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Les Sans Visage du Chiapas de Thierry Zéno

Publié le 01/10/1996 par Thierry Horguelin / Catégorie: Tournage

Retour au Chiapas

Lorsqu'il termine Chroniques d'un village totzil en 1991, Thierry Zéno ne peut imaginer que, trois ans plus tard, les Indiens entreront en rébellion armée et prendront par la force quatre villes du Chiapas. 
"En tournant à San Pedro Chenalhó, j'avais été confronté à une situation potentiellement explosive. Mais, comme tout le monde au Mexique et à l'étranger, la rébellion zapatiste m'a surpris par son ampleur et aussi par sa réussite : alors qu'on aurait pu imaginer une répression immédiate du soulèvement comme ce fut le cas au Guatemala, l'organisation de la rébellion et le soutien populaire qu'elle a reçu au Mexique et à l'étranger ont été une grande réussite même si le conflit perdure."
Paradoxe : ce Chiapas ignoré la veille, où Zéno séjournait régulièrement depuis des années et qu'il devait encore, à l'époque des Chroniques, situer sur une carte pour ses interlocuteurs, voilà qu'il se retrouvait sous le feu des médias... avant de retomber, loi de l'événement-roi oblige, dans les oubliettes de l'actualité.

Les Sans Visage du Chiapas de Thierry Zéno

Le projet des Sans-Visage du Chiapas, dont Zéno vient d'achever le tournage au Mexique, est donc né d'un faisceau d'insatisfactions. " Une des principales motivations de ce nouveau tournage fut la déception que m'inspiraient les reportages télévisés sur le soulèvement zapatiste. Souvent, on ne parlait que du conflit armé en oubliant les causes du soulèvement - or, la rébellion fut la conséquence d'années d'injustices et de revendications pacifiques n'ayant jamais abouti, et d'une dégradation constante de la situation économique des Indiens, en particulier depuis l'abolition, en 1992, de la répartition des terres, principal acquis de la Révolution mexicaine. Ou encore on mettait uniquement l'accent sur la personnalité du sous-commandant Marcos, dont la stature est certes exceptionnelle, en occultant le rôle fondamental joué par les Indiens pendant l'insurrection. J'avais le sentiment que les journalistes débarquaient sans connaître toute la complexité de la situation et sans avoir le temps de gagner sur place la confiance des gens.

 

Thierry Zéno nous reçoit chez lui, dans un ancien atelier qui réunit sous le même toit, de manière très godardienne, son domicile, ses bureaux de production et une salle de montage. Dans la pièce d'à côté l'attendent les dix-neuf heures de prises de vues d'où sortiront d'ici février les Sans-Visage du Chiapas. " Je ne conserverai pas l'ordre chronologique. J'utiliserai quelques documents d'archives, surtout certains films amateurs tournés au début de la rébellion par les Mexicains, qui ont enregistré avec des moyens de fortune des moments historiques. Une chose est sûre : le film ne sera pas un reportage, la photographie du moment présent, mais un documentaire qui essaiera d'analyser en profondeur les causes et les contradictions de la situation et de restituer la complexité du contexte culturel." 

C'est ici que le travail de longue haleine du cinéaste se démarque du regard à courte portée du reporter. Ayant nécessité dix tournages entre 1984 et 1991, Chroniques d'un village tzotzil était le fruit d'une longue fréquentation des habitants de San Pedro Chenalhó. Pour Thierry Zéno, cette connaissance intime du Chiapas et les amitiés nouées sur place au fil des ans impliquaient en retour une responsabilité morale. " En raison du long travail que j'ai accompli avec les habitants de Chenalhó, je me sens toujours très concerné par les revendications des Indiens du Chiapas. C'était en effet pour moi une sorte de devoir de continuer à parler de leur situation. Ils m'avaient fait confiance pendant le tournage des Chroniques, qui n'a pu être réalisé qu'avec leur collaboration et leur complicité, la moindre des choses était que je continue de les aider avec mes moyens de cinéaste. Le gouvernement a signé la trêve et accepté de dialoguer avec les zapatistes mais, en réalité, la situation des Indiens reste tragique. En conditionnant le maintien de la loi d'amnistie à la poursuite du dialogue et en tenant une grande partie du Chiapas sous la haute surveillance de campements militaires, le gouvernement maintient une épée de Damoclès au-dessus des négociations et pratique la politique de la carotte et du bâton : on vous donne la possibilité de négocier, on est prêt à faire des concessions dans une certaine mesure et si vous n'êtes pas d'accord, l'armée est là. Dans les faits, deux ans et demi après le soulèvement, rien n'a été résolu au point de vue pratique et rien ne garantit un succès politique et une amélioration des conditions de vie des Indiens. "

Ce climat de tension a naturellement pesé sur le tournage.

" La stratégie du gouvernement pour faire pourrir le mouvement zapatiste consiste aussi à entretenir une situation de violence et de terreur quotidiennes en laissant le champ libre à des groupes paramilitaires, financés par les grands propriétaires ou jouissant de l'appui actif ou passif des hommes politiques de l'endroit, de la police ou de l'armée. J'en ai eu un exemple précis dans un village situé hors de la zone zapatiste où, venus interviewer des Indiennes dont l'atelier d'artisanat avait été mis à sac par l'un de ces groupes, mon assistant et moi avons été tabassés par une trentaine d'hommes qui ont confisqué nos caméras, sous le regard complaisant des policiers gardant la Maison communale. Ce qui est évident, c'est que ces groupes essaient de faire régner la terreur y compris parmi les journalistes pour les décourager de mettre le nez dans ce qui se passe là-bas. Cette agression n'est pas un fait isolé, d'autres journalistes en ont été victimes. Cela fait partie d'une stratégie d'intimidation dans une guerre dite de "basse intensité". "
Une autre chose que les événements et l'afflux soudain de caméras dans cette partie du monde ont modifié, c'est le rapport des Indiens à leur image. " C'est vrai qu'ils manifestaient autrefois une agressivité légitime vis-à-vis des caméras et des appareils-photo. Quand un touriste débarquait en quête de pittoresque, ils ressentaient cela comme une agression : on les traitait comme des objets et non comme des personnes. Je pense qu'ils ont compris l'importance stratégique d'un soutien médiatique.. Mais ils savent aussi que la médiatisation peut se retourner contre eux (la consigne est de ne filmer aucun adulte à visage découvert pour éviter que nos images soient utilisées par la répression). Ils refusent la présence des chaînes officielles de la télévision mexicaine qui sont vendues au gouvernement. Leur confiance était indispensable pour mener à bien mon projet. "

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