Sur le tournage de La Femme de Gilles
Verviers
Depuis Une Liaison pornographique, nous n'avions plus de nouvelles de Frédéric Fonteyne, son réalisateur. Le succès du film l'avait-il mis en préretraite ? Ou l'avait-il rendu mélancolique au point de hanter les bancs publics qui bordent les étangs d'Ixelles afin de se consacrer à ce vice impuni qu'est la lecture, ou encore s'était-il tourné vers la bande dessinée qui fut l'une de ses passions d'adolescent au point d'y suivre les cours dispensés par l'Institut Saint Luc ? Ou encore s'était-il adonné au périlleux exercice, tel Oblomov, de ne rien faire. Voire. Ce n'est pas rien, votre serviteur s'y est essayé, en vain. A la fin de cet été nous reçûmes, sous l'impulsion d'Henry Ingberg, Secrétaire général de la Communauté française de Belgique (estimant qu'un film gagne a être connu du public dés son tournage), un courriel du Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel de la Communauté française nous invitant, début septembre, à nous rendre, sur le plateau de La Femme de Gilles un film réalisé par Frédéric Fonteyne et produit par Artémis. Ouf. L'artiste était toujours vivant.
Sur place, enfermé dans une pièce minuscule, Frédéric Fonteyne dirige une scène particulièrement dure entre Elisa (Emmanuelle Devos) et Victorine (Laura Smet). Nous attendons dans l'arrière cour d'une rue que les décorateurs ont transformée en quartier ouvrier des années trente du siècle passé. Période durant laquelle se passe l'intrigue de La Femme de Gilles, adapté du roman de Madeleine Bourdouxhe. Le récit, que nous conte l'un des plus célèbre écrivain belge du siècle dernier (publié en 1937 le texte n'a cessé d'être réédité) est l'histoire d'Elisa, la femme de Gilles, un homme qui travaille dans les hauts fourneaux (le jour ou la nuit suivant les horaires qu'on lui impose). Elle s'occupe des enfants et reçoit de temps à autre la visite de Victorine, sa soeur, laquelle travaille dans un magasin en ville, l'aide et joue avec les enfants. D'autant plus qu'Elisa attend un enfant. L'idée d'une intimité entre Gilles et Victorine effleure sa conscience. Mais elle est la femme de Gilles. Elle ne cède pas sur son désir. Caramba ! Les thèmes du couple et de l'infidélité mais aussi de l'abnégation sont abordés par un écrivain qui s'était liée d'amitié avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir que celle-ci cite dans « Le deuxième sexe » comme exemple de la femme qui rêve de la fusion amoureuse (1+1=1) tandis que l'homme est dans la séparation (1+1=2).
Frédéric Fonteyne
Le tournage se poursuit au Grand-Duché de Luxembourg. Quinze jours plus tard au détour d'un chemin nous découvrons une maison de deux étages entièrement construite pour les besoins du tournage. Du toit au rez-de-chaussée. Avec panneaux amovibles ce qui permet des déplacements de caméra plus commodes. Un jardin ouvrier clôture l'arrière de la maison. Il est composé de pommes de terre, de salades et divers autres légumes soigneusement entretenus. Gilles (Clovis Cornillac) s'y emploie, une binette à la main. Face à lui, à dix mètres, la caméra le cadre se penchant sur ses légumes. Frédéric Fonteyne, l'oeil vissé à l'oeilleton de la caméra examine le cadre et le déplacement de Gilles à l'intérieur de celui-ci. Ensuite il cède le poste à Virginie Saint-Martin, la Chef.Op. du film. Après quelques répétitions, trois prises suffisent et l'on passe à la mise en place du contre-champ qui se déroule à l'arrière de la maison. « C'est un film blessant sur une femme qui se laisse blesser, nous confie le réalisateur. Pour moi c'est un film terriblement violent, coupant, parce qu'Elisa pourrait réagir autrement. Elle pourrait ne pas accepter ce qui se passe. Son impulsion, la manière dont elle aime Gilles, fait qu'elle va rester, qu'elle préfère ne rien dire, ne pas parler et en plus, d'une certaine manière, elle a raison. L'une des grandes forces du roman c'est que l'histoire démarre très vite, dès le début du roman on comprend qu'elle connaît très bien Gilles et sa soeur et sait que celle-ci va aller voir ailleurs à un moment donné. »
Chronologie
Mon intuition reposait sur l'idée d'une absence complète de flash back, de voix off. On suit ce qui arrive à Elisa de son point de vue. Dans le film on est davantage dans ce que ressent Elisa que dans le livre où parfois on explique le comportement de Gilles ou de Victorine. Il y a des retours en arrière dans le roman. Il y a des scènes qu'on aurait aimé tourner mais on ne l'a pas fait puisqu'on reste dans le point de vue d'Elisa. On sent, on pressent qu'il peut se passer quelque chose. Mais on ne le voit pas alors que dans le roman on voit des choses qu'Elisa ne voit pas. L'époque - l'entre-deux guerres - m'intéressait parce qu'il n'y avait pas de radio, de télévision, on n'était pas bombardés d'images. Et par rapport à ce film de sensations, qui se passe au fil des saisons dans une maison avec ce petit jardin, il n'y a rien qui puisse nous distraire du drame que vit Elisa. Ca me plaisait. Par ailleurs, je me suis imaginé mes grands-mères jeunes. Qu'ont-elles vécu étant jeunes ? Cela m'a touché parce que dans les années trente, on vivait une période très ouverte, agitée, jeune, en fait. Il y avait un vent de modernité qui soufflait dans tous les milieux.
Ce qui se passe est universel. Cela peut se passer dans n'importe quel milieu sauf que c'est plus intéressant que cela se passe dans ce milieu-là. C'est plus violent et il n'y a pas l'ironie de la bourgeoisie. Ça se passe ailleurs que dans les mots. Il y a une phrase dans le roman qui dit : « Le silence est lourd comme le plomb » et il y a plein de moments où les personnages préféreraient être ailleurs qu'où ils sont. Cela m'a évidemment attiré. Mais c'est plus la mise en abîme des regards, d'une femme qui regarde un homme qui m'a attiré ou d'un homme qui regarde une autre femme et la manière dont celle-ci se met en scène rend cette histoire très cinématographique. Tout passe par le regard d'Elisa sur Gilles qui regarde Victorine. Il y a dans La Femme de Gilles quelqu'un qui décide de ne pas parler, de ne pas montrer qu'elle sait, donc tout est caché. Ça me permet de filmer davantage la sensation plutôt que l'explication de ce qui se passe. Et, clairement, pour moi, c'était aussi une réaction à Une liaison pornographique où la parole était primordiale.
Clovis Cornillac
En lisant le scénario je l'ai trouvé superbe et troublant, nous explique l'interprète de Gilles. Quand vous avez fini de lire vous ne vous sentez pas super bien. Ensuite j'ai pensé que le rôle avait un aspect particulier parce que c'est le seul homme du film. Ce qui est rare. D'habitude c'est l'inverse, on a plus d'hommes que de femmes. C'est une image de l'homme pas forcément très reluisante mais en même temps que je trouve assez juste même dans sa forme un peu excessive. Il y a la lâcheté et tout ce qui est séduisant chez les hommes mais qui est terrible. Et à ce stade là puisque c'est du cinéma - et de la littérature au départ - ça prend une ampleur exemplaire qui n'est pas dans notre quotidien. Frédéric dirige ses acteurs à sa manière. Ce ne sont pas les réalisateurs qui vous parlent le plus qui vous disent le plus de choses. Il est très précis et très ouvert sur les opportunités, c'est un mélange. Ce qui demande une concentration extrême sur son sujet. Il ne donne pas l'impression de diriger mais en réalité il choisit tout. A commencer par ses cadres. La manière dont il s'y prend est belle. C'est très fin. »
Production
Malgré le succès d'Une liaison pornographique, le montage financier du film de Frédéric Fonteyne a été complexe, nous dit Patrick Quinet, producteur délégué du film. Etant donné le déficit général de l'audiovisuel en Europe en ce moment, on a dû multiplier les partenariats. Il y a quatre ans on aurait mis en chantier une coproduction belgo-franco-luxembourgeoise. Aujourd'hui, c'est devenu impossible. Pour produire La Femme de Gilles, on a du cumuler divers pays comme l'Italie, la Suisse, la France, le Luxembourg, la Belgique (avec tout ce que cela signifie : des techniciens, des comédiens, de la postproduction à droite, du labo à gauche, etc.) Il doit y avoir trente-cinq contrats différents pour le financement global. Ce qui est vraiment beaucoup ! »