même chez les jeunes. Pour moi, il était bon aux essais, il a travaillé et je suis vraiment content de ce qu’il donne au final.

C.: Et avec vous, Christelle, cela s’est passé comment ?
C.C. : C’est vraiment un bonheur de travailler avec lui. On a beaucoup ri, on a beaucoup discuté de notre rapport père fille etc.…  et encore maintenant quand on se voit, la première chose qu’il me demande, c’est : "Et alors fille, maintenant tu l’as revendue cette bicoque ?" On est vraiment dans un rapport très bon enfant et très chouette. On n’a pas vraiment eu le temps de discuter sur le plateau de tout son passé. Il m’a juste dit que pour lui c’était un petit peu difficile qu’on revienne tout le temps avec cela. Il a l’impression qu’on ne le voit qu’au travers de cela alors qu’il est aussi quelqu’un d’autre. Par exemple, quand il a vu la scène où il me gueule dessus avant que je ne m’en aille, il m’a dit : "Ah! Je n’aime pas qu’on me voie crier comme ça" et on a répliqué : "mais c’est ça qui est intéressant." Ok, tu es comme cela au début, mais après tu évolues et tu vas vraiment vers une sensibilité différente".
photo de Cristelle CornilC. : Vous pouviez le coller sans difficultés dans le personnage de votre père ?
C.C. : Ah oui, sans problèmes (rires). Il est très différent du mien par contre. Et puis je trouve que Pierre a fait un super casting avec Marijke Pinoy pour faire le pendant féminin. Je ne fais pas physiquement italienne, donc il fallait que cela colle. Et puis cela colle aussi avec l’histoire de la Belgique, avec les Flamands et les Italiens qui se sont retrouvés à une certaine période dans les cités ouvrières, qui ont formé des couples et qui ont fait des enfants. Je trouve la famille de Cristina vraiment très cohérente.

C.: Pierre, lors des présentations du film et dans tout le travail de promotion, je t’ai senti très attentif à associer ton équipe.
P.D. : C’est important, c’est un travail collectif. Moi, je ne connais rien en image. Donne-moi une caméra à moi tout seul, il y aura peut-être des cadres esthétiquement bien choisis parce que j’ai du bon sens mais… Il y a des choses que je ne sais pas en langage de cinéma, je ne connais pratiquement rien à l’éclairage, idem pour le son. Et à un moment donné, il faut expliquer à un ingénieur du son, qui est quelqu’un d’intelligent, ce qu’on veut faire comme effet de son et puis lui faire confiance. Je ne suis pas omniscient et je ne suis pas le chef qui veut faire tout. Enormément de techniciens, y compris ceux auxquels on ne pense pas de prime abord sont des gens qui apportent énormément en termes de créativité. Par exemple, les accessoiristes. Quand on fait des films, si tout se passe bien, on tourne six semaines tous les trois ans. Si on n’essaye pas de profiter à cette occasion de tous les aspects du métier… Il faut prendre le temps de discuter avec tous les corps de métier, c’est cela qui est excitant. J’adore la post production. Je suis très présent au montage, au montage son, au mixage… en curieux. Je veux voir comment on fait. Et je pose des questions. L’étalonnage, par exemple, pour moi c’était un mot théorique. Après trois films, je commence à savoir un peu ce que c’est, mais il faut que je sois à côté de l’étalonneur qui va m’expliquer  pourquoi il fait ce qu’il fait, qui va me faire une suggestion. C’est peut-être un peu plus lent, mais j’aime bien écouter. J’aime bien apprendre des trucs, voir quel résultat on peut obtenir et comment on peut faire. Je trouve qu’on peut vraiment encore beaucoup nourrir son film en post production alors que pour beaucoup de gens, c’est un peu une phase technique contraignante, envahissante. Moi, je trouve que le travail de création qu’il y a à ce niveau-là est passionnant.

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