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Dominique Deruddere, réalisateur de The Chapel

Publié le 02/02/2023 par Grégory Cavinato et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

De passage en Belgique – le réalisateur flamand de Bandini, Suite 16 et Iedereen Beroemd vit à Los Angeles depuis de nombreuses années –, Dominique Deruddere, 65 ans, nous raconte ses sources d’inspiration et les origines d’un thriller psychologique qui se déroule dans l’univers impitoyable du Concours Reine Élisabeth et qui révèle au public francophone une jeune actrice exceptionnelle, Taeke Nicolaï.

Cinergie : Qu’est-ce qui vous a donné l’impulsion d’écrire un drame qui se déroule dans les coulisses du Concours Reine Élisabeth ? 
Dominique Deruddere : Tout a commencé dans les années 90, à l’époque où je travaillais sur un projet avec l’écrivain français Erik Orsenna. Un soir, en mai, nous regardions le Concours à la télévision et Erik m’a dit : « Vous les belges, vous avez une ‘arena’ fantastique avec ce concours où des gens sont isolés dans une chapelle, c’est quand même quelque chose de vraiment dramatique, quelque chose de fort ! » J’ai trouvé qu’il avait raison, mais je n’avais pas encore le bon angle, je ne savais pas comment attaquer cette idée. La première idée qui m’est venue en tête, c’est : « Quelqu’un meurt. Qui a tué cette personne ? » (rires) Je crois que ça a été déjà fait beaucoup de fois ! L’idée m’est restée en tête, mais je l’ai mise de côté. Puis, vers 2014, mon plus jeune fils, à 14 ans, s’est mis à jouer du piano classique, vraiment de manière obsessive, pendant des heures et des heures. Ça m’a rappelé que moi aussi j’avais voulu jouer du piano quand j’étais jeune. Tous ces thèmes – le rapport parents / enfants, le rapport au talent, à la musique, la recherche de la perfection – ont déclenché chez moi l’envie d’écrire un scénario.

 

C. : J’imagine qu’il y a eu un long travail de documentation par rapport au Concours Reine Élisabeth, notamment vis-à-vis de ces finalistes qui sont enfermés pendant des jours dans cette « chapelle »… 
D.D. : J’ai fait beaucoup de recherches. J’ai notamment regardé un documentaire de la RTBF des années 70, très révélateur, dans le cadre de l’émission Striptease. Sur YouTube, on trouve un autre documentaire très intéressant, The Winners, sur tous les gagnants et même les perdants du Concours au cours de son histoire, avec des gens magnifiques. Et puis naturellement, j’ai lu des livres, notamment ceux de Fred Brouwers, qui est le « Monsieur Queen Elisabeth » de la VRT, qui m’a beaucoup aidé et qui a beaucoup parlé et écrit sur le Concours. J’ai aussi lu plusieurs livres sur des pianistes. Pas seulement des musiciens ayant participé au Concours, mais des autobiographies de certains grands pianistes de renom. Tout ce que les protagonistes disent au sujet de la musique dans le film, ça ne vient pas de moi. Ce sont toujours des extraits de remarques, d’interviews ou d’écrits de vrais musiciens qui racontent leur histoire. Je trouvais très important par rapport à la musique et par rapport à ceux qui en jouent que ce soit honnête, que ce ne soient pas des dialogues superficiels.

 

C. : Vous avez pu tourner à Bozar, mais avez-vous réellement tourné dans la Chapelle ? Est-ce que le Concours Reine Élisabeth vous a aidé et fourni les autorisations nécessaires ? 
D. D. : Je dois dire que les membres de l’organisation du Concours nous ont vraiment beaucoup aidés. Les organisateurs de la Chapelle voulaient en effet qu’on tourne chez eux, mais moi je n’ai pas voulu, parce que ce n’est pas un documentaire sur le Concours et que j’avais besoin d’un bâtiment pratique pour un tournage, mais aussi qui soit un peu angoissant, un peu gothique, un peu noir, un peu lourd, avec le vent qui souffle dans les couloirs. C’est surtout ça que je cherchais, plus que l’authenticité du lieu. En fait, le Concours Reine Élisabeth, c’est la toile de fond. La vraie histoire, c’est celle de Jennifer Rogiers et son combat avec ce qui s’est passé dans son enfance.

 

C. : Le film est autant un drame psychologique qu’un film de genre. On ressent un fort sentiment de claustrophobie qui colle parfaitement avec le traumatisme enfantin de l’héroïne. Comment avez-vous collaboré avec votre directeur de la photographie, Sander Vandenbroucke, pour conférer au film cet aspect angoissant ?
D. D. : C’est le premier film de Sander. Pour être honnête, sur ce projet, à cause du financement, je devais prendre des gens de Bruxelles. Je ne pouvais pas faire appel à mes collaborateurs habituels. Mais finalement, ça s’est avéré assez libérateur. J’ai regardé le travail de Sander sur Internet et j’ai constaté que c’est un type qui a énormément de talent. C’est vrai que c’est autant un film de genre qu’un drame psychologique. Donc, très vite nous sommes tombés d’accord sur une palette d’obscurité, très sombre, avec une tension permanente dans l’image. Il n’y a pas de tueur avec un couteau caché dans un coin, mais il y a toujours quelque chose d’inquiétant à l’image, qui crée l’angoisse. Tout ça combiné avec le travail exceptionnel de Taeke Nicolaï donne des images très fortes.

 

C. : Taeke Nicolaï porte le film sur ses épaules. C’est un rôle très complexe. Comment l’avez-vous choisie et quelles étaient vos indications principales pour le rôle de Jennifer ? 
D. D. : Je vis à Los Angeles et je n’avais pas tourné en Belgique depuis longtemps, donc je ne connaissais pas la nouvelle vague des comédiens néerlandophones. Nous avons organisé un casting ouvert et je pense que j’ai dû voir tous les jeunes comédiens flamands âgés entre 20 et 30 ans ! Taeke est très vite ressortie comme notre favorite pour le personnage, grâce à son talent énorme, mais aussi parce que physiquement, elle a quelque chose de troublant. Dans la vie, c’est quelqu’un de très gai, mais dans son visage, on voit qu’elle est troublée. L’aspect le plus difficile au niveau de son jeu, c’était de rendre crédible au piano une actrice qui ne joue pas une note de piano. Donc, elle a travaillé pendant trois ou quatre mois avec deux coachs différents pour apprendre non pas le piano, parce que c’est impossible en si peu de temps, mais le langage corporel d’un pianiste, comment il bouge. En plus, quand elle joue son concerto à l’image, elle doit également revivre son secret dans sa tête. Donc, elle devait jouer deux choses à la fois sur la scène de Bozar, devant un public nombreux, avec le stress supplémentaire que le Bozar coûte très cher : 10 000 euros par jour ! Mais elle a fait un travail formidable. Elle a beaucoup travaillé et connaissait ses pièces par cœur. C’est une bosseuse. Ce n’est pas le genre à arriver sur le plateau en demandant ce qu’elle doit faire. Elle arrive totalement préparée, donc c’était magnifique. J’espère qu’elle aura une carrière exceptionnelle.

 

C. : Dans les rôles des parents de Jennifer, Ruth Becquart et Kevin Janssens sont excellents également. Kevin Janssens, notamment, a quelques scènes très violentes à jouer… 
D. D. : Ce sont des comédiens vraiment formidables. J’ai eu la chance dans ma carrière de travailler avec des comédiens américains, italiens, français, mais je pense que dans ce film, ils n’ont rien à envier aux meilleurs comédiens avec lesquels j’ai travaillé. Je pense que je peux le dire, le père de Kevin Janssens avait un problème avec l’alcool, comme le mien. Donc, nous savions tous les deux immédiatement quel genre de personnage nous avions en tête, ça m’a beaucoup aidé dans la communication avec Kevin.

 

C. : Pourquoi avoir choisi les partitions de Rachmaninov (le Concerto pour piano n°2) et de George Van Dam (Scarbo’s Nocturne) - par ailleurs compositeur de la bande originale du film - pour Jennifer ? Est-ce que ces musiques partagent des thèmes avec le film ? 
D. D. : Le thème de la froideur a une importance particulière dans The Chapel. On pose la question à Jennifer dans le film : « Pourquoi avez-vous choisi Rachmaninov ? » Elle répond : « Parce que sa musique me fait penser à la neige, à la froideur ». Donc, j’avais besoin d’un russe ! (rires) Je ne suis pas connaisseur de la musique classique, donc j’en ai écouté beaucoup et très vite, Rachmaninov est ressorti. Mon choix a été vite fait. Sa musique est magnifique, mais aussi extrêmement visuelle. Je vois des images quand j’écoute Rachmaninov ! Quant à George Van Dam, qui a composé la bande sonore du film, c’est quelqu’un que je connais depuis très longtemps. Il a souvent travaillé avec le comédien Josse De Pauw, il a composé la musique de beaucoup de ses pièces de théâtre. Je ne voulais surtout pas d’une musique hollywoodienne avec un grand orchestre, parce qu’on a déjà ça à l’image. Je voulais un soundtrack très fin et George a compris immédiatement ce que je recherchais.

 

C. : La montée progressive de la tension est un élément très réussi du film. Est-ce un élément sur lequel vous avez beaucoup travaillé au niveau de l’écriture, puis au montage ? 
D. D. : Oui, absolument. Je voulais vraiment faire ce qu’on appelle un slow burner. Je voulais qu’au début, le public soit un peu désorienté, parce que le personnage principal, Jennifer, n’est pas sympathique. D’ailleurs, à l’époque, les gens de la Commission qui lisaient mon scénario me l’ont reproché. Je leur répondais que les gens qui ne sont pas sympathiques sont aussi des gens ! Jennifer n’est pas sympathique parce qu’elle est traumatisée par un évènement dramatique qui s’est produit dans sa jeunesse. J’ai beaucoup joué là-dessus également au montage, puisque nous avons deux lignes temporelles en parallèle, le présent et les flashbacks. Ces flashbacks sur son enfance nous ont beaucoup aidés dans la progression très lente de cette tension, jusqu’à la révélation.

 

C. : Son côté antipathique et sa paranoïa sont en partie justifiés, notamment à cause de ce finaliste russe qui lui raconte un mensonge pour la déstabiliser lors de la finale…
Pour le personnage de Nazarenko (interprété par Zachary Shadrin, NDLR), qui essaie de déstabiliser Jennifer parce qu’il sait qu’elle est sa seule vraie concurrente, je me suis basé sur un pianiste qui avait gagné le Concours dans les années 80 – je ne me rappelle plus de son nom (Il s’agit vraisemblablement d’Andrei Nikolsky, premier prix en 1987, NDLR) – et qui n’avait jamais adressé la parole aux autres. Il ne leur a jamais dit un seul mot. Et il a gagné ! Grâce à son talent, certes, mais aussi grâce à ça. Il ne disait ni bonjour ni bonsoir et il foutait la trouille à tout le monde. Donc, c’est un personnage qui a existé et dont je me suis inspiré.

 

C. : Le Concours Reine Élisabeth dans le film, ce sont des coups bas, des mensonges, des petits jeux psychologiques et une certaine cruauté. C’est tout le contraire de l’harmonie recherchée dans la musique…
D. D. : Oui, c’est une contradiction qui m’intéressait beaucoup, mais le film montre aussi une amitié avec le personnage d’Alexandra (interprétée par Abigail Abraham, NDLR), qui devient une amie de Jennifer. Elle en tombe même un peu amoureuse. Mais Jennifer a du mal à lui faire confiance, elle a beaucoup de difficultés à faire confiance aux gens. Donc, il y a les deux aspects. Mais naturellement, comme c’est un film de suspense, je me suis surtout intéressé aux jeux psychologiques de ces gens qui sont soumis à cette immense pression.

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