Cointe, les liégeois connaissent. C’est ce qu’on appelle un beau quartier : des allées verdoyantes, bordées de grands arbres, peu troublées par la circulation automobile. Et des villas luxueuses, assez disparates, qui témoignent des différentes tendances de l’architecture des maisons individuelles du siècle passé. Le temps d’un doux soir de juillet (si, si, il y en a eu quelques-uns !), la quiétude des lieux a été légèrement troublée par l’acteur et réalisateur Lucas Belvaux, qui y tournait quelques scènes de son prochain film, La raison du plus faible, dont l’action est située en région liégeoise.
Sur le tournage de La raison du plus faible de Lucas Belvaux
Etrange parcours que celui de Lucas Belvaux. Après avoir grandi à Philippeville, il est parti à Paris alors qu’il n’avait pas 18 ans pour tourner Allons z’enfants, un réquisitoire contre les enfants de troupe, sous la direction d’Yves Boisset. La suite est connue. Il enchaîne les rôles avec des metteurs en scène tels que Rivette, Chabrol, Assayas, Goretta. Ensuite, rapidement, il s’oriente vers la réalisation. En 1992, il rassemble un budget dérisoire pour tourner avec des copains un premier long, Parfois trop d’amour, un road-movie aux tonalités « cassavetiennes », qui sort dans l’indifférence générale mais qui lui vaut la sympathie de la critique.
Trois ans plus tard, il signe une comédie sur l’adultère, Pour rire, reposant sur l’improbable duo Ornella Mutti-Jean-Pierre Léaud. Cette fois, le public suit. Il faudra ensuite pourtant cinq ans au jeune réalisateur pour monter la désormais fameuse trilogie Un couple épatant, Cavale, Après la vie. Les trois films mettent en scène les trois mêmes couples. Chaque film est centré sur ce que vit un des couples, et raconté sur un mode différent : comédie, thriller, mélo. Le projet a nécessité plus de six mois de tournage et près d’un an de post-production. Il a été couronné par une kyrielle de prix : Prix Delluc, Prix du Syndicat français de la Critique, Prix de l’APPCB. De films en films, Lucas Belvaux se rapproche de son pays d’origine. La trilogie était une coproduction entre la France (Agat Film) et la Belgique (Entre Chien et Loup). Des comédiens (Lucas Belvaux himself, Patrick Descamps, Olivier Darimont) et des techniciens belges (Pierre Mertens au son, Ludo Troch au montage) y ont participé. Il fut même question qu’elle se tourne en tout ou partie à Namur. Par la suite, toujours avec Agat Film et Entre Chien et Loup, mais aussi la RTBF, Lucas a signé un téléfilm malicieux, Nature contre nature, dont l’action se passe en Creuse mais qui impliquait à nouveau des acteurs et techniciens belges.
Avec la Raison du plus faible, un cap nouveau est franchi, puisque l’histoire se tourne intégralement en Belgique. «On retrouve les mêmes partenaires que pour la trilogie (Agat Films, Entre Chien et Loup), plus Wallimage, via les Ateliers De Baere. Le budget avoisine les 5 millions d’Euros, et, pour une fois, je n’ai pas eu de grosses difficultés pour le rassembler », explique Lucas Belvaux. L’action se déroule donc dans la région liégeoise. « Ça fait longtemps que j’avais envie d’un film « belge », précise le comédien-réalisateur. « J’avais repéré dans la région des paysages postindustriels qui m’intéressent, qui racontent vraiment quelque chose. J’ai voulu m’en servir pour raconter une histoire noire, sans bons ni méchants, qui puiserait ses racines dans le passé récent de la région : la fin de la sidérurgie, la montée en force du chômage, l’impossibilité pour les gens de trouver de l’emploi. Ce soir, on est à Cointe, dans les beaux quartiers, mais l’action se passe essentiellement dans des zones moins favorisées», ajoute-t-il.
La Raison du plus faible c’est en effet l’histoire de trois oubliés de la reconversion industrielle (Eric Caravaca, Claude Semal, Patrick Descamps) : deux sont d’anciens sidérurgistes, l’un n’a jamais vraiment travaillé. Ils sont aux abords de la quarantaine. Comme les fins de mois sont difficiles, ils rêvent du gros coup. D’autant que l’un d’entre eux voudrait pouvoir gâter sa jeune épouse (Natacha Régnier). La rencontre avec un vrai mauvais garçon (Lucas Belvaux) va les inciter à passer à l’acte. Il va leur apprendre les rudiments du métier, mais il n’en fera pas de grands professionnels. Et les choses vont mal tourner. « En fait », explique Lucas Belvaux, « je me suis inspiré d’un fait divers qui s’est déroulé dans la région en 1989. Une bande de malfaiteurs, beaucoup plus proches du grand banditisme que mes personnages, avaient pris un banquier et sa famille en otage durant un week-end pour le forcer à leur ouvrir le coffre, le lundi matin, à l'ouverture de la banque. Mais l'affaire s'est enlisée, le banquier a réussi à s'enfuir, et, finalement, après plusieurs journées de tractations, la police a laissé partir les gangsters avec une rançon. Mais elle les a filés et, finalement, elle les a contraints à se réfugier dans un immeuble de trente étages d’un quartier populaire de Liège, Droixhe. Acculé par les flics, le chef de la bande a fini par monter sur le toit et jeter les billets de banque dans la rue, avant de se suicider. Des années plus tard, je suis venu dans un cinéma du quartier, Le Parc, pour animer une rencontre avec Jacques Audiard. Les responsables de la salle m’ont raconté l’histoire. J’ai trouvé que c’était un bon départ pour un film noir, ancré dans le passé social récent de la région. Au fur et à mesure de l’écriture, j’ai évidemment pris pas mal de distance avec l’histoire de départ ». Il en a conservé néanmoins une partie des lieux, puisqu’une grosse partie du tournage s’est déjà déroulée dans le quartier de Droixhe, qui n’a pas toujours bonne réputation.
Ce lundi 4 juillet cependant, le tournage se déroule dans une large allée du parc résidentiel de Cointe, en fin de journée et en début de nuit. Les camions qui permettent généralement à l’¦il exercé de repérer au loin un plateau, sont cachés un peu plus loin aux abords du terrain de foot local et il faut vraiment s’approcher tout près d’un petit groupe discutant auprès d’une voiture pour s’assurer qu’il y a bien là un tournage de long métrage. Il y a Lucas Belvaux, son chef opérateur Pierre Milon, la scripte Marika Piedboeuf (qui a travaillé sur L’Enfant des Dardenne ou Le Couperet de Costa Gavras), l’équipe son. Comme souvent, sur les tournages de Lucas Belvaux, il règne une atmosphère de grande sérénité. Le plan à mettre en boîte est assez simple. Un des apprentis-truands sort d’un bon pas d’une maison bourgeoise avec un sac d’armes sur l’épaule. Il traverse la route, jette le sac dans le coffre d’une voiture et démarre en trombe. Pendant que l’équipe technique règle le mouvement, Lucas Belvaux donne ses indications au comédien, pour l’heure, affublé d’une moumoute blonde et de grosses lunettes de soleil.
Derrière ce déguisement qui le rend méconnaissable, se cache Claude Semal, artiste aux talents multiples, surtout connu pour ses spectacles et ses chansons, mais qui a déjà fait quelques apparitions au cinéma (chez Jan Bucquoy notamment) et à la télévision. « Lorsqu’on a préparé la trilogie, comme il y avait une coproduction belge, j’avais cherché des comédiens en Belgique. J’en ai vu beaucoup qui m’ont donné envie de travailler avec eux. Claude en fait partie », explique Lucas Belvaux. Le soir commence à tomber sur Liège. Le temps d’une pause casse-croûte, on va pouvoir tourner les scènes clés du jour, celles de la prise d’otage. Cette fois la grosse machinerie est de sortie : grue pour surhausser les sources d’éclairage, imposantes batteries de projecteurs devant lesquels ont été disposées des découpes souples qui créent un effet d’ombre de frondaisons des plus réussis ! Une escouade d’électros et de machinistes s’appliquent à tout régler. Attirés par l’agitation, les riverains sont venus jeter un ¦il. Certains ont reconnu Gilbert Melki, propulsé au rang de star depuis La vérité si je mens. Il avait fait partie de l’aventure de la trilogie, qui lui avait permis de révéler une face plus sombre de son indéniable talent. Par amitié pour Lucas Belvaux, il a accepté de participer au film, dans le rôle du père de la famille prise en otage.
Nous sommes maintenant dans la cour intérieure d’une villa cossue, celle où sont sensés résider les futurs otages. Le père de famille va rentrer avec son imposant 4X4. Tapis dans l’ombre, deux truands cagoulés, armés de fusils à canons sciés, l’attendent. Il y a d’une part Claude Semal, et d’autre part le comédien français Eric Caravaca, vu récemment dans Son frère de Patrice Chéreau ou Elle est des nôtres, de Sigrid Alnoy. Pour l’heure, il se familiarise avec son nouveau véhicule. Benoît Dervaux, documentariste expérimenté et cadreur des films des frères Dardenne, arpente le plateau caméra à l’épaule ; il est venu glaner quelques images pour le making of du film. Tout se passe toujours dans le plus grand calme. Prêt pour la première prise. Le puissant véhicule s’avance, il s’immobilise. Les deux malfaisants sortent de l’ombre et braquent le chauffeur, dont le visage prend une drôle d’expression mi angoissée, mi goguenarde. Mais le frein à main de l’auto est insuffisamment serré. Le véhicule bouge. « Coupez », on la recommence ! Le temps de remettre tout en place, Lucas Belvaux rejoint d’un pas tranquille les comédiens pour préciser certaines intentions. La nuit s’annonce longue mais cela ne semble pas stresser le comédien réalisateur dont le calme apparent impressionne un peu plus à chaque film.
Pierre Duculot