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Altiplano de Jessica Woodworth et Peter Brosens

Publié le 07/11/2009 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Sans images, il n’y a pas d’histoire

Ample et lyrique, construit autour d’une riche et profonde réflexion sur la nature et le rôle des images, Altiplano tisse les quatre coins du monde dans la même matière vibrante, mouvante et habitée, et réenchante le réel à mesure que ceux qui l’habitent tentent de le préserver de ceux qui le dévastent.

Altiplano de Jessica Woodworth et Peter Brosens

Dans Kadhak, leur premier long métrage qu’ils cosignaient déjà, Brosens et Woodworth filmaient, en Mongolie, la révolte d’un peuple dessaisi de son lien à sa terre exploitée par des voisins frontaliers, industrieux et capitalistes. Altiplano creuse ces thématiques. Autour d’un petit village sur le haut plateau d’Amérique du Sud, le film tisse de nombreux récits dans sa trame vaste et large comme les jupes de Saturnina. Cette jeune femme, que son prénom marque d’une destinée tragique, vit dans ce village où tous les habitants sont, peu à peu, empoisonnés par des fuites de mercure qu’une usine minière de boursicotiers étrangers laisse couler le long des flancs des collines. Inconscients du danger que recèle le métal brillant et fascinant comme l’argent, tous le manipulent, s’en servent comme d’un bien précieux à offrir à leur dieu.
Et tous tombent peu à peu malades. Comprenant ce qui se joue, le village se révolte, tente de lutter, et entre en guerre, pour protéger sa vie et sa terre. Mais c’est Saturnina qui portera la révolte jusqu’au bout, sans céder, guerrière sauvage, droite et magnifique.
Autour du personnage de Grace, reporter de guerre en Irak qui paie le prix d’une photographie qui n’aurait pas dû, selon elle, exister ; autour de Max, son mari chirurgien qui rend aux plus pauvres la vue sur les hauts plateaux ; autour de la caméra de Max ; autour d’une statue de vierge brisée en mille morceaux qu’un sculpteur aveugle reconstruit tout au long du film ; autour du portrait des morts qu’ici on porte en signe de deuil et qui coulent à flot ; autour des églises peuplées de fantômes et de musiques, des offrandes aux morts et aux vivants d’une abbaye déserte ouverte au quatre vents ; autour des mots superbes de Saturnina qui hurle, face caméra, sa révolte, Altiplano décline une profonde réflexion sur le rôle des images aujourd’hui et sur leur manière de hanter le réel. Et le film semble reprendre à son compte les mots de Saturnina : « Sans images, il n’y a pas d’histoire ». Mais il faut entendre ici dans le mot « image », tout aussi bien l’image enregistrée par une caméra ou un appareil photo, que l’image mentale et l’image symbole. Tout comme il faut entendre ici dans le mot histoire, l’Histoire, mais aussi toutes les histoires du monde. Car au fond, sans image, pas de témoignage, pas de symbole, pas de monde nourri et habité de nos imaginaires, imaginaires qui ne nous appartiennent pas, mais nous habitent et nous nourrissent.

Toute la grammaire cinématographique d’Altiplano emprunte d’une part au théâtre par le jeu des symboles et des masques, en privilégiant la frontalité et des plans séquences attachés souvent à la durée réelle des actions, en tournant autour de personnages immobiles dans une nature presque en décor. Son image magnifiée, très travaillée et colorée, joue sur les blancs et les noirs, les contrastes et la luminosité. Le récit va et vient entre plusieurs histoires qui se nouent autour de Saturnina. Ces déconstructions chronologiques, ces alternances de durées retissent du temps intérieur et construisent un monde où tout se mêle.
Hypnotique, le film d’autre part se meut dans de longs mouvements de caméra, des travellings le plus souvent panotés à 190 degrés, voire à 360 degrés, de très grands plans d’ensemble qui dévoilent les personnages dans des paysages secs, immenses, mythologiques. Peu à peu, Altiplano déploie un monde tressé et habité de symboles et d’esprits, un monde archaïque et ancestral comme celui de Médée que Jason trahira chez Pasolini, un récit, mêlé de rêves et de surnaturels, de plus en plus légendaire.
Il est des films que l’on trouve trop longs parce qu’on s’y ennuie. Mais l’ennui au cinéma est aussi l’épreuve d’une durée qui se fait sentir différemment. Le cinéma est ainsi, est aussi, le moment où une altérité s’éprouve dans un temps autre que, nous, spectateurs, devons expérimenter. Godard disait d’un plan qu’il n’est jamais ni trop long ni trop court, mais que sa durée est ou n’est pas juste. Alors Altiplano est d’une telle amplitude et d’une telle richesse qu’il mériterait de s’étendre au moins une demi-heure de plus pour nous hypnotiser jusqu’au bout et laisser à toutes ses images le temps d’infuser en nous.

Sortie le 25 novembre. Avant-première à Charleroi au Parc, du 4 au 10 novembre.

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