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Ça rend heureux, entretien avec Joachim Lafosse et Samuel Tilman

Publié le 08/09/2006 par Anne Feuillère et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Entretien avec Joachim Lafosse et Samuel Tilman, producteur 

De Joachim Lafosse, on vous en parle depuis Tribu, son premier film et plus longuement depuis Folie Privée qui fut l’un de nos coup de cœur. Nous avons suivi la fabrication de Ça rend heureux (que nous avons connu sous le titre de Folie fertile ou de Quand est-ce que tu me prends ?) et le film achevé, nous nous sommes aperçus que Ça rend heureux louchait du côté de la comédie plutôt que de la tragédie. On a beaucoup ri et on est ravi.

Cinergie : Le film interroge la relation du masculin et du féminin ?
Joachim Lafosse : Tout à fait. Ce n’est pas ce que j’ai fait le plus consciemment. Je m’en suis rendu compte à la fin du montage, dans l’image que Fabrizio se fait de la femme. Qu'implique la séduction entre les hommes et les femmes ? On peut se demander s’il a raison d’aimer cette femme comme une icône. Si cela peut le mener à la cinématographie, cela ne peut pas le mener à l’amour. Une femme c’est autre chose qu’une image et Fabrizio ne l’a pas encore compris.
Samuel Tilman : Au début, Joachim est venu présenter le sujet : l'histoire d'un cinéaste qui a des ennuis professionnels et familiaux. On a tout de suite compris que l’enjeu tournait autour des problèmes relationnels avec sa copine. Le tournage du tournage s’est focalisé de plus en plus sur comment faire rejouer la femme ou les femmes (il y a plusieurs images de femmes). Finalement, au montage, tout s’est focalisé là-dessus.
J.L. : Il y a tout un pan du scénario qu’on a laissé tomber : l' histoire familiale, la relation avec son père. On avait de la matière pour trois histoires.
Ce qui a déterminé la relation du film vient de mes rencontres au Beursschouwburg. Un endroit où il y a beaucoup de charmantes jeunes femmes. J’avais vu Mariet au Beurs et je voulais la faire jouer dans un film. Je me suis demandé si je devais lui faire passer un essai ou non. Tout cela pour vous dire que je n’ai peut-être pas encore de distance pour pouvoir en parler, qu’il faut du temps pour comprendre le film qu’on a fait.

 

C. : Pour Fabrizio, la pulsion scopique est tout à la fois un plaisir et un fardeau  ?
J.L. : Oui. La fiction, c’est très confortable. L’image, encore plus. Mais il faut faire attention sinon on finit seul.

 

C. : C’est ce qui se passe dans le film.
J.L. : En effet. Le réalisateur n’est là qu’avec son film.

 

C. : Quelle place Mariet a-t-elle à la fin ? La dernière image est assez énigmatique.
J.L. : Elle devient une spectatrice. Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails mais j’ai un père qui est photographe et qui a beaucoup photographié ma mère…les photos restent, ce sont des preuves d’amour. Tous les gens qui sont dans le film sont des gens dont j’avais envie de faire une photo. Pour pouvoir les regarder dans vingt ans et pouvoir dire on a fait ce film ensemble. Il y a Eric Van Zuylen, Catherine Salée, Kris Cuppens avec qui j’ai fait Folie Privée…Parmi tous les gens qui ont  participé à ce film, il existait un rapport au travail et au plaisir que j’ai trouvé stimulant et agréable.

 

C. : Il y a un désir de faire ce film, un plaisir à partager une aventure commune qui se transmet au spectateur. Finalement, ce n’est pas un film sur un cinéaste qui fait un film mais sur des gens en situation précaire qui essaient d’entreprendre quelque chose en commun.
J.L. : Là, tu es dans le cœur du film. Le rire arrive lorsqu’on se découvre étranger à soi-même. Tout à coup, je dis une énormité devant tout le monde et on se met à rire. Ce qu’on voulait montrer depuis le début – c’est un peu la chance des artistes – c'est qu'il faut en passer par le chômage qui est un très bon employeur. Mais ce passage conduit à se demander ce que cela signifie "être chômeur". Je voyais autour de moi, dans les files de pointage, des gens qui souffrent de n’être que des chômeurs. Mais, on est pas qu’un chômeur. Le cœur du film c’est ça : montrer autre chose que ce qu’on dit de nous. Un cinéaste au chômage peut devenir quelqu’un qui tourne malgré tout, un type qui a perdu son boulot chez Volkswagen peut devenir autre chose, travailler sur un film, une fille qui n’est pas comédienne peut devenir une actrice.

 

C. : Il y a une mise en abyme : un réalisateur, joué par un comédien est lui-même censé diriger des acteurs, d’où les malentendus et, dans la répétition, de la veine comique du film.
J.L. : J’espère que cela passe dans le film, on a beaucoup rit en travaillant. Je ne me suis jamais autant amusé sur un plateau.
S.T. : Mais même à l’écriture on riait beaucoup. On se demandait où on allait ? Parce que si la trame est simple, linéaire, il y a tout un jeu de mise en abyme, comme par exemple, Kris Cuppens, cinéaste pouvait lui aussi tourner un film. Où s’arrêter ? Il nous a fallu longtemps pour comprendre de quel film on parlait, celui de Kris, de Fabrizio ou le tien.

 

C. : Il y a des moments où l’on ne sait plus qui regarde qui. Le fait que vous ayez écrit le scénario à trois donne un côté tripartite qui se retrouve à l’intérieur même du film. Les regards se croisent.
J.L. : Il y a tout le temps du tiers. Il y a toujours quelqu’un pour rire de quelqu’un d’autre.
S.T. :  Ce jeu a été poussé encore plus loin lors du tournage. Entre autre la scène autour de la table : la discussion autour du scénario paraît improvisée.
J.L : La scène a été répétée deux jours avant. D’autres ont été improvisées. L’un des moteurs de l’écriture et de la réalisation du film est dû au fait que le tournage de Folie Privée m’a un peu traumatisé. Sachant que Nue Propriété allait se tourner, et ayant peur de répéter ce que j’avais vécu sur Folie Privée, j’ai voulu dédramatiser ce qu’était un plateau. C’est un endroit dangereux où il existe des rapports de force. Le pouvoir existe de manière terrible. On est peu de choses lorsqu’on est cinéaste, c’est cela aussi que je voulais dire avec le film, notamment lorsqu'à la fin Fabrizio dit « sans vous il n’y aurait pas de film ». C’est une art de fou le cinéma. Une somme d’artistes qui décident de faire un film ensemble. Quand quinze personnes décident de faire des choses ensemble, il y a vite des désaccords.
S.T. : L’idée qu’il puisse y avoir des désaccords était présente dès le départ. Joachim sentait peut-être que d’emblée, il fallait un regard extérieur pour enrichir le film. Notamment le fait d’associer Fabrizio à l’écriture du film.
J.L. : C’était une très bonne façon de le préparer au rôle. D’autant plus qu’il tourne lui aussi.

 

C. : Stylistiquement, tu utilises deux registres : l’un est contemplatif et l’autre utilise une gestuelle hystérique qui  n’est pas sans évoquer Faces de John Cassavetes.
J.L. : C’est une de mes références. C’est un rêve de travailler dans les conditions de groupe humain vivant un film comme le réalisait Cassavetes. Souvent je pensais à lui. Il y a une jubilation telle dans cette approche du cinéma ! On y va, on ne réfléchit pas. Des histoires sur  Ça rend heureux, on peut en raconter pendant des heures. On s’est retrouvé avec des scènes où l’on devait avoir une flopée de figurants pour la séquence de boîtes de nuit. On n’en avait pas assez. Pour nous dépanner, le CPAS de Schaerbeek nous a envoyé des gens qui ne ressemblaient pas du tout aux gens branchés qui fréquentent ces boîtes. On a donc dû simuler la grande foule alors qu’on était vingt dans la salle. Quand tu dois finir la scène à la fin de la journée tu ne réfléchis plus tu y vas. Tout à coup, il y a quelque chose qui prend. Le cinéma c’est l’art de la contrainte et ça aide…la contrainte !

 

C. : Cassavetes c’est aussi le flux du vivant…
J.L. : Cassavetes stylistiquement, je ne sais pas. Mais dire qu’il y avait une bande de copains qui avait envie de faire un film et que la méthode était peut-être la même... C’est troublant, parce que je viens de tourner Nue Propriété, un film en pellicule, dans une maison avec des acteurs connus et de l’argent, mais pour rien au monde je ne pourrai oublier Ça rend heureux. J’ai envie aussi de rester de ce côté-là du cinéma. Pour ça, la vidéo c’est assez incroyable.

 

C. : Oui, Cassavetes était aussi intéressé par l’expérience de vie que suscitait le film que par le film lui-même. Et le titre qui a changé plusieurs fois ?
J.L. : On a longtemps cherché le titre. Et puis, je me suis rendu compte que c’était un film qui m’avait rendu heureux, qui m’avait décoincé, qui m’avait fait comprendre que le désir était complexe mais vivable et qu’on pouvait cesser de vouloir contrôler les choses. Il y a des ruptures inévitables, mais il faut vivre. Folie Privée parle de la violence, de l’absence de désir, de la mort. Ça rend heureux est lié à ça mais de façon quasi-inverse.

 

C. : Au début de Ça rend heureux, tu as l’air de dire que Folie Privée n’a pas très bien marché ?
J.L. :  Ce n’est pas tout à fait vrai. Il a été vu en Belgique par un peu moins de dix mille personnes, si on additionne les festivals, sorties salles, les scolaires. Par rapport à ce qui se fait en Belgique ce n’est pas un échec, c’est un échec par rapport aux films étrangers.
S. T. : Il y avait l’idée du questionnement des années que l’on passe à faire un film. Trois ans c’est long ! L'échec est plutôt symbolique.

 

C. : Et puis cette introduction est à la limite du burlesque.
J.L. : Oui. Mais c’est aussi une réflexion sur la situation actuelle du cinéma en général.

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