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Sur le tournage de Niños

Publié le 01/06/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Tout se passe comme si chaque guerre avait sa " personnalité " propre qui crée pour les enfants des conditions de blessure et de réparations différentes (…) Ces enfants mûrissent trop tôt parce que, ayant été rendus sensibles aux malheurs, c'est qu'ils savent mieux le voir.


Boris Cyrulnik, les Vilains Petits Canards

Avec le Temps Avec le temps va, tout s'en va, peut-être pas. Symbolisé par le Guernica de Picasso, la guerre civile espagnole a suscité une littérature abondante célébrant les faits héroïques des républicains et des brigades internationales. Quelques films ont été réalisés, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction (l'Espoir, Mourir à Madrid).


On croyait donc avoir bouclé le sujet, d'autant que la postmodernité est davantage branchée par une Movida consumériste de mélodrames pleins de délicieuses punkettes sentimentales en fripes trashy et/ou de night-clubbeuses destroy à l'humour ravageur. Point du tout. Jose-Luis Peñafuerte a décidé de nous faire découvrir un aspect complètement méconnu d'une guerre civile ou l'odieux le disputait à l'atroce : celui des enfants républicains exfiltrés de leur pays. Soixante ans après, que sont-ils devenus ? À une portée de fusil du métro Petillon, l'avenue des Volontaires est parcourue dans les deux sens par des véhicules. Circulation dense. Une voiture de police blanche s'engouffre dans la rue de la Molignée que nous empruntons jusqu'à la rue de l'Amblève, absolument déserte. En face de nous, une série de maisons contiguës aux façades saumon oscillent entre le design sobre et le recyclé factory. De l'autre côté, des maisons grises ou ocres. Au rez-de-chaussée de l'une d'elles, dans les locaux d'Entre Chien et Loup (Diana Elbaum), se monte Niños. de Jose-Luis Peñafuerte. Sweat-shirt anthracite et ample pantalon cargo gris, le réalisateur se tient debout, les mains dans les poches, les épaules relevées.Michèle Maquet, chef-monteuse, un foulard lie de vin sur un pull noir, est assise à côté de lui. Devant eux, deux écrans offrent des plans du film en train de se monter.Michèle clique sur une souris et un nouveau plan succède au précédent. Elle augmente le son pour que nous puissions enregistrer. Une lumière agréable entre par la porte-fenêtre, parsemée d'un soleil doré qui se reflète sur un mur couvert de vieilles photos d'enfants sur papier baryté couleur sable.

Mourir loin de Madrid

Gros plan d'un homme âgé d'une septantaine d'années, cheveux gris, lunettes : "Nous n'avons pas choisi de partir. Ni où nous voulions aller.
L'émigration est une question économique alors que pour nous c'était une question politique. On avait trois ou quatre ans, on ne nous a pas demandé notre avis. On nous a mis dans un camion en nous disant : "vous allez en Belgique !".
Raccord sur deux femmes du même âge : "On est arrivé en Belgique comme on aurait pu arriver ailleurs…Nos parents n'étaient pas avec nous, ce qui est très différent des émigrés économiques. "Brouhaha. Les voix se superposent (la terreur des ingénieurs du son). On revient sur l'homme âgé en plan moyen tandis que la femme poursuit en voix off : "On nous a amenés à la Maison du peuple, à Bruxelles, et puis on nous a répartis chez un tel et un tel, comme une marchandise". L'homme intervient : " Non, pas comme ça, il y avait des listes. - Oui, d'accord, le coupe la femme, mais on était séparé : mes sœurs sont parties d'un côté et mon frère est parti d'un autre. " Plan sur les deux femmes : " J'étais la sœur aînée et comme ma mère m'avait confié la garde de mes frères et sœurs je me demandais ce qu'ils étaient devenus. C'était dramatique. Notre frère qui avait des contacts dans la diplomatie a pu savoir où nous étions à Bruxelles. On a donc pu se mettre en contact les uns avec les autres et se retrouver, sinon c'était très culpabilisant de ne pas savoir où étaient ses frères. Eux deux sont retournés en Espagne en 1942. Il y a eu un train, pendant la guerre de 40-45, qui a renvoyé les plus jeunes en Espagne. Mais moi, je n'ai pas pu repartir. Il y avait des visites de la Gestapo à la maison. J'ai vécu la guerre, l'évacuation, on fuyait les Allemands sur la route, à pied. Je sortais d'une guerre et je suis entrée immédiatement dans une autre. J'étais traumatisée quand j'entendais les avions, les sirènes. " Cut.

Une dame avec un collier de perles autour du cou confie en espagnol (le réalisateur nous traduisant ses propos) qu'elle est partie à Anvers et qu'on a tout fait pour qu'elle ne retrouve plus ses frères et sœurs avant deux ans Elle ne comprend pas pourquoi. "Par après, cette famille d'accueil m'a offert une poupée. Comme je ne pouvais pas voir mes frères et sœurs je restais assise dans un coin de la terrasse avec ma poupée qui était ma petite sœur. J'ai arrêté de pleurer en espérant revoir mon frère et ma petite sœur. Je me souviens qu'au tout début, lorsque je suis arrivée, j'ai écrit à mes parents en Espagne pour leur dire où je me trouvais.

Six mois plus tard, j'ai constaté que la lettre n'était jamais partie et ainsi mes parents espagnols n'ont jamais su où j'avais été placée en Belgique. "Plan moyen d'un monsieur aux cheveux gris, le nez chaussé de lunettes, avec un appareil auditif à l'oreille : "Cela m'a fait plaisir d'entendre à la radio que Pinochet avait été condamné mais je ne suis pas content que la justice espagnole ne poursuive pas les criminels de guerre franquistes qui sont en liberté. Parce que Franco n'était pas seul ! Et tous ces gens vivent en liberté en Espagne !"

Exils

"La guerre d'Espagne, nous explique le réalisateur, est le premier conflit où l'on a utilisé massivement l'aviation pour bombarder les populations civiles. Celles-ci, voyant que leurs enfants étaient touchés, les ont évacués en Catalogne et au pays basque, des régions qui n'étaient pas encore touchées par la guerre et dans un second temps, devant l'avance des armées de Franco, dans les pays qui voulaient bien les accueillir, c'est-à-dire la Belgique (5.000), la France, la Grande-Bretagne, le Mexique et L'URSS. Puis,les Républicains ont perdu la guerre et la Deuxième Guerre mondiale a suivi. Donc la séparation s'est prolongée jusqu'en 1946. Mais les enfants avaient grandi, certains d'entre eux avaient 17-18 ans. Le mal était fait : la majorité d'entre eux ont essayé de renouer avec leur famille mais l'Espagne franquiste n'accueillait pas bien ces enfants et il n'y avait pas toujours de parents survivants. Beaucoup sont revenus dans leur terre d'accueil et d'exil. Ils se sont mariés, ont fondé une famille et se sont demandé s'ils allaient faire subir à leurs propres enfants la souffrance qu'ils avaient eux-mêmes endurée.
À la mort de Franco, en 1975, ils ont découvert un pays qui s'était construit sans eux. Au départ j'ai rencontré Emilia, qui est un peu le fil rouge du documentaire, et qui m'a fait découvrir d'autres niños en Belgique puis ceux qui se sont retrouvés au Mexique, en Grande-Bretagne, en URSS. Au Mexique, contrairement à ce qu'on pourrait croire en raison de la langue commune, les choses ne se sont pas mieux passées. Le successeur de Cardenas, en 1940, est quelqu'un qui veut ménager Franco. De toute façon, les symptômes sont les mêmes partout : la souffrance de l'exil et de la séparation familiale.

Au fil du temps

"Emilia a été le point de départ de ce voyage. Je l'ai rencontrée au Jacques Franck, lors de la projection de Carla's Song, un film de Ken Loach. Dans le hall, il y avait une petite salle avec des photos d'enfants de la guerre. Une dame qui était elle-même une niña s'est approchée de moi et m'a expliqué l'histoire de ces photos. J'ai noué une relation avec elle et elle m'a raconté l'histoire de ces enfants qui arrivaient en Belgique et étaient placés dans des familles d'accueil. Étant moi-même un enfant de l'exil via ma mère et mon grand-père, cela m'a tout de suite interpellé. D'autant que ça ravivait des souvenirs, ma mère m'ayant dit, au Parvis de Saint-Gilles où on habitait : " tiens c'est une enfant de la guerre."

Vingt ans après, comme un déclic, Emilia m'expliquait ce que j'avais vaguement entrevu à dix ans. Au fur et à mesure de nos rencontres, le sujet s'est imposé à moi. Je l'ai donc filmée mais très vite j'ai compris qu'Emilia avait des difficultés à parler de son histoire personnelle. Elle avait la gorge qui se nouait. J'ai donc coupé la caméra. Je lui ai dit : on va arrêter, je n'ai pas envie d'ouvrir cette plaie. Mais elle m'a dit : non, on continue. J'ai compris que c'était pour elle une sorte de thérapie par rapport à cette souffrance de l'enfance qui ne sera jamais apaisée.

Un mois plus tard, j'ai reçu, par courrier, un écrit d'Emilia qui racontait ce qu'elle n'arrivait pas à exprimer verbalement. C'était une sorte de journal qu'elle a tenu au fil du temps et que même ses enfants ignoraient."C'est très bizarre en fait, complète Michèle Maquet, elle a rédigée adulte des souvenirs en essayant de retrouver ses impressions d'enfance. C'est de l'enfance racontée par une adulte. C'est très touchant. Le film parle de ce qu'est la douleur de l'enfance. Les niños ont été ballottés d'un pays à l'autre, d'une famille à l'autre. Chez Emilia, on sent bien que c'est sa petite fille intérieure qui est cassée. Cela m'a frappé de découvrir ce même regard d'enfant cassé dans les portraits de toutes ces personnes qui maintenant sont âgées." "Emilia m'a permis, poursuit le réalisateur, de découvrir d'autres enfants de la guerre qui ont tous des histoires singulières et passionnantes à raconter (au total, trente mille enfants ont été évacués). Grâce à Emilia, j'avais un matériau qui me permettait d'aller en profondeur dans une histoire pour découvrir ensuite toutes les autres histoires. C'est devenu un fil conducteur en liaison avec le parcours initiatique de ma propre histoire d'exilé." Une phrase de J.-D. Nasio nous revient en mémoire : "La douleur du deuil n'est pas la douleur de perdre, mais la douleur de retrouver ce qu'on a perdu alors qu'on le sait irrémédiablement perdu".

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