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Sachin, réalisateur de In Flanders Fields

Publié le 27/03/2025 par Malko Douglas Tolley, Cyril Desmet et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Sachin, mémoire d’un soldat inconnu : de l’Inde rurale aux Flandres


Sachin est un réalisateur venu du Rajasthan, en Inde, dans le cadre de la formation Doc Nomads pour étudier le cinéma en Europe. Il a commencé son périple au Portugal avant de se rendre en Hongrie à Budapest. Son séjour européen s’est clôturé en Belgique à Luka, School of Arts à Bruxelles avec la réalisation de son court-métrage In Flanders Fields, gagnant du prix du jury Cinergie au festival En Ville!. Il a également obtenu de nombreuses mentions en Inde, notamment la mention spéciale au Emami Art Experimental Film Festival 2024 (EAEFF).  

 

Cinergie : Comment avez-vous eu l’idée de traiter ce sujet sur l’histoire des soldats indiens envoyés combattre en Flandre durant la Première Guerre mondiale ?

Sachin : Je suis originaire du Rajasthan. Que ce soit au Portugal, en Hongrie ou en Belgique, j’ai à chaque fois eu le besoin de retourner vers le monde rural dont je suis originaire. J’ai beaucoup pris le train durant mon séjour en Europe afin de me rendre dans la nature, notamment dans les champs, en Flandre. C’est comme ça que j’ai appris ce pan de l’histoire et que l’idée m’est venue de traiter ce sujet en lien avec l’histoire de mon pays. J’ai vu beaucoup de cimetières de guerre durant ces périples dans le monde rural et je suis tombé sur ces noms indiens. Je suis resté choqué de voir ça et je me suis intéressé au sujet.

 

C. : Votre film est la narration d’une lettre qui date de la Première Guerre mondiale. Comment avez-vous trouvé cette correspondance ? Quelle est l’histoire de ce texte ?

S. : Au départ, je ne savais donc pas grand-chose de ce pan de notre histoire nationale. Je me suis mis à lire sur le sujet et j’ai appris que près d’1,4 million d’Indiens ont été impliqués dans des combats durant la Première Guerre mondiale. Ce sont les Britanniques qui les ont amenés. J’ai ensuite trouvé un livre avec des lettres et c’est comme ça que ça a débuté. Il s’agit d’une collection de lettres de soldats indiens. Il doit y avoir aux alentours de 750 lettres dans ce livre. Elles ont été traduites. Il existe plusieurs livres sur le sujet. Je suis allé aux archives du musée qui se situe à Ypres, en Flandre, et j’ai trouvé toute la documentation nécessaire. J’ai ensuite multiplié mes visites aux musées et dans les cimetières avoisinants pour trouver les noms des victimes. J’ai même trouvé des archives audio de l’époque à l’Université Humboldt à Berlin. C’étaient des enregistrements de prisonniers de guerre. Ils avaient inventé une machine pour enregistrer l’audio. Mon idée de départ était de créer un musée des voix, mais ça a ensuite évolué vers autre chose.

 

C. : Votre film n’est pas uniquement documentaire, mais également une sorte de fiction. Comment avez-vous eu l’idée de mélanger cette voix qui lit la lettre avec des archives et des éléments d’animation ?

S. : En réalité, ce n’est pas une lettre, mais une compilation de plusieurs lettres pour en recréer une seule et un récit. C’est issu d’une réalité puisque les lettres ont été écrites, mais je les ai ensuite assemblées pour créer un récit. C’est mon ami Ekron qui lit les lettres, avec l’accent indien. Je n’ai pas écrit le texte, ce sont vraiment une compilation d’extraits des textes originaux. Certaines de ces lettres étaient très sérieuses et précises, d’autres plus poétiques. De plus, beaucoup de ces lettres n’ont pas été écrites par les soldats eux-mêmes, qui ne savaient ni lire ni écrire, mais par des personnes qui les ont écrites pour eux.

 

C. : Votre film In Flanders Fields s’inscrit dans la tradition du documentaire belge, mais il porte aussi une empreinte indienne liée à vos origines. Quels éléments considérez-vous comme typiquement belges et lesquels relèvent davantage de votre culture indienne ?

S. : La manière dont j’ai travaillé les lettres, la voix off ainsi que le texte est très proche, selon moi, de ma culture indienne. Cela se reflète dans la façon d’écrire, mais aussi dans la manière de transmettre les émotions et les expressions. En revanche, la gestion physique de l’espace — l’endroit où je place les images, le décor, les paysages — est clairement belge. Ce sont des lieux que j’ai découverts ici, et l’idée du film est née de cette confrontation entre mes racines et ce cadre belge.

 

C. :  Avez-vous toujours été passionné par le cinéma ou est-ce un intérêt venu plus tard ? Et qu’est-ce qui vous a conduit à étudier en Europe ?

S. : J’ai étudié la cinématographie en Inde. Après l’école, la plupart de mes amis ont rejoint l’industrie du cinéma à Mumbai, mais venant du Rajasthan, où il n’existe pas vraiment d’industrie cinématographique, je voulais suivre une autre voie. Je ne me retrouvais pas dans les récits et les représentations de Bollywood.

Je souhaitais réaliser mes propres films, mais je ne savais pas comment m’y prendre. J’ai donc tenté un court-métrage au Rajasthan, qui m’a permis de participer à un camp de cinéma en Serbie. C’est là que j’ai découvert le documentaire. Il me manquait une formation solide en documentaire. C’est ainsi que j’ai intégré le master Doc Nomads, grâce à une bourse, pour approfondir la réalisation et acquérir des compétences en son et montage.

 

C. : Vous avez étudié dans trois pays européens. Selon vous, existe-t-il un cinéma européen commun ou avez-vous constaté des différences marquées ? Et qu’est-ce qui caractérise spécifiquement le cinéma belge ?

S. : Non, pas du tout. Les trois pays ont des approches très différentes, y compris dans la vie quotidienne. Passer de Lisbonne à Budapest a été un vrai choc, tant les cultures, les mentalités et même le cinéma varient.

Comparé à l’Inde, l’Europe offre des infrastructures plus confortables, mais au-delà de ça, chaque pays a sa propre identité cinématographique. En Belgique, notamment grâce au cursus Doc Nomads, j’ai découvert une forte ouverture vers le cinéma expérimental. Ce contexte m’a poussé à dépasser les codes classiques pour explorer une approche plus personnelle et créative.

 

C. : Vous avez donc eu cette approche expérimentale pour votre film ?

S. :  Oui. En fait, l’idée d’insérer des découpages d’archives dans les paysages actuels m’est venue quand je lisais toutes ces lettres et que je voyageais continuellement à travers les champs. Je prenais souvent le train jusqu’à un endroit, puis je passais la journée entière à marcher dans ces lieux. C’était un processus assez difficile émotionnellement. J’ai découvert que beaucoup de ces lettres provenaient d’endroits très proches de là où je suis né, en Inde. Du coup, ces paysages, qui pouvaient paraître magnifiques au départ, prenaient une dimension plus sombre et pesante après la lecture de ces lettres.

L’idée de faire apparaître les archives dans les paysages d’aujourd’hui vient vraiment de cette période où j’étais immergé dans les lettres et dans ces trajets à travers les champs.

 

C. :  Et concrètement, comment avez-vous procédé pour les intégrer à l’image ?

S. :  C’était quelque chose de très simple techniquement. J’ai découpé les archives pour en faire des PNG, puis je les ai intégrées directement dans le paysage. J’ai fait quelques tests au préalable, en prenant des photos sur place, pour voir le bon ratio, comment cela allait fonctionner visuellement. Ensuite, j’ai reproduit le procédé pour les intégrer dans le film, en vidéo.

 

C. :  Avec qui avez-vous travaillé sur le tournage ? Est-ce que vous étiez accompagné de camarades de l’école, d’amis, ou avez-vous réalisé le projet seul ?

S. :  En fait, dans notre promotion, nous étions 24 étudiants, et c’était essentiellement notre seul soutien : nos camarades de classe. Mais chacun devait réaliser son propre film en même temps, donc tout le monde était très occupé par son propre projet. C’est pour cela que, finalement, j’ai mené quasiment tout le processus seul. Cela dit, chaque week-end, on se retrouvait tous, on partageait nos idées, on discutait de nos projets respectifs. Mais d’un point de vue purement technique, j’ai tout fait seul.

 

C. :  Combien de temps vous a pris la postproduction ?

S. : Le processus a été très continu, il n’y a pas eu de vraie séparation entre tournage et postproduction. La majeure partie du temps a été consacrée à la lecture et à la sélection des lettres : environ 750 au total, que j’ai classées par thèmes — manque, climat, anxiété, peur — pour n’en garder qu’une quarantaine.

Parallèlement, je filmais, importais les images et les retravaillais. C’est aussi en cours de route que j’ai découvert les archives audio de l’Université Humboldt, que j’ai intégrées au projet. Finalement, c’est cette immersion constante dans les archives et le terrain qui a demandé le plus de temps.

 

C. : Comment avez-vous travaillé le son et la musique ? Y en a-t-il vraiment ?

S. :  En réalité, il n’y a pas vraiment de musique dans le film. Mais dans les archives audio que j’ai trouvées en Allemagne, il y avait quelques chansons enregistrées il y a plus de 100 ans. Ce sont ces chants que j’ai utilisés. En ce qui concerne le travail sonore, j’ai fait quelques expérimentations, notamment dans la première partie en noir et blanc, pour lui donner un côté plus aérien, plus immersif. On entend par moments des sons très discrets, comme un fil qui vibre, quelqu’un qui creuse, ou simplement des bruits de pas. C’est un travail sonore très minimaliste, destiné à créer une atmosphère, à maintenir le spectateur dans une observation continue.

 

C. : Et quelles ont été les réactions du public en Inde ?

S. :  J’ai été surpris par l’accueil très positif du film en Inde, où la culture du cinéma expérimental est encore peu développée. Malgré son rythme lent, il a trouvé un écho, car il aborde des préoccupations concrètes.

Lors des projections, notamment à Calcutta, beaucoup de spectateurs voyaient ces soldats comme « les leurs », dans un contexte fortement marqué par le nationalisme. Cela m’a permis de poser une question essentielle : est-ce que la situation a vraiment changé depuis cent ans ?

Le constat est qu’elle se répète. Hier comme aujourd’hui, ce sont toujours les populations rurales qu’on enrôle pour les envoyer se battre. Encore récemment, en Inde, d’importantes campagnes de recrutement ont visé des universités indiennes, mobilisant des jeunes pour partir vers des zones de conflit, que ce soit en Russie ou en Israël. Pour moi, projeter ce film en Inde est essentiel : il permet de questionner ces mécanismes toujours en place.

 

C. :  Que souhaitez-vous apporter au cinéma indien ? Est-ce que votre parcours en Europe facilitera vos projets futurs en Inde ? Envisagez-vous de continuer dans le documentaire ou d’explorer d’autres formes ?

S. :  Cela fait deux ans que je suis rentré en Inde après Doc Nomads. Je suis actuellement de passage en Europe, mais je développe plusieurs projets au Rajasthan. L’un est très personnel, tourné chez moi avec ma mère, et l’autre porte sur les projets d’énergie verte en cours dans ma région, qui provoquent des tensions entre les communautés rurales et l’État.

La question reste pour moi de savoir comment poursuivre ma carrière en Inde, notamment au Rajasthan, où il n’existe ni industrie cinématographique structurée ni réel soutien pour le documentaire indépendant. Mon travail ne correspond pas aux codes du cinéma dominant en Inde.

C’est pourquoi je vois davantage d’opportunités en Europe. Je continuerai certainement à tourner en Inde, mais il est très possible que je revienne en Europe pour mener à bien certains projets.

 

C. : Encore un mot à ajouter avant de reprendre votre avion pour l’Inde dans quelques heures ?

S. : Je tiens à remercier le festival En Ville ! et toute l’équipe. Quand j’ai reçu le courriel annonçant que le festival souhaitait projeter le film, j’ai été vraiment ravi. Le film avait déjà eu un beau parcours en Inde, et d’une certaine manière, il s’agit presque d’une coproduction, car il intègre de nombreux éléments liés à la Belgique.

J’étais également très curieux de découvrir la réaction du public ici. Une nouvelle projection est d’ailleurs prévue le 27 mars 2025 au Piano Fabriek dans le cadre de Regards sur Docs, et j’ai invité plusieurs amis belges qui n’ont pas encore eu l’occasion de le voir. Pour moi, c’est un véritable honneur que le film soit montré en Belgique, puisque c’est ici que je l’ai réalisé.

C’est d’ailleurs comme cela que je conçois les choses : lorsqu’on crée un film dans un pays, avec ses habitants, il est essentiel que ceux-ci puissent le découvrir et se l’approprier.

 

La critique de In Flanders Fields: https://www.cinergie.be/actualites/in-flanders-fields-de-sachin

http://www.leptitcine.be/-Regards-courts-Korte-blikken-15-

https://www.pianofabriek.be/

https://festivalenville.be/In-Flanders-Fields

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