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Dominique Deruddere

Publié le 01/05/1999 par Théo Salina / Catégorie: Entrevue

Dieu est malhonnête

J'avais envie de parler de l'homme moderne. De la Nature Humaine, de l'initiation et de l'aliénation dans un monde occidental capitaliste et judéo-chrétien, une société phallocentrique dirigée par de tristes sires coupés de tout ce qui touche au sentimental, à l'imaginaire, au féminin, au maternel. Un monde qui se cache derrière des illusions secondaires et vaines : l'argent, le sexe, la drogue.
Marchant à l'opposé de son cinéma oedipien, le réalisateur Dominique Deruddere me ramène sur terre : "Tout ça n'est pas vraiment grave", et il faisait si beau cet après-midi que, l'oeil pétillant sous d'étranges lunettes jaunes, il attendait devant la porte, au soleil.

Dominique Deruddere
 

Cinergie : Vous avez l'air en pleine forme. Pourtant, certaines personnes trouvent votre cinéma plutôt noir, désespéré.
Dominique Deruddere : Il y a du désespoir dans mon cinéma ? (rires)

 

C. : Des suicides, des meurtres... Mais c'est peut-être grâce à votre vélo d'appartement ?
D.D. : Ça doit être ça, ouais (rires) ! Sérieusement : il y a des suicides ?

 

C. : A la fin de votre premier long métrage, Crazy Love, quand un Josse De Pauw en cape noire épouse une morte et disparaît avec elle dans l'océan, c'est une sorte de suicide, non ?
D.D. : Ah oui. Pourtant je suis assez gai dans la vie. Ce doit être que je cherche l'équilibre. Mais je ne me suis jamais considéré comme un auteur, plutôt comme un " faiseur ". Comme quelqu'un qui fait des meubles. Bien sûr, quand on a fait plusieurs films, il y a toujours des grandes lignes qui apparaissent.

En tout cas, je ne pars jamais de l'idée de dire ceci ou cela. Et c'est parfois des années plus tard, comme quand je donnais des interviews sur Crazy Love, que je me rends compte de ce que j'ai fait et pourquoi je l'ai fait d'une telle manière.

 

C. : On peut tout de même supposer que vous vous analysez à travers votre cinéma. La première partie de Crazy Love, l'enfance du personnage dans un petit village, est-elle autobiographique ?
D.D.
 : Il y a des choses qui sont vraies, l'atmosphère de l'enfance à la campagne, et même certaines scènes, comme les grenouilles qui copulent.
A dix ans, avec la caméra de mon frère, j'ai filmé mes premières images : des salamandres dans la même position...En fait, la première partie est assez personnelle, mais tout le film est inspiré par les poèmes et les nouvelles de Bukowsky. Pour l'adolescence, j'ai mélangé mes propres souvenirs avec son univers à lui. Dans la dernière partie, l'âge adulte, dans les bars, c'est vraiment Bukowsky.

 

C. : Il vous faisait penser à une sorte de Dracula nécrophile ?
D.D. : Pas du tout. La nécrophilie, c'est de la perversité. Ici, le personnage n'a jamais trouvé l'amour chez les vivants, et il rencontre, par hasard, un cadavre. Enfin, on ne lui dit pas non. Alors il l'aime. Voilà, ça n'a rien à voir avec la recherche de l'Amour... Cela dit, ce film fonctionne comme beaucoup de poèmes de Bukowsky, qui sont assez forts, durs, provocants. C'est un conte, d'ailleurs, et ça devait rester très poétique. 

 

C. : Du coup, ce retour symbolique à la mère baigne dans l'expressionnisme ?
D.D. : C'est vrai, dans le fond, c'est très symbolique! Au début, quand il est gosse, il va au cinéma et regarde le final pathétique d'un conte de fée, avec princesse et prince charmant. Adulte, il a gardé au fond de lui ce rêve d'Amour. C'est du fantasme. Mais ce sont des choses qui viennent comme ça. C'est peut-être parce que je suis belge: on a une certaine facilité pour ce genre de surréalisme symbolique...

 

C. : Deux ans plus tard, en 1989, vous réalisez Bandini, un film très classique, à l'américaine, avec entre autres Faye Dunaway et Ornella Muti... A l'image de Svevo Bandini, êtes-vous revenu du " rêve américain " ?
D.D. : Je n'ai jamais eu de rêve américain, contrairement à ce que certains ont pensé. En tout cas, j'en ai été vite guéri : juste après Crazy Love, qui était une sorte de petit culte aux Etats-Unis, j'ai été invité, on me proposait des scénarios, parfois avec des grands noms et tout ça. Ce n'était pas pour moi. Je n'aime même pas l'oseille... Je ne me sentais pas bien là-bas. Mais quand j'ai voulu adapter le bouquin de John Fante, j'ai été forcé d'y aller : c'est là que l'histoire se passe. Je pourrais un jour tourner en Afrique...

 

C. : Coppola a coproduit le film...
D.D. : On a eu un très bon contact. Mais en Amérique, Coppola n'est pas le grand nom qu'il est en Europe. Des gens comme Scorcese et lui, là-bas, ne sont estimés que par un petit cercle de cinéphiles. A Hollywood on les prend pour des gens un peu bizarres. Il m'a dit qu'il n'a encore jamais pu tourner une seule des histoires qu'il voudrait vraiment raconter ! Et puis, ce n'est pas un vrai hollywoodien, puisqu'il habite San Francisco...

 

C. : Au début de son Dracula, il raconte que le personnage inventé par Bram Stoker serait devenu cruel suite à la mort de son Amour. Cela rejoint la fin de Crazy Love, non ?
D.D. : S'il s'est mis dans le projet, c'est surtout parce qu'il est un très grand fan de John Fante. Depuis longtemps il voulait adapter un autre roman de Fante. Quand il a appris qu'on avait les droits de celui-ci, il nous a appelés et nous a demandé s'il pouvait participer au film. 

 

C. : Bandini finit par reconnaître que son épouse est une " sainte ". Et elle s'appelle Marie. La religion est très présente dans vos quatre longs métrages, sans que votre position soit tout à fait claire.
D.D. : J'ai grandi à Bourg-Léopold, un petit village catholique, mais je n'aime pas cette mentalité. Je vois bien les absurdités de la religion. Je ne vois pas pourquoi il y a un enfer, parce que je ne pense pas que le Mal existe vraiment. Les gens n'ont pas vraiment le choix : ils sont nés à tel endroit, ont eu telle éducation... Il y a toujours une raison quelque part, qui échappe à la personne elle-même. C'est la douleur de mes personnages qui engendre un cynisme haineux. Si j'étais Dieu, personne n'irait en enfer : ce ne serait pas honnête.

 

C. : Ne serait-ce que par son image stylisée, Suite 16, en 1994, fait aussi très américain.
D.D. : C'est une coproduction européenne, écrite en anglais. Pour une fois, je n'ai pas collaboré au scénario. C'est sans doute mon film le moins personnel. 

 

C. : Pourtant, j'ai vu l'affiche au-dessus de votre bureau ?
D.D. : C'est une belle affiche, mais les trois autres sont dans le salon. Encadrées. Mes deux films préférés sont sans doute les plus personnels, Crazy Love, et le dernier, Hombres Complicados. Je connaissais aussi très bien les gens avec qui je le faisais, comme mon ami Marc Didden, avec qui je les ai écrits. J'ai bien envie de continuer à faire du cinéma ici, avec des copains : cette façon de faire permet d'aller chaque fois un peu plus loin.

 

We each have got what the other one wants

Certaines scènes de Hombres se sont vraiment passées, comme le souvenir des deux gosses que le père engueule et oblige à descendre dans la fosse sceptique pour retrouver le dentier de la mère. C'est arrivé à mes deux frères. La dame était une tante à moi, saoule. Adultes, les deux personnages continuent à avoir la même relation que mes frères ou ceux de Marc Didden : l'un est gentil, bon, mais un peu timide ; l'autre, sans être vraiment méchant, s'excite pour l'argent et trempe dans de drôles de combines.

 
C. : Puis la mère meurt... D'une catégorie ou de l'autre, l'homme vit sa frustration, non ?
D.D. : Les deux personnages sont des pauvres types. Enfin : ils n'ont pas d'attaché-case. En fait, quand je regarde les recettes de ce film, je me sens plus proche des losers que des gagnants. 
 
 
C. : Le Pete Postelthwaithe de Suite 16 avait un attaché-case...
D.D. : Il y a des gens qui ont beaucoup de succès, mais on a tous nos moments de doute. Même l'affreux, obsédé par l'argent et le cul, se retrouve seul dans l'église, et se met à parler avec le fantôme de sa mère. Il pleurniche et se dit merde, qu'est-ce que c'est que cette comédie que je joue depuis si longtemps. Qu'est-ce que je fabrique de ma vie ? Il y a toujours un côté noir. Un vrai gagnant, de ce point de vue-là, ce serait Dieu, et ça n'existe pas. De toute façon, pour la dramaturgie d'une histoire, quelqu'un pour qui tout va bien n'est pas très intéressant...
 
 
C. : L'autre frère aussi, bien qu'inhibé, a des rêves de gloire : gagner des courses cyclistes, enlever une princesse sur un cheval blanc...
D.D. : Ses rêves à lui sont infantiles. Mais il est comme une plante. Son frère au moins essaie des choses, et va l'obliger à bouger un peu, par exemple à passer une nuit avec une pute. A la fin, ils se comprennent mieux. C'est peut-être, une thématique de mon oeuvre : dans Suite 16 aussi, le riche vieillard dit au jeune " We each have got what the other one wants " !  Chacun cherche son bonheur dans une chose, puis dans une autre... Je crois qu'on est tous à cheval entre les deux frères : jamais vraiment résignés ! 
 
 
C. : Finalement, avec  Hombres, vous vous faites très caricatural. On a l'impression que vous tournez en dérision toutes les théories oedipiennes. En plus, vous retrouvez Josse De Pauw, comme un double, et vous le replacez, aux côtés de la pute, devant le même extrait de conte de fée qui ouvrait Crazy Love. La boucle est bouclée ?
D.D. : Non, parce que ça voudrait dire que j'ai terminé mon oeuvre (rires). En fait, quand on est un peu plus jeune, on a envie de dire quelque chose. Et puis, avec l'âge, on se dit que ça n'a pas vraiment d'importance. On se prend moins au sérieux, on devient un peu plus attentif aux autres, plus ouvert : la mère et tout ça, ce n'est finalement pas bien grave !
 
 
C. : Et de fait : vous passez à la comédie !
D.D. : J'avais envie de passer à un style réaliste mais teinté de burlesque et de théâtralité. Un mélange un peu bizarre, avec un humour noir assez vulgaire. C'est un kitsch très belge: à l'étranger, les gens prennent ça au sérieux. Bien sûr, l'humour était présent dans mes autres films : j'ai toujours aimé ce mélange, mais Hombres est ma première comédie noire. 
 
 
C. : L'image aussi a fort changé !
D.D. : Onze millions de francs belges, c'est un très petit budget. C'est encore moins que beaucoup de téléfilms. A l'époque, ni Marc Didden ni moi n'avions de projet. Un jour on s'est mis à parler de nos frères et on s'est dit qu'il y avait moyen de faire un film sur tout ça. Dès le départ, on savait que ce serait un petit budget : on voulait une forme très réaliste, très brutale, presque choquante... Après, on n'avait plus assez d'argent pour faire la promotion. Et comme le bouche à oreille a fonctionné trop lentement, ça n'a pas marché !
 
 
C. : Le suivant sera dans cette lignée ?
D.D. : Oui. Je l'ai écrit pendant le montage de Hombres. C'est un peu comme si j'étais resté dans l'ambiance. Je le tournerai cet été. Ce sera peut-être moins burlesque, moins tiré par les cheveux. L'humour sera sans doute moins noir, malgré un réalisme plutôt social, à l'anglaise, un peu dans la veine des Brassed Off et Full Monty

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