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The Act of Breathing Brussels Kinsasha - Cinematek du 23 juin au 28 juillet

Publié le 21/06/2022 par Anne Feuillère et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Dans le cadre de l’événement pluridisciplinaire « The Act of Breathing » qui met en avant les créateurs de Kinshasa et les liens entre la Belgique et le Congo, CINEMATEK met en place une vaste rétrospective composé de 27 films, courts et longs métrages, documentaires et fictions qui trace un panorama riche et diversifié des liens qui unissent les deux pays. Rencontre avec la réalisatrice et productrice Monique Mbeka Phoba, programmatrice de ce parcours cinématographique passionnant. Et différent.

 

Cinergie : Pourriez-vous nous expliquer plus largement le cadre dans lequel s’inscrit cette grande rétrospective qui se tient à CINEMATEK ?

Monique Mbeka Phoba : Cette année 2022 est vraiment une année congolaise marquée par trois événements majeurs. Le premier, c'est que la rumba, “notre musique nationale” a été reconnue au patrimoine immatériel de l'humanité par l'UNESCO. Le deuxième événement est la commission parlementaire organisée sur le passé colonial au Parlement Fédéral. Enfin, le troisième, c'est le retour au Congo de la dent de Lumumba, seul reste de son corps, événement que l'on attend déjà depuis deux ans mais qui devrait se faire cette année. Autour de tout cela, les voyages et les allers-retours se multiplient. Tout dernièrement, le roi Philippe et la Reine Mathilde ont séjourné au Congo où le roi a réitéré des excuses qu’il avait déjà faites par écrit. Dans cette année riche en événements, il a été donc été décidé de confier à la Fondation Kanal Pompidou un ensemble d'activités culturelles qui témoignent des liens entre la Belgique et de Congo. Sur un axe Bruxelles/Kinshasa, Sorana Munsya, l’une des commissaires, m'a demandé de travailler et de réunir une série de films qui témoignent des relations entre Congolais et Belges. J'étais très contente de cette mission parce que je suis tombée dans la marmite de la CINEMATEK quand j’étais adolescente et je n’aurais sans doute jamais fait de cinéma sans cela. J’avais vu totalement par hasard sur la RTBF un film qui m’avait frappée, qui n’avait rien à voir avec ce que je voyais d’ordinaire, Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda. Je n’avais aucune idée de ce qu’était le cinéma d’auteur mais j’étais tombée dingue de ce film. Lorsqu’il est repassé dans un endroit qui s’appelait Musée du Cinéma (l’actuelle CINEMATEK), je suis retournée le voir. Et je suis tombée sur une faune cinéphile absolument étrange et incroyable, à laquelle je suis bien restée collée une dizaine d’années (rires). Le Musée du cinéma était devenue ma maison, je pouvais y rester pour regarder trois films d'affilée. Mais quand je voyais le sort réservé au Congo parmi toutes ces filmographies venues du monde entier, il me semblait que c’était de vieux trucs éculés, de la propagande coloniale ou alors les films en avant-première de Thierry Michel ou Marc-Henri Wajnberg, qui ne fait que des films sur les enfants des rues, ce qui me semble une image du pays assez limitée. De mon côté, je faisais beaucoup d’émissions culturelles sur des radios libres et je savais qu’il y avait plein d’autres films réalisés par des Belges, pour ne s’en tenir qu’à la Belgique, sur le Congo, que je ne voyais pas dans cet endroit extrêmement important.

 

C.: Mais comment s’articule “The Act of Breathing” avec l'événement porté par Kanal Pompidou intitulé “Living Traces” ? 

M.M.P.: Il y a plusieurs commissaires d’expositions, des curateurs différents. L’ensemble de ce grand événement, axé surtout autour de l’art contemporain, s'appelle “Living traces”, et se passe dans divers lieux. Au Congo, par exemple, à Kinshasa, il y a eu des expositions, du théâtre, de nombreux événements. J’ai intégré de mon côté le programme de Sorana Munsya, d’origine belgo-congolaise et d’Evelyn Simons, qui ont mis en place toute une exposition au musée Horst à Vilvoorde et à CINEMATEK. À la base, elles cherchaient surtout des endroits où faire des expositions car Kanal Pompidou était en travaux. Connaissant Christophe Piette, l’un des programmateurs, nous avons évoqué avec lui l’idée d'installer une partie des expositions à CINEMATEK. Cela s'est finalement fait à BOZAR, dans une pièce proche de CINEMATEK. Mais Nous avons été tellement bien accueillies que l’envie a germé d’adjoindre à cette exposition une sélection de films qui portent les mêmes sujets. Quand il s’est agi de trouver quelqu’un pour monter ce programme cinématographique, je me suis tout simplement proposée… Charité bien ordonnée commence par soi même ! (rires)

 

C.: Vous travaillez aussi sur ces questions-là depuis longtemps.

M.M.P: Oui, c’est au cœur des films que je fais et que je porte. Mais je n’avais pas décidé de faire ça. À la base, j’avais envie de parler de ma famille congolaise, de la prendre comme exemple de cette communauté très mal connue ici en Belgique, il y en a très peu d’illustrations filmiques, sans même parler de séries. Et pourtant, c’est la seconde communauté la plus importante juste après la communauté marocaine. Il y a beaucoup de films issus de la communauté marocaine, dont certains sont passés dans la mémoire nationale, comme Les Barons, le film de Nabil Ben Yadir, ou ceux de Bilal et Adil, mais du côté congolais, il y en a tellement peu. C’est ce que j’ai mis au cœur de mon travail. Parler des liens entre le Congo et la Belgique, c’est nécessairement aussi aborder la colonisation et ses retombées sur notre présent contemporain. 

 

C. : Et pourquoi « The Act of Breathing » ?

M.M.P. : Sorana a fait un lien avec Georges Floyd et son « I can’t breath » bien sûr. Mais il s’agit aussi d’un vers du poète et dramaturge congolais (de Brazzaville cette fois) Sony Labou Tansi qui parlait beaucoup de souffles et de respirations dans ses pièces de théâtre par exemple. L’art permet de reprendre son souffle, de se réapproprier des possibilités, un futur, des espérances. C’est ce qui parcourt toute sa sélection.

 

C.: Vous présentez 27 films, dont 14 longs-métrages. Cette rétrospective va de 1969 jusqu’à aujourd’hui avec Juwaa, terminé cette année. Comment avez-vous procédé pour choisir ces films dans toute la vaste production congolaise et surtout belge ? Qu’est-ce qui a présidé à vos choix ? 

M.M.P. : Ce sont tous, ou presque, des films que je porte depuis longtemps. Palaver d’Emile Degelin, qui ouvre ce programme, est un film que j’ai découvert à CINEMATEK et qui m’avait complètement éblouie. Il m’a marquée à vie. C’est l’histoire de trois Congolais, qui découvrent un couple formé d’une jeune femme blonde, belge, magnifique, aux côtés d’un Congolais dans une Alpha Roméo et ils n’en reviennent pas, ils s’interrogent sur l’histoire de ce couple et imaginent leur vie. Toutes les séquences qu’ils imaginent sont matérialisées sur la plage où ils se promènent. C’est magnifique, c’est du jamais vu, c’est un film totalement libre dans sa forme avec trois acteurs principaux Congolais, dont les rôles sont tout-à-fait extraordinaires et inventifs... Je souffre de la manière dont sont représentés mes compatriotes. C’est quelque chose qui tous les jours me blesse et ce film est un véritable baume au cœur. Quant à Bethelem, qui est aussi en ouverture, je l’ai découvert parce que Servaas Heirman, le réalisateur, est un ex-condisciple au RITS de mon mari. Ce film muet de 7 minutes remet en scène tout un décorum colonial, tapis de léopard, défense d’ivoire, toute une vision commune et normalisée jusqu’à il y a peu. Il y avait toujours une tante, un oncle pour ramener ce genre d’objet du Congo. On trouvait dans les pâtisseries des gâteaux appelés «têtes de nègres » ou « matadi », du nom d’une ville congolaise. Ce mix entre la Belgique et le Congo était vraiment effectif. Puis, il y a eu comme une sorte de coup de balai au moment de l’Indépendance. Mais ce que l’on chasse physiquement, on ne le chasse pas mentalement. Ce décorum que le film met en scène, s’il n’est plus présent dans l’espace physique, il l’est toujours dans les têtes. 

 

C. : Mais quels étaient les critères pour faire ces choix ? Quelques incontournables ne sont pas présents dans ce panorama…

M.M.P. : Effectivement il existe toute une filmographie sur le Congo, de grands reportages ou des documentaires d’investigations, des documents politiques… Mais j’avais envie d’avoir des films que j’ai nommés « d’intériorité », sans regard surplombant, qui ne sont pas réalisés par des gens qui savent sur des gens qui ne savent pas. Je voulais cette interaction émotionnelle dans les films que j’ai choisis, ou dans ce qu’ils racontent. Panda Farnana, par exemple, le film de Françoise Levie est l’histoire assez stupéfiante d’un Congolais qui s’occupait d’un bébé dont les parents sont morts pendant une traversée en bateau entre le Congo et la Belgique. À l’époque coloniale, on confiait les bébés à des petits garçons qui les gardaient et s’en occupaient. Et cet enfant s’est retrouvé tout seul à s’occuper de ce bébé. On l’a fait venir en Belgique où la sœur d’un des parents décédés, une artiste célibataire, a adopté ce petit garçon. Il est devenu une personne remarquable, il a fondé la première association des Congolais de Belgique, l’Union Royale des Congolais de Belgique, en 1919. C’est qu’à l’époque, les Congolais qu’on trouvait en Belgique étaient souvent illégaux. Et de son côté, il avait pris part à la guerre de 14-18 aux côtés d’autres combattants venus du Congo. Il s’est battu pour qu’ils ne soient pas renvoyés au Congo et pour organiser la diaspora congolaise en Belgique. Je voulais des histoires qui racontent ces interactions et quand je ne le trouve pas ou quand je sens des positions de supériorité, même en toute bonne foi, je préfère laisser tomber. Il y a énormément de films qui montrent cette vulnérabilité de l’être humain, d’égal à égal, comme Waste Land de Pieter Van Hess ou Nkosi Coiffure de Frederike Migom, un petit bijou qui raconte l’histoire d’une fille belge, paumée dans Matonge, qui se dispute avec son copain assez violemment, fuit, cherche refuge dans un salon de coiffure, où les femmes volent à son secours… Interactions, solidarités, empathies, c’est ce qui m’intéresse et c’est ce que j’ai choisi comme fil conducteur.

 

C. : Et du même coup, comment expliquer la programmation de Viva Riva ! de Djo Munga qui se passe entièrement à Kinshasa ? Du fait qu’il ait fait ses études de cinéma en Belgique ?

M.M.P. : Non seulement parce qu’il a fait ses études à l’INSAS, mais surtout parce que Viva Riva ! est un film très important dans la cinématographie congolaise. C’est lui qui a déclenché presque toute la nouvelle vague de cinéastes congolais aujourd’hui. J’ai vécu des décennies en faisant partie d’un groupe de 6 ou 7 cinéastes congolais. Il n’y avait que nous, ce qui n’est pas toujours très drôle à vivre. Djo Munga qui aurait pu faire comme nous, et pour cela je l’envie et je le félicite, a voulu travailler sur son tournage avec des jeunes gens qui feraient autre chose que porter des tasses de café. Il a donc initié une formation sur son plateau, d’une année au moins, je crois. Non seulement il a pris des jeunes cinéastes sur son tournage, mais ils ont eu des rôles actifs qui les ont mis ensuite directement sur le marché. C’est réellement la formation de toute une nouvelle génération, dont Dieudo Hamadi est l’un des représentants les plus flamboyants. Si ce n’est pas le film qui reflète ce lien, c’est tout ce travail, tout ce processus de création, de transmissions et ses conséquences.

 

C. : Le film a aussi magistralement réussi à transposer tout un univers cinéphile très occidental, celui des films américains à la Scorsese dans l’univers de Kinshasa. Viva Riva ! une vraie rencontre entre une ville, Kinshasa, et un genre cinématographique.

M.M.P. : Absolument. Et comme le film a été la boussole de toute une génération, j’ai vu des films noirs, de gangsters avec batailles, coups de poings et scènes de sexes pendant quelques années (rires) ! Il est clair qu’il y a un avant et après Djo Munga. Dans d’autres pays africains, comme au Sénégal, au Burkina-Faso, au Nigéria, au Maroc, en Algérie, en Tunisie etc., il y a une histoire nationale qui s’est installée à travers des écoles de cinéma, une filmographie... Au Congo, c’était vraiment compliqué de créer du jour au lendemain tout un cadre de référence qui permet aux gens de se dire qu’ils peuvent faire des films et se lancer. Aujourd’hui, faire du cinéma au Congo est quelque chose d’envisageable par tout un chacun. Et c'est nouveau...

 

C. : La CINEMATEK ressort en même temps La Vie est belle de Benoît Lamy et Mweze Ngangura à Flagey. Est-ce que cette ressortie s’articule aussi au programme ?

M.M.P. : Oui et cela tombait parfaitement bien parce que nous avons essayé de ne pas mettre plusieurs films de chaque cinéaste et pour Ngangura Mweze, j’ai préféré montrer Pièces d’identités qui se passe à Matonge. Il y a cinq films qui parlent de Matonge dans ce programme ! Ce quartier est une évidence, il est l’espace de rencontre entre la Belgique et le Congo, le cœur de ce lien, et je crois qu’il est en train devenir un univers à part entière de l’espace cinématographique belge. 

 

C. : Vous n’avez pas voulu montrer Black d’Adil et Bilal qui a aussi pour sujet Matonge...

M.M.P. : C’est un film problématique, qui a beaucoup violenté la communauté afrodescendante, et particulièrement cette scène de viol d'une jeune femme noire, extrêmement longue. C'est vrai que c'est un choix, de ma part. Par ailleurs, nous ne nous sommes pas reconnus dans ce portrait de Matonge. Si c’est leur liberté de créateurs de réinventer cet univers, j’avais envie de montrer dans ce programme des films plus proches de ma réalité. En tous cas, l’affrontement physique entre deux communautés décrit par le film m’est tout à- ait inconnu. Toute cette situation d'affrontements à la West Side Story est peut-être intéressante pour le scénario, mais ça n’est pas du tout la réalité que je perçois.

 

C. : Vous montrez deux films de Balufu Bakupa-Kanyida…

M.M.P. : Et deux films de Djo Munga. Oui ce sont les deux exceptions. C’est que Balufu aurait dû avoir une rétrospective qui ne s’est finalement pas faite. Auguy, le court-métrage de Djo Munga, m’a semblé important, parce que quand il a fait ce film de fin d’étude à l’INSAS on lui a dit que ça n’était pas un film africain… Il a eu beaucoup de soucis, je crois même qu’il n’a pas eu son diplôme, qu’il a arrêté de faire du cinéma. Et puis, le film a continué sa vie en festival où il a eu un énorme succès. Cela a rétabli sa confiance en lui en tant que cinéaste et cela a forgé sa décision de continuer à travailler, mais au Congo pour ne plus subir ce qu’il venait de vivre ici. Il est devenu le correspondant de grandes agences de presse internationales au Congo, tout en écrivant Viva Riva ! qui a pris cinq ans de sa vie. Cette réception de son court-métrage a déclenché toute la suite. Tout cela est vraiment une histoire belgo-congolaise.

 

C. : Il y a malheureusement peu de films de femmes dans ce programme, quatre courts-métrages et votre moyen-métrage.

M.M.P. : Vous soulignez l’un de mes grands chagrins : je n’ai pas pu avoir, pour raison financière, le premier film de long-métrage d'une Congolaise, Maki’la, d’une jeune réalisatrice congolaise passée par l’école de Djo Munga d’ailleurs, sélectionné au festival de Berlin. Machérie Ekwa Bahango est vraiment issue du pavé kinois et elle raconte une histoire d’enfants des rues, mais contrairement à celles qu’on a l’habitude de voir, c’est une très grande histoire d’amour. Dure, violente, mais magnifique. Il y a aussi le film documentaire sur les LGBTQIA+ congolais de Joëlle Sambi, mais il n’était pas encore prêt. J’ai du coup essayé de réunir quelques films, surtout des courts-métrages de jeunes réalisatrices. Clarisse Muvuba-Mwimbu, le personnage principal du documentaire que j’ai co-réalisé avec Guy Kabeya Muya, Entre la coupe et l’élection, se tue à la tâche. Non seulement elle a réalisé Olongo que nous montrons dans le programme, mais elle organise un festival de films de femmes à Kinshasa pratiquement toute seule, elle produit aussi des films comme le premier film de Nelson Makengo, qui depuis a réalisé Nuit debout, que nous montrons aussi et elle est actuellement en plein tournage de sa première série. C’est une battante inouïe ! Et je suis très contente de montrer son film, elle est la seule cinéaste congolaise vivant au Congo de ce programme, les autres sont issues de la diaspora. Elles n'en sont pas moins méritantes et j’en fais partie (rires), mais c’était très important qu’elle soit là. Tous ces films me sont liés et ont des liens entre eux. Ils forment un paysage.

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