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Stéphane Vuillet, co-réalisateur de Katika Bluu

Publié le 18/04/2025 par Kevin Giraud, Cyril Desmet et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Tourné à Goma dans un centre de transition et d’orientation pour enfants soldats, Katika Bluu navigue entre récit fictionnel et documentaire pour plonger le public dans le quotidien de ces jeunes qui tentent de se reconstruire, après que leur enfance leur ait été arrachée par la guerre et la violence. Un film doux pour un sujet rude, mais mis en scène à hauteur d’enfants par le duo de cinéastes Stéphane Vuillet et Stéphane Xhrouet.

En amont de la sortie belge du film ce mercredi 16 avril, nous avons rencontré le premier dans les locaux de Cinergie.

Cinergie : Pouvez-vous nous parler de votre premier souvenir de cinéma?

Stéphane Vuillet : Je ne sais pas si c'est le tout premier, mais. Dans ma banlieue. Dans la banlieue dans laquelle j'ai grandi, en fait, le cinéma était très peu présent. C'est plutôt nous. On a plutôt fait de la musique. Quand j'étais jeune, il se trouve que j'ai rencontré une fille qui, elle, était passionnée de cinéma et donc elle m'a emmené au cinéma.

Je me revois à huit neuf ans, sous la pluie, en retard. Ma mère m'emmène au cinéma et en fait le film pour enfants qu'on devait aller voir a déjà commencé. Donc on va voir un autre film, c’est La fureur de vivre avec James Dean, et je suis complètement subjugué. Après, dans la banlieue où j’ai grandi, le cinéma était très peu présent. C’était plutôt la musique qui nous animait. Mais il se trouve que j’ai rencontré une fille qui elle, était passionnée de cinéma, et c’est ainsi que j’ai découvert le cinéma.

 

C. : Est-ce que vous pourriez nous parler de votre parcours ensuite?

S. V. : C'est en rencontrant Yaël que je découvre la cinéphilie, on va dire, parce qu'elle était très cinéphile. Il y a deux films qui m'ont marqué, qui ont prédéterminé la suite de ma vie. D’une part, Mauvais sang de Leos Carax, qui a peut-être un peu vieilli, mais qui reste quand même mythique pour les gens de ma génération, et d’autre part, Paris, Texas de Wim Wenders. Je devais avoir 19 ans quand ils sont sortis, et tout à coup je me suis dit : la musique c'est bien, mais j’aimerais bien témoigner du monde. Et la musique me semblait un peu insuffisante.

De là, j’ai donc décidé que j'allais faire ce métier. Et peut-être quinze jours après, je faisais un premier court métrage avec une caméra VHS que j'avais emprunté.

Ensuite, c’est un parcours assez long. Mon premier long métrage, 25 degrés en hiver, qui était produit par Marion Hänsel, a été sélectionné à Berlin en compétition officielle. Cela faisait 40 ans qu'un film belge n'avait pas été à Berlin en officielle. C'était une grande et belle expérience, impressionnante, dans la même catégorie que John Boorman, Cédric Kahn.

Après ça, j'ai eu deux gros projets qui ont finalement été avortés pour diverses raisons un peu longues à exposer ici, et qui m’ont pris chacun 3-4 ans de ma vie. J'ai un peu lâché l'affaire et j’ai quitté le monde du cinéma pendant 5 ou 6 ans. Mais le virus du cinéma m'a repris, j'ai acheté une caméra et je suis allé faire un documentaire coproduit par NEED productions, qui coproduit également Katika Bluu.

Derrière ça, j’ai également tourné un long métrage de fiction sur les gilets jaunes, Je ne suis pas ton pauvre, aujourd’hui visiblement gratuitement sur YouTube. 

Après la pandémie, Stéphane Xhrouet est venu vers moi pour terminer l’atelier de cinéma qu’il donnait dans un Centre de Transition et d’Orientation (CTO) à Goma, en République démocratique du Congo. Son ambition à l’origine était de faire un court métrage, mais en échangeant j’ai rapidement vu qu’il était possible – et intéressant – d’en faire un long métrage. Stéphane m’a confirmé son intérêt pour cet axe de réalisation, et c’est de là qu’est né le film. Un récit qu’on a construit avec toutes les anecdotes de ce qui s'était passé dans ce centre qui accueille d’anciens enfants soldats pour tenter de leur redonner une place dans la société, et leur redonner une enfance. Nous avons recueilli ces témoignages, ces anecdotes, et nous les avons organisés pour en faire un récit de fiction. Même si la forme flirte avec le documentaire.

 

C. : Avec malgré tout, le choix d’en faire une fiction.

S. V. : Exactement. De toute façon, trois semaines, ce n'est pas suffisant pour tourner un documentaire. Mais en ce qui me concerne, c’était possible pour une fiction. C’est d’ailleurs pour cela que Stéphane m’a contacté, pour tourner cette fiction en un temps très court, à savoir trois semaines. Cela étant dit et pour faire le lien entre documentaire et fiction, je cite Jean-Luc Godard qui disait que “faire une fiction, c'est faire un documentaire sur les acteurs qu'on a choisis”. Ici, les acteurs nous étaient proposés et imposés, et il nous a suffi de se mettre à leur écoute et pour raconter cette histoire qui est en fait la leur.

 

C. : Comment le projet a-t-il évolué au contact des réalités du terrain et de la rencontre avec ces enfants ?

S. V. : Nous sommes partis d’un semblant de scénario, trois ou quatre pages A4 avec des listes de scène partant des histoires des enfants, ou de celles des encadrants du centre. De là, il nous a suffi de les suivre avec notre caméra. Ils refaisaient la scène, et nous on filmait, on bougeait à l’intérieur de la scène pour raconter cette histoire.

Ce qui était important pour nous, en tant que deux hommes blancs racontant l’histoire de jeunes adolescents africains, était d’éviter à tout prix un regard biaisé ou “exotique”. Et je pense que nous y sommes parvenus, et c’est une grande fierté.

D’une part, Stéphane travaillait depuis deux ans déjà au Congo, il y avait déjà monté une école, et cela faisait six mois qu’il menait cet atelier dans le centre. La connexion qu’il avait construite avec ces jeunes, il me l’a transmise en me présentant d’emblée comme son collègue, ce qui m’a permis d’être rapidement intégré dans le groupe.

Et d’autre part, notre attention était portée sur cette volonté de faire ce film à la hauteur de nos protagonistes. Un autre cinéaste de la Nouvelle Vague [Jacques Rivette, NDLR] disait : “un travelling est une histoire de morale”, et c’est vrai que la manière dont nous filmons est tout sauf innocente. Si nous étions arrivés avec des camions, des grues et des rails de travelling, ce film n’aurait pas été possible. En tournant avec des petites caméras, deux projecteurs et demi et du matériel très léger, nous avons pu mettre le film à leur niveau, et les filmer tels qu’ils vivent, sans jamais les regarder de haut. C’était primordial.

 

C. : Le film est jalonné de scènes puissantes, notamment lorsque Bravo sort du centre, et où l’on se rend compte que la société ne veut plus de lui et de ses camarades. Pourquoi était-ce important pour vous d’intégrer cet aspect du sujet dans le film?

S. V. : Lorsque Bravo revient après sa première escapade, il est déçu de ce qu’il a pu trouver à l’extérieur. Et Maman Cathy, l’une des doyennes du centre, lui explique que les miradors, les barbelés qui entourent le centre ne sont pas là pour les empêcher de sortir, mais bien pour les protéger du monde extérieur. Il était important pour nous de témoigner de cette réalité, du fait que ces enfants soldats sont très mal considérés au Congo, alors qu’eux-mêmes n’ont pas choisi ce statut. Ce sont très souvent des enfants qui ont eux-mêmes été enlevés dans leurs villages par des groupes armés, et qu’on a régulièrement obligés à tuer un membre du village pour qu’ils deviennent persona non grata et ne puissent plus rentrer chez eux. Leur seule famille devient le groupe armé, et c’est un mécanisme classique d’enrôlement forcé. C’est une injustice totale, mais c’est une réalité aujourd’hui.

 

C. : Pouvez-vous nous parler de votre traitement de la musique pour ce récit?

S. V. : Avec Thomas Faure, nous avons travaillé pour faire en sorte que le spectateur ne se rende pas compte que la musique apparaissait tout à coup. Il n’y a qu’un seul thème récurrent, au début et à la fin du film, où la musique est plus assumée, mais l’idée était que cette piste musicale apparaisse des sons de la scène elle-même. C’était la première composition cinématographique de Thomas, un très bon musicien par ailleurs, et nous sommes arrivés à un très beau résultat qui marie les univers sonores locaux avec son travail.

 

C. : Comment le film a-t-il été reçu jusqu’ici?

S. V. : Nous avons fait un beau parcours en festival où il a été montré au Brésil, à Rome, mais aussi en Allemagne, à Marseille. Ce qui m’attriste, c’est que nous n’ayons pas pu le montrer aux enfants du centre. Celui-ci a été démantelé, et les jeunes exfiltrés suite aux conflits armés qui ont repris autour de Goma. Mais c’est un film qui touche énormément les jeunes. Nous avons pu le montrer au FIFF dans le cadre de séances scolaires, et j’ai senti toute la connexion que ces adolescents avaient avec les récits de ces enfants qui leur ressemblent. Notre ambition avec ce film, c’était aussi de montrer la vie d’adolescents ailleurs, et que malgré tout, un enfant reste un enfant, quelles que soient les conditions terribles dans lesquelles il peut vivre.

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