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La Couleur des mots de Philippe Blasband

Publié le 01/03/2006 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

La Couleur des mots sort en salles dans le courant du mois de mars. Entièrement tourné en DV-Cam, le film nous conte  vingt-quatre heures de la vie de Marie, une jeune femme que la dysphasie empêche de rejoindre les autoroutes de la communication. Un parcours semé d’embûches qu’elle vit depuis l’enfance. Marie a le courage moral d'affronter des inhibitions et des blocages qui pourraient la paralyser. Elle consent à ne faire qu'un avec son handicap se refusant à en être la victime.
Nous avons demandé à Philippe Blasband, scénariste et réalisateur du film et Aylin Yay, son interprète de nous parler de ce film singulier, troublant et émouvant.

C. : Pourquoi avoir choisi une approche fictionnelle plutôt que documentaire sur ce handicap peu connu qu’est la dysphasie ?
Aylin Yay : Il était plus intéressant de faire une fiction parce que cela m’aide dans le jeu. C’est un personnage que j’ai interprété même si j’avais des liens très étroit par rapport au sujet. De toute façon avec Philippe, tout devient fictionnel, ce que je trouve très riche.
Philippe Blasband : L’idée était de mettre le spectateur à la place de quelqu’un qui est dysphasique. J’ai l’impression que c’est plus facile de faire cela avec une fiction. Dans un documentaire, on a tendance à rester plus extérieur. Or, le but premier du film est de suivre quelqu’un de dysphasique et de suivre son point de vue avec des moyens cinématographiques. Encore que certains spectateurs hésitent. On nous dit que la logopéde est bien : en fait, il s’agit de Martine Willequet, une comédienne qui ignorait tout de la dysphasie avant le film.

C. : Il n’y a donc aucune partie documentaire ?
Ph.B. : Sauf les deux derniers plans de notre fils. Même dans le cadre de la logopéde, j’ai utilisé un mode documentaire, mais cela reste purement fictionnel.
A.A. : Ce qui est intéressant, c’est la projection fantasmée de ce qui peut se passer à l’âge adulte pour un adulte dysphasique. Nous connaissons le stade de l’enfance. C’est donc une projection dans le futur.
Ph. B. : Je connais peu de dysphasiques adultes. Il y a des choses que j’ai inventées : l’alcool, par exemple. D’une certaine façon, le film est aussi le catalogue des angoisses qu’on peut avoir en tant que parent. D’une certaine façon, le film leur dit qu’un enfant qui a un handicap lorsqu’il devient adulte peut avoir des problèmes, mais il ne faut pas s’inquiéter, il a une force intérieure qui l’anime.

C. : Tu dépasses le stade de la dysphasie en traitant du handicap en général. Marie est un personnage qui n’est pas que dysphasique.
Ph.B. : On pourrait imaginer un documentaire ou un téléfilm qui traiterait de la dysphasie pure. Or, personnellement, je n’ai jamais rencontré personne qui soit purement ceci ou cela. Je voulais créer un personnage avec son milieu, une histoire qui a beaucoup de caractéristiques dont celle d’être dysphasique. Les gens ne se réduisent pas à leur handicap. C’est beaucoup plus complexe.
A.A. : Si tu fais un documentaire, tu cernes peut-être mieux la personne que tu filmes, mais en même temps, il y a une distance tandis qu’ici la distance vient de la fiction. On entre donc plus dans la vie et l’intimité d’un personnage.

C. : Est-ce que le film a été une sorte de thérapie familiale ?
A.A. : Pour moi, sûrement pas. J’ai vraiment pris le rôle de Marie comme une création, un personnage avec une histoire et tout naturellement, je me suis inspirée de choses que je connais. Il était important pour moi de considérer le rôle comme une interprétation plutôt que comme une thérapie.
Ph.B. : Chaque dysphasie est aussi différente qu’une empreinte digitale. La dysphasie qui est dans le film est différente de celle de Théo, notre fils. C’est un handicap qui n’est connu que depuis une trentaine d’années et qui n’est suivi en Belgique que depuis quinze à vingt ans. On commence à voir la première génération d’adultes qui ont eu un enseignement spécifique. Auparavant, on ignorait le handicap. On les classait parmi les autistes, les retardés mentaux ou les sourds. Sans compter que certains dysphasiques adultes, lorsqu’ils ont réussi à maîtriser leur handicap préfèrent qu’on n´en parle pas. Ils ne le disent pas. Ceux qui ont assumé leur handicap n’ont pas envie que leur vie soit dirigée par ça.

C. : Quelle est votre impression maintenant que le film est distribué en salles ?

Ph.B. : On est content. Pour moi, le pire – mais qui était acceptable – était de faire des DVD pour des logopédes et des parents d’enfants dysphasiques alors qu´on espérait une diffusion plus large. Surtout pour les enseignants qui ont affaire à des enfants dysphasiques sans le savoir.

C. : Comment fait-on Alin Aye lorsqu'on connaît cinq langues –on est admiratif – pour rétrécir son vocabulaire à une demi-langue ?
A.A. : Au niveau du jeu, c’est intéressant évidemment. Le fait de parler à Théo nous aide. On a appris, les années passant, à simplifier les phrases et les idées pour être certains d’être compris par Théo. Marie est un personnage dont on laisse venir le phrasé.

C. : Tu incarnes plus que tu n’interprètes ?
Ph.B. : Oui, c’est son truc à elle. (rires)
A.A. : Au Festival d’Amiens, des membres du jury noues ont dit que certains pensaient que j’étais une dysphasique. J’en suis ravie, parce qu’en tournant le film, j’avais souvent l’impression de jouer faux. J’avais très peur d’être dans l’interprétation parce que d’habitude, lorsque je travaille, j’ai tendance à disparaître derrière le personnage.

C. : Le propos dépasse le cadre de la dysphasie. Marie m’a fait penser à Une femme sous influence de Cassavetes.
Ph. B. Oui mais si j’ai bon souvenir, dans Une femme sous influence, Mabel (Gena Rowlands) se laisse influencer par tout ce qui l’entoure. Elle réagit très bien vis-à-vis des enfants, mais elle se laisse bouffer par l’extérieur. C’est ça le secret. Le point commun est qu’il y a un nœud central qui permet à toutes sortes de situations d’advenir. Le petit problème de non compréhension de Marie entraîne des événements qui s’enchaînent les uns aux autres sans qu’elle le veuille. C’est très étrange parce que la première fois qu’on voit les films de Cassavetes, on a l’impression de ne pas comprendre ce qui se passe. Or, au départ, ce sont des choses assez simples. Mais le plus étonnant de ses films est Minnie and Moskowitz. Si on fait bien attention à ce que dit la mère (interprétée par la mère de Cassavetes), elle dit : « Pourquoi allez-vous vous marier avec lui, il est à moitié sourd ? » Si on revoit le film, on se rend compte qu’il ne comprend rien à ce qu’on lui dit et que c’est la raison pour laquelle il parle trop fort ! C’est une chose toute simple, mais qui prend d’énormes proportions.
A.A. : Si La couleur des mots est un film touchant, c’est sans doute parce que ce n’est pas qu’un film sur la dysphasie. C’est le portrait d’une femme qui rencontre des gens, qui vit plein de choses, même si son comportement est influencé par son handicap. C’est vingt quatre heures de la vie d’une femme.

C. : On était persuadé que les acteurs prononçait les mots à l’envers. (rires)
Ph.B. : C’est du montage son. C’est une métaphore, parce qu’on ne peut pas vraiment comprendre ce qui se passe dans la tête d’un dysphasique. Il ne peut pas l’exprimer. C’est comme si vous étiez dans un pays étranger dont vous connaissez plus ou moins la langue : il y a un moment où vous décrochez, c´est comparable au cas de dysphasie légère. Pour la plus grave, on peut comparer cela avec le fait d’être sans véritable langue maternelle. Différence essentielle avec un aphasique qui perd l’usage d’une partie de la langue suite à un dommage cérébral mais qui a été construit par une langue maternelle. La rééducation consistant à trouver quelque chose qu’on a perdu. Pour les dysphasiques, il manque le terreau de base qu’est la langue maternelle. Pour le film, il fallait trouver une métaphore pour faire comprendre ce phénomène : la confusion, le sentiment d’être perdu, que tout se mélange dans la tête. Un dysphasique adulte ayant vu le film a trouvé que c’était assez juste, le sentiment qu’il avait éprouvé était là.

C. : C’est un film fauché disons-le, est-ce parce que le sujet était personnel que tu n’es pas passé par la filière habituelle ?
Ph.B. Je crois qu’il coûte moins cher que la plupart des courts métrages en Belgique. Je ne voulais pas de retours là-dessus. Je l’ai fait lire à un proche qui travaille dans la production. Il m’a dit que serait génial en téléfilm. Je lui ai répondu : je n’en parle pas comme je veux, j’en parle comme je peux. C’est personnel. Je me suis dit que si je devais discuter là-dessus, j’allais m’énerver parce que c’est trop proche.

C. : On sait que tu es déjà sur autre chose.
Ph.B. : Oui, on tourne actuellement.

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