Cinergie.be

A propos de Thierry Zéno, entretien avec Guy-Marc Hinant

Publié le 06/09/2021 par Fred Arends et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

À l'occasion de la sortie dvd des trois premiers films du cinéaste belge Thierry Zéno restaurés par Cinematek, rencontre avec le réalisateur Guy-Marc Hinant, ami et collaborateur de Zéno et fin analyste de son œuvre. Il a également participé au processus de restauration de ces trois films inclassables et toujours iconoclastes (Bouche sans fond ouverte sur les horizons, Vase de noces et Des Morts).

Cinergie : Quel est votre lien personnel et professionnel avec Thierry Zéno et du coup, comment avez-vous été amené à participer à cette restauration ?

Guy-Marc Hinant : Évidemment rien n'arrive par hasard. Le premier souvenir que j'ai de lui, c'est à travers son film Des morts (1979). À l'époque, j'étais étudiant en philo et je voulais absolument voir ce film. Et quand je l'ai vu, j'ai été bouleversé mais je ne me suis pas dit « c'est un bon film » ou « c'est un film intéressant », non j'étais totalement bouleversé. Et dans les formes d'art, c'est ce qu'on va rechercher, ce quelque chose qui nous atteint très profondément. Et je pense que c'est à cause de ce film-là que j'ai voulu faire des films ensuite, peut-être pas de cette nature-là mais l'idée d'aller vers une sorte d'absolu, de penser qu'un film c'est plus que des images projetées. C'est une sculpture du temps bien sûr, et c'est aussi une manière de combiner des choses totalement abstraites. La mort par exemple : qu'est-ce que c'est la mort ? Qu'est-ce qui fait qu'on passe de vie à trépas ? Qu'est-ce qu'on fait du cadavre ? Comment on arrange cela et comment joue le mythe en nous ? En ce sens Des Morts est un film unique.
J'étais très jeune. J'ai souhaité rencontrer Thierry Zéno et je l'ai rencontré. J'ai été assistant-monteur sur certains films qu'il a faits dans les années 80. Mais c'est surtout ses trois premiers films édités sur le dvd que je trouve remarquables. D'abord, ce sont des films de jeunesse qui ont dû demander une énergie incroyable. Et ce sont à chaque fois des challenges. La folie, son premier film; l'espèce d'isolement qui tourne aussi à la folie dans Vase de noces (1974) qui est très pur et très beau dans le fond, mais qui a été un vrai scandale. Le film a été censuré... Alors belle chose je crois pour Zéno: le film a eu le soutien de Henri Michaux et ce d'autant que Michaux venait de Namur comme Zéno. Il n'a donc pas 30 ans quand il achève cette « trilogie » et cela aussi est remarquable. 

 

C.: Et justement vous parlez de trilogie... et il y a vraiment quelque chose qui tient ces trois films qui est la place du rituel, de la gestuelle, de la ritualisation et au-delà des scènes choquantes, il y a une sublimation de l'irreprésentable, notamment via le montage.

G.-M. H. : Oui tout à fait et avec le temps, c'est sans doute plus visible. L'aspect le plus choquant est moins marquant, on y voit quelque chose de plus stylisé. Et c'est vrai que les montages sont très forts. Il m'avait raconté d'ailleurs par rapport au tournage Des morts, qu'il ne s'agissait pas d'un « film d'anthropologue » et pour moi, il s'agit vraiment d'un film visionnaire qui ne fait pas du tout d'anthropologie. Et cette question de « que fait-on du cadavre ? » est vraiment problématique d'autant plus aujourd'hui où tout est caché, où il n'y a plus de rituel. Ce film ayant été fait il y a plus de quarante ans, on voit bien qu'aujourd'hui il y a très peu de manifestations autour de la mort. Ça l'aurait intéressé je crois, ce non-mythe par rapport à la mort et son effacement complet et absolu. Ce qu'il me disait également c'est que pour Des morts, il ne s'agissait pas d'un film bien produit pour lequel il aurait tourné trois mois, non, c'était vraiment la grande aventure. Ils ont eu de l'argent pour s'acheter trois billets pour faire le tour du monde. Ça se faisait. On pouvait choisir le sens. Ils ont commencé par les Etats-Unis, le Mexique et ils sont revenus par l'Asie. Ils sont partis un an. Un an à filmer des rituels; c'est, je crois, d'une très grande difficulté morale. Et un an de montage. Et je crois que filmer pendant autant de temps des choses aussi dures a profondément marqué les trois hommes. Après ce film, le travail de Zéno a toujours été intéressant mais quand même plus mesuré. Car on ne peut atteindre l'intensité de ces films continuellement.

 

C. : C'est un cinéma tactile, sensoriel, presque physique...

G.-M. H. : Oui, c'est absolument vrai. Ça ne passe pas par l'esprit uniquement, le corps y est extrêmement important. Et dans le cas Des morts, ce sont aussi les conditions de tournage qui ont permis cela, cette intensité. Je sais qu'il y a eu une version plus longue, d'un peu plus de deux heures. D'ailleurs, Alain Pierre, le compositeur qui est présent sur Vase de noces et Des morts, avait vu cette version et n'en pouvait plus. C'est lui qui a demandé des coupes ! Il existe aussi une version où il manque des scènes... Mais celle présentée par la Cinematek est la plus juste et la meilleure. C'est celle-ci que j'avais montrée à la Cinémathèque lors d'une carte blanche, et j'estime que je n'avais pas été suffisamment prudent par rapport au public. Certaines personnes sont parties de la séance en étant très mal et donc il faut vraiment prévenir par rapport à l'impact que le film provoque.  

 

C.: Et contrairement à Vase de noces qui est presque abstrait, onirique, Des morts nous touche directement et très brutalement.

G.-M. H. : Oui, c'est un film qui nous met en danger en quelque sorte tellement il nous expose à des choses difficiles. Et ce n'est pas du bluff, le film n'est pas là pour nous effrayer mais pour nous rendre conscients de ce que nous sommes, de notre finitude.

 

C.: C'est aussi une célébration de la vie. Que font les vivants avec leurs morts et comment la vie fait partie de ce processus ?

G.-M. H. : Oui car dans la mort, il y a une certaine puissance. Par exemple, dans les rituels mongues ou mexicains, on voit qu'il y a une très grande force liée à la mort telle qu'elle est vécue. Pour en revenir au premier film (Bouche sans fond ouverte sur les horizons), Zéno m'avait dit également que Georges Moinet, l'artiste filmé par Zéno, qui était enfermé dans une clinique à Namur, avait très peu de contact avec les autres humains. Et il se serait ouvert lors de ce film. Il a parlé pour la première fois de son travail et de lui, à Thierry Zéno. Et ensuite, quand le film a été monté et diffusé, Moinet est revenu vers lui en lui disant que le film, à son avis, était tout à fait raté car cela n'avait rien changé au monde. Il avait eu un discours qui permettait au monde de changer, de se métamorphoser, or il est toujours le même... Je trouve ça intéressant car cela veut dire qu'il donnait au film une très grande puissance.

 

C. : Pourriez-vous nous expliquer la genèse de cette restauration ? Est-ce une volonté de la famille après le décès de Thierry Zéno en 2017 ?

G.-M. H. : Nicolas, son fils, savait très bien que je montrais aussi souvent que possible le travail de son père et il m'a donc demandé de participer à ce projet. Et il y avait déjà un consensus sur les trois premiers films. J'y tenais beaucoup, à ces trois films. On aurait pu faire quelque chose de plus hybride, mais cette trilogie fonctionne vraiment comme un corpus. J'ai notamment été présent lors de la colorimétrie. Mon travail était assez modeste. J'ai relevé des choses qui me semblaient dignes d'être corrigées. Mais en gardant un certain esprit : aujourd'hui, avec le numérique, on peut corriger énormément de choses et ce que je ne voulais pas, c'était corriger de façon trop digitale. Il fallait rester sur l'image de l'époque, garder l'organicité du film. On pouvait rendre les noirs plus forts, ce genre de choses, mais il fallait aussi tenir cette fragilité. 

 

C. : Est-ce que vous avez eu des difficultés ? Le matériau existant était-il de bonne qualité ?

G.-M. H. : Oui ça s'est plutôt bien passé. Bon, il s'agit quand même de pellicule 16mm gonflée en 35 (Vase de noces)... Pour Des morts, la difficulté est qu'on n'a pas retrouvé le négatif. On a dû donc partir sur la bonne copie qui se trouve à CINEMATEK. Il s'agissait d'un bon tirage mais aussi avec des « fatigues ». Le film a été montré plusieurs fois, il y avait donc des rayures, etc. Mais on peut très facilement corriger cela aujourd'hui. Même les teintes étaient en très bon état et donc nos corrections se sont vraiment avérées mineures. D'autant qu'habituellement, c'est le réalisateur qui fait les corrections. Il s'agissait d'être modeste dans notre intervention.

 

C. : Et de son vivant, il n'y a pas déjà eu une volonté de les restaurer ?

G.-M. H. :  Je ne crois pas non. Mais en fait, on parle de Thierry Zéno aujourd'hui mais on a très peu parlé de lui avant. Il y a eu les scandales de l'époque mais après ça, peu de gens l'ont cité, l'ont montré. Je l'ai toujours soutenu à cause de ça, car il n'était pas suffisamment reconnu. Et je suis très content que ce dvd sorte.

Tout à propos de: