Scénariste reconnu, Luc Jabon a cosigné plusieurs scénarios comme celui du Maître de musique de Gérard Corbiau, de Marie de Marian Handwerker ou de La Chanteuse de Tango de Diego Martinez Vignatti. Documentariste également, il réalise notamment L'âge de raison, le cinéma des frères Dardenne avec Alain Marcoen, qui sera le chef opérateur sur le tournage de son film Les Survivants. Pour réaliser son premier film de fiction, cet ancien militant s'est nourri de réflexions personnelles pour raconter l'histoire de Nicolas, interprété par Fabrizio Rongione, un ex-militant révolutionnaire, sorti fraîchement de prison, qui veut recommencer sa vie, trouver un travail, fonder une famille... Y parviendra-t-il sans heurt ?
Rencontre avec Luc Jabon pour la sortie de son film Les Survivants
Cinergie : Si tu devais résumer le film, comment le ferais-tu ?
Luc Jabon : L'histoire des Survivants, c'est l'histoire de Nicolas, qui a passé de nombreuses années en prison pour avoir participé à des activités révolutionnaires il y a une vingtaine d'années. Il veut se reconstruire en trouvant un travail, en rencontrant l'amour et en fondant une famille. Il va être confronté à des obstacles et à un groupe de jeunes qui admire son passé militant et qui se pose la question de savoir comment notre monde peut-il changer sans tomber dans les utopies passées qui ont souvent tourné vers des tragédies totalitaires. Et la conjonction entre ce groupe, le héros Nicolas et une femme Nadia, interprétée par Erika Sainte, dont il va tomber amoureux, va créer un "chaudron" dans lequel il va cheminer. La question est de savoir s'il va surmonter les obstacles qu'il rencontre et s'il va tempérer cette rébellion qui se réveille à nouveau en lui et à éviter de retomber dans ses anciennes chimères. La question de l'avenir de notre société, de notre collectivité est omniprésente, et quel est l'avenir pour quelqu'un qui cherche à fonder un foyer, à trouver l'amour ? Va-t-il y parvenir ou non, c'est l'enjeu des Survivants.
C. : Avec ce film, tu revisites un pan de ton histoire personnelle mais aussi sur une partie de l'histoire belge et européenne. Il fut un temps, l'Europe était secouée par des mouvements révolutionnaires radicaux comme les Brigades rouge en Italie, la bande à Baader en Allemagne et même en Belgique, il y eut les C.C.C. Ces mouvements de contestation étaient l'expression de jeunes qui avaient cru à un autre monde. Pourquoi parler de cette histoire, trente ans plus tard ?
L.J. : Ce qui me semblait important avec ce film c'était de faire le lien entre ce passé lointain et ce qui se passe aujourd'hui. C'est surtout ce lien que je voulais interroger, entre la militance à l'époque et sur quoi elle pouvait déboucher et ce qu'elle est devenue dans les années 2000.
C. : Le militantisme des jeunes d'il y a trente ans était pour un changement de société, est-ce que c'est le même militantisme dont il s'agit aujourd'hui ? Quels sont les parallèles que tu fais entre ces deux époques ?
L.J. : Ce n'est pas la même chose. Ce désir qu'une partie de la militance avait il y a trente ans était pour un autre monde. Cet autre monde était plus qu'un projet, c'était une utopie. On a pu découvrir à quel point une part de ces utopies a sombré dans le totalitarisme ou dans des dictatures autoritaires et s'est retrouvée très éloignée de nos projets initiaux. D'une certaine manière, on s'est cassé la figure là-dessus. Et on a cru, peut-être naïvement que ces utopies allaient être remplacées par d'autres, construites par les nouvelles générations et que ces dernières allaient se battre pour leurs propres utopies.
Aujourd'hui, une part de la société civile est beaucoup plus réservée sur la manière dont on peut imaginer un autre monde. D'où, aussi, une part malheureuse de résiliation chez les jeunes ou chez les plus âgés qui se disent qu'on ne peut plus rien faire, qu'on a tout essayé et que chaque fois, tout cela nous mène à des catastrophes. Je n'y crois pas, je suis contre la fatalité, je ne pense pas que les choses se répètent exactement de la même manière. Il y a une part de répétition dans l'histoire mais toujours avec un pas de côté que les jeunes essaient de trouver aujourd'hui.
Ce qui est venu compliquer la donne aujourd'hui, c'est évidemment le terrorisme. Car le terrorisme, qui est souvent assimilé aujourd'hui à du fanatisme, à une forme de radicalisation extrême, on le voit avec les attentats djihadistes, débouche sur une forme de nihilisme. Cela n'a rien à voir avec ce qu'on avait pu imaginer ou avec ce que les communautés d'aujourd'hui, les alternatives, les autonomes imaginent et voudraient voir le jour. Cela n'a rien à voir avec ce nihilisme où en t'explosant tu te détruis toi-même et tu détruis tous ceux et celles qui sont autour de toi dans une terreur et une tragédie totale, sans distinction. Il y a aujourd'hui une confusion et une assimilation entre terrorisme et militance qui empêchent de penser un autre avenir pour nos sociétés qui ne soit résignation ou folie meurtrière.
C. : Nicolas Roulet a tué mais ce n'était pas son but. Le message du film c'est d'avoir l'espoir de pouvoir changer le monde mais pas nécessairement par le conflit armé.
L.J. : Tout à fait. La preuve c'est qu'il a payé cet acte même s'il est tout à fait indirect dans l'histoire des Survivants. Il l'a payé par 18 ans de prison et il a été d'accord avec ce verdict. Il a accepté cette culpabilité car il ne voulait pas qu'il y ait mort d'homme. C'est vrai que quand il sort de prison et que le film commence, son objectif premier est de se reconstruire, avoir une vie normale. Assez vite, en parallèle avec les événements qu'il va vivre et les obstacles qu'il va rencontrer, il va aussi se rendre compte, à l'écoute de ces jeunes qui admirent son parcours, qu'aujourd'hui on ne peut pas se satisfaire de dire : on ne va plus changer le monde alors contentons-nous de nouveaux arts de vivre et entrons dans des arts de vivre individuels ou en toutes petites communautés pour trouver une forme de bonheur et se donner des projets, un avenir. L'art de vivre n'a jamais changé la société.
C'est souvent un discours qui nous est tenu, je n'ai aucun souci avec cela, mais mon héros dans Les Survivants, ne parvient pas à se satisfaire de ça. Il a envie d'un projet collectif, il se rebelle contre les injustices dans lesquelles nous nous trouvons aujourd'hui qui font renaître cette colère qui s'était éteinte et qu'il avait refoulée. C'est ce dédoublement qui m'intéressait.
Et, je trouve que Fabrizio Rongione, qui joue le personnage de Nicolas, rend bien parce qu'il nous transmet cela à travers sa fragilité. J'y tenais beaucoup, je ne voulais pas faire de cet ancien militant un héros qui, d'une manière caricaturale et stéréotypée, va tout traverser et surmonter tous les obstacles. C'est un homme qui est marqué par la prison où il est allé et par le passé. C'est quelqu'un qui garde en lui une colère, une révolte. Pour moi, ce sujet est très important : "Que fait-on de nos colères, de nos révoltes, de nos rébellions aujourd'hui ?" On ne peut pas les réprimer et demander aux gens de s'auto-réprimer.
Je suis le premier à dire tirons des leçons du passé pour ne pas reproduire les catastrophes du passé. Mais on ne peut pas rester les bras croisés sans rien faire !
C. : Le personnage de Nadia représente la femme libre, celle qui se libère dans son désir, son plaisir narcissique. Ce n'est pas elle qui s'engagerait pour changer le monde.
L.J. : Non. Nadia, c'est l'absolu contraire de tout ce que je viens de dire. Aujourd'hui, on entend souvent "Profitez de l'instant présent". Or, quand on est au cœur du présent, on est au cœur de l'absence car le présent est traversé par le passé et par le futur. Quand on isole le présent, il n'y a rien. Elle découvre qu'elle est dans ce rien, dans cette absence. Sa course perpétuelle derrière le présent est une course sans fin. La rencontre qu'elle fait avec Nicolas va perturber sa pensée, sa manière d'être et de voir les choses. Elle évolue dans l'histoire au contact de Nicolas. Elle découvre qu'on ne peut se contenter de cette immédiateté dans laquelle on est sans cesse plongé.
C. : Nicolas se confronte à Nadia, mais aussi à un groupe de militants autonomes, anarchistes qui se trouvent dans d'autres contradictions.
L.J. : Par la rencontre qu'il y a entre Nicolas et ce groupe de jeunes, je voulais montrer à la fois l'enthousiasme de la communauté, quand on est ensemble, il y a des moments de fusion et de joie collective qui sont extraordinaires, et en même temps, les difficultés de la communauté. Ces jeunes qui se sont mis à côté de la société, qui n'ont pas de travail, de sécurité sociale, qui aident les autres et n'ont presque pas de moyens et qui pensent qu'en s'autonomisant, ils vont trouver leur propre voie à côté du système. Leur idéal n'est pas, comme c'était le nôtre il y a trente ans, de changer l'Etat. Ils ne touchent pas à l'Etat, ils travaillent et vivent à côté, d'une manière alternative. Cette voie ne dure qu'un temps. Combien de fois j'ai vu naître des communautés dans un enthousiasme extraordinaire et qui, après un certain temps, se sont diluées dans les tensions entre les membres, dans la fatigue de vouloir aider les autres, etc.
Pour moi, c'était important car aujourd'hui, ce qui fait l'intérêt de mon film c'est qu'on est à la fois dans une impasse collective et dans une impasse individuelle. On a des difficultés à trouver, d'un point de vue collectif, des idées. Il y a plein d'idées mais rares sont celles qui amalgament tout le monde. Il y a toujours certaines personnes qui vont dire qu'ils ne partagent pas cette idée. On reste dans une impasse collective. D'un point de vue mondial, c'est difficile de se mettre d'accord sur une idée qui pourrait transformer notre monde et qui pourrait faire que chacun d'entre nous puisse trouver son bonheur. On est aussi dans une impasse individuelle. Ce n'est pas toujours facile de rencontrer la bonne personne pour fonder un foyer, avoir des enfants, passer sa vie avec elle, être heureux sur une durée importante de l'existence. Cette obsession de l'immédiateté aujourd'hui, cette fragmentation de la vie, cette longue distance qu'on a avec le réel font que tout le monde a l'obsession de vivre plusieurs vies. Etant dans la satisfaction et l'autosatisfaction, devant les échecs, on s'en va, on court d'une vie à l'autre.
Est-ce une vie ? C'est vraiment une question à laquelle je n'ai pas de réponse. Et c'est cette non-réponse qui, en tant que cinéaste, m'interpelle. Mon film a, à la fois, cette vertu et peut-être ce défaut de laisser beaucoup de place au spectateur pour se faire sa propre idée. Je sais qu'il y a des gens qui n'aiment pas cela, qui veulent tous les éléments pour dire s'ils sont d'accord ou non, car c'est quand même un film politique. Je le revendique. Un film politique sur la cité, sur la vie collective et individuelle. J'invite le spectateur à se faire sa propre idée et par le biais de la fiction, je montre l'impasse de la vie collective et individuelle dans laquelle nous nous trouvons. Il n'y a rien de tragique là-dedans, c'est de la fiction, on peut trouver un chemin mais il est temps de le trouver car si on ne le trouve pas, je crains que les violences, que j'exècre et que je voudrais qu'on écarte de nous le plus possible, vont surgir puisque le système, l'Etat, le pouvoir, le monde, l'Europe, le pouvoir technocratique n'aura passé son temps qu'à les mettre de côté, à les isoler, à les réprimer. Ce n'est pas comme cela qu'on réfléchit à l'avenir du monde, à la société.
C. : Le film s'intitule LES Survivants, et non LE Survivant. Qui sont-ils ?
L.J. : Je tenais au pluriel car aujourd'hui, devant cette double impasse dont j'ai parlé, on est tous des survivants. On l'est déjà pour la Terre quand on sait qu'au milieu de l'année on a déjà épuisé toutes les ressources naturelles dont on bénéficiait pour une année entière. Nous sommes des survivants, d'un point de vue écologique.
J'aimais beaucoup que chez les deux policiers, l'un d'eux soit jeune et aurait pu être Paolo, le révolutionnaire. Ce dernier cherche son chemin pour donner un nouveau sens à sa vie et à la société de demain et l'autre, il protège le sens et l'ordre d'aujourd'hui. Ce jeune policier est aussi un survivant. On protège le système et l'ordre car on est payé pour cela et on pense, de manière assez raisonnable, que c'est le meilleur qui soit et que cela pourrait être bien pire, et ils n'ont pas tort ! Mais ce projet de vie peut-il générer de l'enthousiasme pour la société entière, au-delà de son entourage proche ?
Les SDF sont aussi des survivants quand on sait comment le cours de vie de ces gens est parfois cassé à cause d'une espèce de « destinée fatale », de malheureuses circonstances qu'ils ont traversées et que leur fragilité ne leur a pas permis de surmonter, ce sont des survivants.
Mais le patron de la cartonnerie qui était un ancien militant et qui pense que son avenir est là et qu'il n'y a rien d'autre à l'horizon, n'est-il pas aussi un survivant ?
Le pluriel du titre nous englobe tous, je pense qu'on est tous concernés.
Je ne voulais pas faire un film en disant: "voilà une alternative possible" et je mise tout sur cette alternative et les autres sont tous des méchants ou des gens qui n'ont rien compris, ou des bornés. Je pense que tout le monde cherche et personne ne trouve de réponse globale alors que le capitalisme dans ses marges les plus horribles a une réponse globale. La mondialisation, c'est lui. Nous, on a un autre point de vue sur la mondialisation qui parle de l'humain, qui parle des gens, qui dit comment nous lier avec des gens d'autres continents, d'autres pays. Mais quelle force avons-nous contre un système qui tient la terre entre ses mains. Je pense qu'on est nombreux à être des survivants !
C. : Mais ton idéologie veut aussi survivre malgré tout !
L.J. : Oui, le film peut être noir mais je refuse de dire que c'est un film pessimiste. Je voulais faire un film de fiction qui puisse interpeller, et pas spécialement divertir. C'est le but que j'ai cherché. Quelle place donner au spectateur pour qu'il puisse à l'intérieur de ce film, donner sa propre réponse politique et pas avoir une réponse politique déjà toute faite. En fiction, je pense qu'on manque de films de cet acabit. Le documentaire tente d'offrir cela mais la fiction voit le cinéma politique comme quelque chose de beaucoup plus circonstancié. J'ai pris l'enjeu de présenter ces questions d'une manière large, et je l'ai fait dans un style épuré, sans développer de la psychologie, sans présenter des personnages dans lesquels on peut se retrouver tout de suite, pour que le spectateur cherche ses propres éléments de réponse.
Ce que j'aime dans le cinéma c'est quand il interroge la frontière entre la fiction et le réel. Aujourd'hui, on ne fait plus assez attention à ces frontières et cela me semble dangereux. J'ai déjà entendu de jeunes cinéastes dire que rien n'était réel, que tout était de la fiction. Ce n'est pas vrai. Il est pertinent et judicieux de continuer à interroger cette frontière comme le cinéma l'a toujours fait. Quand on voit une fiction, on se dit que tout a été imaginé et on se demande comment cette fiction a une réponse dans le réel de nos propres vies. Là, je trouve qu'il y a encore beaucoup de territoires à explorer dans ces frontières. Je pense qu'un cinéma politique, dans le sens large du terme, peut nous aider à avancer sur ce chemin-là. Cela demande un long cheminement comme toutes les choses de la vie.
Aujourd'hui, il y a une obsession à ce qu'il n'y ait plus de distance, à ce qu'on soit tout de suite captés, dans le film. Comme le dit Chantal Akerman qui disait: "Parfois quand les gens vont au cinéma, ils disent qu'ils n'ont pas vu le temps passer. Alors, on leur a volé leur temps". Au contraire, il faut parfois sentir le temps passer pour établir une certaine distance et permettre d'avoir une pensée, une réflexion, une idée. C'est difficile d'avoir une réflexion quand on est plongé dans l'immédiateté en permanence. Quand on veut réfléchir, on se met un peu en retrait. Ce retrait, c'est aussi ce rapport entre la fiction et le réel et le cinéma permet cela : il peut distraire mais aussi faire réfléchir.