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Un honnête commerçant de Philippe Blasband

Publié le 01/09/2002 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Le visage ordinaire du mal

Romancier, nouvelliste, dramaturge, scénariste et l'on en passe... Philippe Blasband est également titillé par les virus de la mise en scène (il en a pratiqué plusieurs au théâtre) et du cinéma (monteur de formation, il a trois courts métrages à son actif de réalisateur). Le voici aujourd'hui aux commandes de son premier long métrage. Comme on aime l'homme de lettres, on attendait ce film avec intérêt. En se jouant des rayonnages bien rangés du film de genre, il nous livre un polar psychologique à huis-clos, une partie carrée de manipulations tous azimuts sur les thèmes de la morale et de la conscience qui lui sont chers. Et Blasband aime les faux-semblants, les histoires à tiroirs, les trains qui peuvent en cacher d'autres.

Un honnête commerçant de Philippe Blasband

La salle d'interrogatoire d'un commissariat de police. Sur la chaise des suspects, Hubert Verkamen, commerçant. Les pandores le tiennent pour l'un des plus importants trafiquants d'héroïne du pays, et le soupçonnent d'avoir participé au massacre de la famille d'un de ses associés, deux jours plus tôt. Ce caïd est avant tout un cas, car rien ne prédisposait cet ancien fonctionnaire rangé, sans antécédents familiaux ni sociaux, à se métamorphoser en pointure du milieu.En outre, impliqué dans de multiples affaires, interrogé vingt-trois fois, il ne s'est jamais fourvoyé, il n'a jamais craqué ni rien avoué. "Je suis un honnête commerçant", répond-il à toutes les accusations.

 

À ce point du scénario, les spectres de Lino Ventura et de Michel Serrault dans Garde à vue hululent aux oreilles du spectateur cinéphile en agitant leurs chaînes. D'autant plus que Blasband lui-même joue à plaisir de la ressemblance: l'interrogatoire se passe dans des conditions hors normes, dans un commissariat quasi vide (ici parce que c'est dimanche, là-bas pour cause de réveillon de nouvel an) ; en inspecteur primaire, Serge Larivière dérape, comme Guy Marchand, etc. Mais il serait dommage de s'arrêter à ces similitudes formelles. Les deux films ne poursuivent pas les mêmes objectifs et ne travaillent pas le spectateur de la même manière. Chez Claude Miller, tout tourne autour de l'ambiguïté du personnage joué par Serrault. Jusqu'à la fin, on cultive le doute sur la culpabilité du notaire de province. Chez Blasband, dès la première seconde, on sait que l'homme assis sur la chaise des interrogatoires est bien la sanglante crapule qu'il prétend ne pas être. La dynamique du film en est transformée. De même, le duel de deux grands acteurs est évacué au profit d'une triangulaire entre des personnages moins "profilés" : le truand a tout sauf le parcours et le profil du gangster, la commissaire, diplômée en psychologie, est marquée par la difficulté d'imposer sa personnalité dans un milieu machiste sans jouer les terreurs, et l'inspecteur, militant socialiste et délégué syndical, est un peu usé par l'exercice quotidien de l'honnêteté. L'interrogatoire devient un affrontement tortueux où l'on joue sur les failles plus que sur les forces et, malgré son cynisme, Verkamen n'est pas le moins vulnérable.

 

L'intérêt, ici, n'est pas de savoir si ce dernier est coupable, ni même s'il va s'en sortir ou comment il sera piégé. Il réside dans la découverte progressive de sa personnalité. Comment ce personnage à la vie ordinaire, ancien petit fonctionnaire, peut-il devenir sans états d'âme un criminel endurci, asocial et sanguinaire ? Petit à petit, à l'aide de nombreux flash-back, on découvre le comment et le pourquoi de sa métamorphose, les raisonnements biaisés par lesquels il évacue sa responsabilité. On se rend compte que, dans sa tête, rien ne le distingue fondamentalement d'un honnête homme et que le trafic, de drogue ou d'êtres humains, n'est pas autre chose que la logique marchande capitaliste portée à son point d'accomplissement. On reconstitue l'histoire de sa vie: son côté dépressif et ses malheurs avec les femmes qui le poussent dans les bras du vieux truand Louis Chevalier (Philippe Noiret). La relation maître-élève qui se développe entre eux est d'ailleurs une des belles idées du scénario. Le symbolique « meurtre du père » n'est en rien une fin, et le fantôme du vieux bandit qui vient ensuite conseiller Verkamen est l'image même de l'enseignement d'un mentor. Une fois intégré, il ne nous quitte plus jamais.

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