Cinergie.be

Sur le tournage de Ça rend heureux (ex Folie fertile)

Publié le 01/11/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

La femme jouit plus du toucher que du regard. Luce Irigaray. Ce sexe qui n’en est pas un. Ed. de Minuit

 

Début juillet 2005

Le cinéma belge cultive les paradoxes. L’un de ceux-ci est qu’il jouit d’une liberté artistique très grande mais qu’il réalise souvent des films avec une pauvreté de moyens qui stupéfie souvent nos voisins du sud. Joachim Lafosse, jeune réalisateur de Tribu, un court métrage, et de Folie Privée, un long métrage sorti en salles l’an dernier (que nous avons aimé et dont nous vous avons longuement parlé dans notre webzine 82) a été invité en mai au Festival de Cannes, dans le cadre de l’atelier de la Cinéfondation pour y présenter Révolte intime, un long métrage dont le montage financier se poursuit. Entre-temps, à moindre frais, il a tourné un long métrage en numérique (Béta-digital). Invité par le réalisateur à découvrir un premier montage, nous en avons profité pour vous faire comprendre les arcanes d'un processus d’écriture moins spectaculaire que le tournage, mais tout aussi fondamental.

 

Sur le tournage de Ça rend heureux de Joachim Lafosse

 

Fertile (titre provisoire) conte à ce stade de l’écriture, le désir d’un jeune cinéaste de continuer à réaliser un second film après l’insuccès public de son premier long métrage. Pour le moment, trois cellules, comme autant de blocs narratifs se déploient :

1. La dépression post Folie Privée (Joachim Lafosse n’hésite pas à jouer sur sa propre expérience sans que l’intention du film soit purement biographique)

2. Ses amis lui remontent le moral et l’incitent à se remettre au travail.

3. Le tournage et ses péripéties (un tournage, c’est aussi laisser l’inattendu se glisser dans le scénario prévu), le montage et la sortie du film.

A première vue, Joachim Lafosse en se servant d’un tremplin autobiographique, nous montre, dans Fertile, le processus de création et de fabrication d’un film d’auteur aux moyens de production quasi-inexistants, genre « typiquement belge ». Pour beaucoup de spectateurs qui, à l’occasion des bonus DVD, se font une idée plus industrielle du cinéma, cet art du bricolage surprendra.

 

Fabrizio Rongione

Mais le fil rouge est l’histoire de la rupture d’un couple. Celui de Fabrizio (Fabrizio Rongione, himself, oui, oui, voir Gros Plans de Cinergie) et d’Anne, sa compagne (Catherine Salée). Obsédé par le cinéma, Fabrizio délaisse une femme qui n’accepte pas de l’être au profit d’images cinématographiques (touche moi, ne me regarde pas). La scène se répète avec Mariet, une jeune serveuse de bar rencontrée lors de ses dérives. Fabrizio ne veut pas voir que Mariet désire être aimée et non filmée. La pulsion scopique a suffisamment été explorée (notamment chez Hitchcock) sans qu’on en rajoute une couche. Simplement, le voyeur (substitut du spectateur et du réalisateur) ne peut être distrait du monde qu’il se crée puisqu’il désire conserver son regard de spectateur privilégié. Le paradoxe de la pulsion scopique étant qu’elle est autant un fardeau qu’un plaisir. Ce que nous montre très bien Joachim Lafosse.

 

Le ton des dialogues, comme toujours chez Joachim Lafosse, est vif, découpé au scalpel. Son cinéma est, comme celui de Pialat (clin d’œil au coté un peu sadique de Nous ne vieillirons pas ensemble ?) pulsionnel à la limite de l’outrance (Fabrizio, le réalisateur, cultive les mal-entendus destinés, comme l’on sait, aux mal-entendants), par plaisir. D’où la véhémente diatribe de son ex-compagne « il s’idéalise, il se veut comme un prince charmant, il sort sa carte du réalisateur tout le temps. Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il va sortir la pauvre petite Mariet de son bar ? » Comment traiter et mélanger ces deux registres aux tempos différents ? Le rythme d’un vécu exprimé dans la tension de l’obsession de Fabrizio, de son désir de transformer le vécu en images, face à la soif d’authenticité de personnes pour qui le mot pellicule n’a pas le même sens. Si le rythme de Fabrizio est conflictuel avec sa compagne, il est contemplatif avec Mariet. C’est là que le premier travail de structure global étant effectué, il s’agit de trouver le tempo juste de chaque séquence. La face et l’interface.

 
Catherine Salée

« Lorsque j’ai filmé, j’ai saisi le personnage dans l’action et en même temps, celui qui est dans la réaction», précise Joachim Lafosse. «Donc j’ai le choix. Mais dans un premier temps Sophie et moi organisons les séquences les unes par rapport aux autres, on en rajoute, on en enlève, on en déplace ». L’une des idées intéressante du film est, sitôt que le sujet est exposé, d’être repris et de se décliner en différentes variations « du pris sur le vif » au scénario puis au tournage. D’où une mise en abyme d’un vécu capté, joué ou transformé suivant les étapes du développement du film. La figure schématique étant une spirale et non une série de cercles répétitifs. Dans la salle de montage (un grenier aménagé), gisent par terre une série de cartons disposés en trois colonnes (les trois chapitres du film) représentant les séquences par blocs narratifs le plus souvent fondés sur la rupture. Ce dispositif permet de visualiser le squelette du film, d’enlever, d’intervenir ou de rajouter des fiches.

 

Le film a été tourné, comme Folie Privée en béta-digital, un standard intermédiaire entre la DV et la HDV. « Le but étant de perdre le moins possible en qualité d’images. Je ne suis pas un fan de la DV parce qu’on y perd trop d’informations visuelles », nous précise Joachim Lafosse « Le temps d’un film est souvent un critère économique. On raccourcit lorsqu’on trouve la scène ennuyeuse. Donc la durée ne m’inquiète pas. Ce qui doit nous motiver c’est notre plaisir, celui du spectateur ».

 

Début septembre 2005

Retour dans le grenier de Joachim, avenue Brugmann. Nous visionnons un montage final de 1h27 (sur 70 heures de rushes) de Fertile, résultat d’une collaboration de Sophie Vercruysse et Joachim Lafosse. Celui-ci nous signale que le titre a changé et, sous toutes réserves, s’appelle désormais Quand est-ce que tu me prends ? Le film se déploie autour de deux axes narratifs : la séparation de Fabrizio et d’Anne, et la volonté, quoi qu’en soit la situation (le chômage, en l’occurrence) de créer, d’être fertile, de gérer sa vie de façon active. La séparation entre une Anne un brin hystérique (l’hystérique cherche un maître pour le contester) et Fabrizio déprimé par l’accueil public de son premier film, obsédé par son désir de création. Dans le film que tourne Fabrizio, boosté par son copain Kris (Kris Cuppens) qui joue son propre rôle, une scène (de la première lecture au tournage, elle se décline en plusieurs variations) celle de l’impuissance de Fabrizio vis-à-vis d’Anne. Celle-ci disant, excédée par la passivité de son conjoint : « Quand est-ce que tu me prends ? » dénie ensuite le fait de l’avoir dit mais surtout refuse que cette scène devienne l’un des moteurs fictionnels du film. « Je n’ai jamais dit ça. On me fait passer pour la pute de service. Elle ne lui coupe pas les couilles…elle veut pas baiser avec n’importe qui mais faire l’amour avec son mec. C’est normal son mec ne la regarde plus. » Version lors du tournage : « Il se veut comme un prince charmant, qu’est-ce que c’est que ce type qui nous prend pour des princesses. C’est toujours les femmes qui sont les béquilles des hommes... Elle ne dit plus quand est-ce que tu me prends, on a dit quand est-ce qu’on baise… tu arrêtes tes caprices ! Je me casse.- Anne reviens, tu ne t’en tireras pas comme ça, on la tourne ! ». Le désir est le désir de l’autre martèle Anne au sourd-voyant qu’est Fabrizio. Mariet, comme on le verra à la fin, use davantage de la ruse dans le très beau plan final. Version définitive sur les écrans, l’an prochain, le film étant distribué par Cinélibre mais sous le titre provisoire de Folie Fertile, nous dit Joachim Lafosse.

 

Octobre 2005

Rédaction de cinergie.be. Tandis que Ian Menoyot le filme, Fabrizio Rongione revêtu d’une veste bleue avec des lignes blanches sur les épaules, nous confie :
« Joachim et moi, nous nous sommes rencontrés à Avignon, dans une université d’été. Je venais de fonder Eklektik productionsavec mes copains. Je lui ai fait part de mon désir de raconter des histoires tournées à Bruxelles. Trois mois plus tard il m’a proposé d’écrire un film ensemble et de le tourner à Bruxelles. Vouloir raconter l’histoire d’un réalisateur au chômage appartient à Joachim parce que personnellement, je n’aurais jamais imaginé que mon premier film, tourné à Bruxelles, parlerait du cinéma. Joachim est venu avec cette adresse-là et il m’a convaincu. A partir du moment où le personnage principal était en partie autobiographique, en tant que comédien, je me suis inspiré de ce qu’est Joachim. J’ai absorbé sa personnalité. Nous n’avons évidemment pas le même caractère. Joachim est plus instinctif que moi qui essaie toujours de détendre l’atmosphère. Mais sans lui, je n’aurais pas été capable, hic et nunc, d’écrire un film seul. Donc, grâce à lui, j’ai découvert des envies de cinéma et une facette de moi que je ne connaissais pas. Ca c’est du bonheur.

 

Kris Cuppens

La vraie rencontre avec Joachim c’est l’insistance –ainsi que celles de nos co-scénaristes, Samuel Tilman, Kris Cuppens – que bien que racontant le parcours d’un réalisateur, il s’agissait avant tout d’un homme qui, privé de travail, étant au chômage, veut travailler. Il n’existe qu’en travaillant, essayant de rendre concret un rêve, un désir. Et celui-ci aurait pu être de devenir plombier en essayant de monter sa petite sprl. Tu vois, c’est quelqu’un qui essaie de rendre concret un rêve et, en même temps de mettre en forme sa propre vie. Faire c’est faire avec les autres. On fait avec d’autres et on se défait tout seul. La notion de groupe est importante. D’autant que tu sais, au cinéma, il faut au moins être deux : un réalisateur et un comédien.

Pendant le tournage de Folie Fertile de Joachim, je me répétais, sans cesse, cette phrase ; « la vérité n'est pas belle ». Mais ce n’est pas grave parce que c’est en s’y confrontant qu’on arrive à écrire des choses belles. La vérité est là pour qu’on s’en accommode. » Des bruits de moteurs diffus d’une circulation assourdie nous parviennent du dehors, mêlés au chuintement de la machine à café genre sifflement d’un train à vapeur dans un western de Leone. Fabrizio reprend son souffle en buvant une gorgée d’eau minérale et poursuit : « Et puis, le film traite aussi du problème fondamental auquel se confronte tout artiste. A partir du moment où tu dois imaginer une histoire, il faut rêver, sublimer. Tu as tendance à partir ailleurs et à te déconnecter de la réalité. Tes rêves sont toujours plus intenses que la réalité. L’esprit voyage où il veut, à la vitesse qu’il veut, alors que le corps n’a que des barrières. Comment faire que, dans la vie, une fille fasse ce que tu veux ? A moins d’être un manipulateur ou un pervers, c’est rigoureusement impossible. C’est pourquoi, dans le film Fabrizio a du mal à voir en Mariet autre chose que son fantasme de femme. Pour lui, Mariet doit incarner la femme qu’il s’est construit mentalement ou n’être rien. Le tournage de son film le met en prise avec les contingences humaines et financières et lui montre les limites de son fantasme. Mariet en perd de son aura. Mariet a été peinte, dessinée à la lumière de ses rêves. Mais qu’est-ce qu’un rêve sinon de la peinture à l’eau ? Avec un peu de larmes cela s’efface. »

Tout à propos de: