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Sur le tournage d'un honnête commerçant

Publié le 01/10/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

"Karl Kraus avait raison de penser que la pire espèce de mal est l'accoutumance au mal et que la tolérance dont bénéficie la corruption est une chose plus grave que la corruption elle-même."

Jacques Bouveresse.

 


Un honnête commerçant

Interrogatoire


Vous aimez Howard Hawks ? Mouais, Rio Bravo, Rio Lobo, Rio Dorado, heu, El Dorado. J'adooore, Giga ! Et Faulkner, le mec à l'épi de maïs dans Sanctuaire, Woofti quel polar ! Putain, ça m'a scié ! Sur le tournage de la Terre des Pharaons, en Egypte, Hawks avait fait venir Faulkner à l'Hôtel Mena House. Un mois plus tard, Harry Kurniz, le producteur exécutif, est secoué de convulsions. Hawks se précipite et s'aperçoit qu'il s'agit d'un fou rire. Kurnitz, entre deux hoquets, lui tend une feuille en lui disant : " Lisez la seule contribution au scénario de William Faulkner après quatre mois de labeur : " Dialogue. Le pharaon : Alors..., comment ça marche le boulot? ". Voilà qui a peu de chances d'arriver à Philippe Blasband, auteur prolifique de romans (De cendres et de fumée, l'Effet cathédrale, deux récits kaléidoscopiques publiés chez Gallimard, ainsi que de Max et Minnie), de pièces de théâtre (Jef, Pitch, etc.) et de nombreux scénarios dont ceux d'Une liaison pornographique et de Thomas est amoureux.
Et pourtant, Philippe Blasband a toujours voulu faire du cinéma. Trois obstacles majeurs l'ont obligé à entamer, avec retard, le parcours du combattant. D'abord sa facilité d'écriture, de conteur, qui le fait publier, à la fin des ses études de montage à l'INSAS, un premier roman très remarqué dans l'illustre maison de la rue Sébastien Bottin et qui se voit attribuer le Prix Rossel. Ensuite sa passion pour le théâtre où il porte la casquette d'auteur et de metteur en scène. Enfin le succès de ses scénarios auprès de ses amis cinéastes. Damned ! Mais c'est un homme orchestre ! Moui. Tant et si bien que débordant d'un flux narratif quasi ininterrompu, il ne lui restait plus qu'a écrire son propre film et à le réaliser, afin de soulager ses tiroirs à manuscrits. Pff ! C'est Amélie Nothomb Story que vous nous racontez là. Pas du tout ! Si Philippe Blasband a plein de manuscrits et file la métaphore comme Amélie Nothomb, il ne porte pas de chapeau, contrairement à l'auteur de Cosmétique de l'ennemi qui a décidé de ressembler à une icône de Philippe le Bon à la cour de Bourgogne.

 

Examen

 

Rodange. Grand-Duché de Luxembourg. Ecole Naiwin. Rue de la Gendarmerie (ça ne s'invente pas). Onze heures du mat, un mardi d'août à la chaleur caniculaire. Dans la salle de gym de l'école, débarrassée de ses attributs sportifs, l'équipe de Un honnête commerçant termine la mise en place d'une séquence complexe. La salle est haute de plafond et le parquet grinçant fait travailler certains techniciens en chaussettes. L'Arriflex 35mm, placée sur une dolly Chapman et flanquée d'un minuscule écran vidéo permettant au pointeur de saisir la globalité du plan, cadre Hubert Verkamen (Benoît Verhavert), en complet veston gris, assis sur une chaise, de profil et à contre-jour. " Je n'ai jamais, de près ou de loin, participé à la vente de substances illégales ", déclare-t-il d'un ton ferme. Debout, l'inspecteur Bex (Yolande Moreau) se penche vers lui : " C'est de notoriété publique, monsieur Verkamen, vous vendez de l'héroïne, de la cocaïne et du crack. " Sans se démonter, Verkamen réplique : " Vous avez des preuves pour étayer votre délire paranoïaque, chère Madame ? pardon, Mademoiselle ? " Assis sur le coin du bureau, l'Inspecteur Denoote intervient : " Nous attendons votre première erreur pour vous coffrer ! " La séquence se termine par un plan subjectif lorsque Monsieur Chevalier (Philippe Noiret), tout de blanc vêtu, intervient. Poussé sur un siège à roulette par Alexandre Bancel, il entre dans le champ et prodigue ses conseils à Verkamen. Deux perchistes assurent la prise de son reliés au Nagra d'Olivier Hespel qui l'enregistre. Virginie Saint-Martin, la chef op, apporte les dernières retouches lumière après les répétitions, avant la prise. Philippe Blasband, qui a observé toutes les répétitions le casque sur les oreilles avec un calme olympien, lance le fatidique : " Action ". Six prises.

 

Benoît Verhavert

"J'ai fait la voix off de Thomas est amoureux, nous précise Benoît Verhavert, ajoutant pince-sans-rire : C'est donc la première fois que je suis dans le champ ! Mon personnage n'est pas particulièrement sympathique mais j'essaye de le défendre. C'est intéressant de jouer des personnages négatifs en essayant de leur trouver des aspects positifs. Il faut que les spectateurs s'y intéressent. Il a des fragilités, c'est ce qui le rend humain. Je ne sais pas s'il sait lui-même ce qui le motive. C'est assez complexe. Ça part d'une forme de désespoir et du fait qu'il a envie de prendre des risques, de s'abîmer, parce qu'il ne croit plus en grand-chose.
Monsieur Chevalier est son mentor. C'est un personnage tout aussi négatif mais qui inspire d'emblée la sympathie. Je crois que Verkamen est séduit par ce monsieur qui devient son père de substitution. Verkamen a envie de le suivre et puis à un moment a envie de le dépasser. Ce qui est logique.
Pour Verkamen, la drogue est un bizness comme un autre. L'interrogatoire lui permet de faire le point. Il ne se posait plus de questions et tout à coup on lui en pose et il prend un certain plaisir à retracer son histoire et donc à faire le bilan. Il ne sort pas de cet interrogatoire comme il y est entré, il y a quelque chose qui se casse. Peut-être que sa chute sera sa rédemption, je ne sais pas ! C'est un interrogatoire très subtilement écrit parce que le principe de base serait que ce soient les policiers qui lui tirent des informations alors qu'en fait c'est lui qui, à leur insu, obtient des informations. C'est une belle partie d'échecs."

 

Blasband

 

"Quand on fait une histoire policière il y a automatiquement des implications morales. Simplement, un polar est basé sur la frontière entre la légalité et l'illégalité, entre ce qu'on peut faire et ce qu'on ne peut pas faire. Ce sont des codes sur lesquels on joue. Une histoire policière est peu prétentieuse, légère, et c'est cela qui m'intéressait. Ce qui n'empêche pas que n'importe quelle histoire policière, Pulp Fiction ou n'importe quel roman policier, ait des implications morales, politiques, judiciaires et souvent métaphysiques. Mais c'est par surcroît. Lorsqu'on aborde des sujets graves, il vaut mieux se servir d' une forme légère. Cheminement du personnage. Comment on amène ce personnage petit à petit dans l'illégalité qu'il assume. Pour apprendre quelque chose il faut l'assumer. Dans le film, un comptable travaillant au service des contributions devient petit à petit trafiquant de drogue. Il se dit qu'il va blanchir de l'argent tout en restant comptable. Mais c'est trop tard, il a déjà mis le pied dans l'engrenage. Ou il se fait tuer ou il continue. Il rencontre Chevalier et il y a transmission, enseignement, avec ce que cela suppose : à un moment il faut tuer son maître ou il vous écrase. D'ailleurs, un bon maître provoque cette rupture avec son élève. Pour revenir à tes propos sur la banalité du mal, on explore pas une part cachée de soi-même, les êtres humains sont capables du meilleur comme du pire. Ce sont les gens qui résistent au mal, par exemple les Allemands qui ont résisté au nazisme, qui sont des gens exceptionnels. La norme, ce sont les gens qui se laissent entraîner dans un massacre, petit à petit. Si c'est bien fait, c'est un engrenage dont on ne peut sortir que si on a la force, la volonté morale. Le stade ultime du capitalisme sauvage, c'est la drogue. Ce genre de capitalisme-là a besoin de lois et d'interdictions pour les contrecarrer, pour aller au-delà et ne plus avoir aucun frein : la drogue, la prostitution, le crime. Dès qu'on dérégularise le capitalisme, il se mord la queue. C'est un système qui peut aller jusqu'à l'absurde. Dans n'importe quelle société on essaye de contourner les lois le plus loin possible, de tester les limites. Mais c'est dans la logique capitaliste de se trouver dans des activités qui ne sont pas contrôlées par la loi comme la drogue ou les flux financiers dans des places off-shore. C'est encore un pas de plus."

Le réalisateur s'interrompt pour manger une tranche de melon en offrant à votre serviteur de l'accompagner dans ses agapes. " C'est mon premier long métrage, conclut-il, sluuuurp - et qu'il y ait peu de personnages est plutôt rassurant. De par ma formation théâtrale, j'aime bien et je maîtrise mieux une histoire avec unité de lieux, peu de personnages, etc. C'est comme la musique de chambre par rapport à la symphonie. En théâtre, je fais de petites pièces d'une heure et demie avec très peu de comédiens. Tu me demandes pourquoi j'ai choisi Philippe Noiret. C'est simple : à cause de Coup de Torchon de Tavernier ou Masques de Claude Chabrol. "

Un honnête commerçant

35mm, couleur, 90'
Scén. et réal. : Philippe Blasband. Image : Virginie Saint-Martin. Son : Olivier Hespel. Mont. : Erwin Ryckaert. Int. : Benoît Verhavert, Philippe Noiret, Yolande Moreau, Frédéric Bodson, Serge Larivière. Prod. : Artémis Productions, Samsa Films, Média Services, RTBF, Wallimage, avec l'aide du Centre du cinéma et de l'audiovisuel de la Communauté française de Belgique et du Fonds national de soutien à la production audiovisuelle du Luxembourg.

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