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Jessica Woodworth à propos d'Altiplano

Publié le 01/05/2009 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

« L’apathie est un crime  » 


Après un premier long métrage très récompensé, notamment du Lion d’Or à Venise, le second film de Jessica Woodworth et Peter Brosens sera présenté cette année à la Semaine de la Critique cannoise.

Quand on lui demande de nous résumer le film à peine terminé, Jessica Woodworth rit : « Impossible ! ». Et l’on ne s’en étonne pas vraiment après avoir vu Khadak. Leur premier long métrage de fiction, réalisé en 2006, était un long poème visionnaire qui se déroulait en Mongolie. Tout le cinéma de ces deux cinéastes venus du documentaire s’érige justement contre les simplifications scénaristiques et tend à être une expérience, une rencontre, presque une vision. Pour nous indiquer quelques voies de traverses, la réalisatrice utilise des expressions qui laissent déjà libre cours à une rêverie : « Grace, une photographe de guerre, perd son âme en Irak, son époux médecin est un idéaliste qui rend la vue aux gens atteints de cataractes dans ces régions très isolées des Andes »... il y a aussi Saturnina que Grace va rencontrer « de manière spirituelle ». Et puis, tout en gardant son calme, douce et posée, Jessica Woodworth, s’engage, s’enrage et nous dévoile peu à peu son regard, une manière d’appréhender le monde et le cinéma, indissociable.

Jessica Woodworth à propos d'Altiplano

Cinergie : Pourquoi avez-vous changé le titre de ce film qui s’appelait « Fragments of Grace » ?
Jessica Woodworth 
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Parce que c’est un seul mot qui nous semble ouvert, mystérieux, qui invite à une contemplation très subjective sans orienter la lecture du film vers l’un des personnages. La traduction ne se pose pas : « Altiplano » est un mot espagnol qui veut dire « haut plateau », et qui désigne très précisément le plus grand plateau du monde, après celui du Tibet, qui se situe au-delà de 3000 mètres d’altitude, et commence en Bolivie, traverse le Sud du Pérou et passe par l’Argentine, le Chili et l’Equateur. Nous avons créé, dans l’Altiplano péruvien, un village fictif, mais authentique, qui représente une situation universelle, une problématique qui existe partout.

C. : Laquelle ?
J.W. : Le film se base sur une situation réelle, un village des Andes tout près d’une exploitation minière qui a été frappée par une contamination au mercure : des containers qui se sont renversés. Les autorités n’ont pas réagi tout de suite, ni eux, ni la société minière américaine responsable. Les gens ont ramassé le mercure, l’ont brûlé ou l’ont gardé sous leurs lits, par exemple, mais ça s’évapore très lentement. C’est là, mais invisible. C’est un empoisonnement fatal.

C. : Vous avez produit vous-même votre film. Pourquoi ?
J.W. : On nous l’a beaucoup déconseillé, mais nous voulions avoir notre mot à dire. Il n’y a qu’en étant producteur qu’on sentait que nous pourrions garder notre indépendance. Finalement, c’est allé assez vite. Tout le monde a dit oui. Mais nous avions prouvé que nous pouvions travailler des thématiques difficiles et sensibles tout en gérant une équipe dans le désert ! Et Peter avait déjà tourné en Equateur.

C. : Vous connaissiez déjà le Pérou ?
J.W. : Non, pas le Pérou à proprement parler. J’ai appris l’Espagnol, on a vécu à Cusco, on a fait des milliers de kilomètres pour chercher ce village. Peter avait commencé son œuvre de documentariste en Equateur, et il avait aussi travaillé dans les banlieues de Lima, mais les hauts plateaux, c’est un terrain que nous connaissions bien déjà. Nous avons passé beaucoup de temps au Pérou ces deux dernières années. De mon côté, j’ai lu quelques bouquins, dont un, qui racontait le tremblement de terre de 1970. J’ai très vite été fascinée et passionnée par cet endroit. J’ai ensuite commencé à faire des recherches sur les ophtalmologues qui travaillent bénévolement dans des cliniques itinérantes. J’ai rencontré un Belge à Anvers qui nous a raconté toutes ses histoires au Pérou, ses frustrations, les questions éthiques qui l’ont traversé lorsqu'il a été confronté à des situations difficiles. Il rendait la vue aux gens dans les Andes et passait son temps à se bagarrer avec le gouvernement ou la douane. J’étais fascinée par ces récits de vies, ces gens poussés par des démarches très idéalistes qui se confrontent à des situations précaires et politiques.

C. : À quoi cela est-il dû, selon vous ?
J.W. 
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En fait, c’est du racisme. Pour les classes dirigeantes, ces pauvres Indiens de langue quechua comptent pour rien, elles s’en fichent. C’est un racisme très profond, très ancré dans la société.

C. : C’est une hostilité que vous avez particulièrement ressentie ? Le tournage a été difficile ?
J.W. 
: Contre nous personnellement, non. Les gens sont très chaleureux. J’ai passé beaucoup de temps chez eux, je connaissais bien les femmes par exemple. Pendant le tournage, on a eu des soucis et on a dû s’arrêter : les gens qui ne travaillaient pas sur le tournage se sont retournés contre ceux qui travaillaient avec nous. Nous avons eu des problèmes avec la douane. Ils n’ont pas laissé passer la caisse de maquillage, qui a été bloquée et renvoyée en Belgique, par exemple. On a reçu le matériel pour tourner, la veille du tournage, ce qui est très dangereux et aléatoire. Nous n’avons pas pu le nettoyer, le tester. On tournait le matin à 4h, et on a tout reçu finalement la veille, à dix heures du soir !
Tout peut basculer en un instant. Sous la surface, il y a une rage, surtout envers les autorités. Nous étions une équipe énorme, parfois près de 200 figurants, et l’équipe comptait au minimum 65 personnes. Beaucoup d’entre nous sont tombés malades, des problèmes de santé dus à l’altitude. Il y a eu une journée de manifestations et tous les étrangers devaient rester à l’hôtel par mesure de sécurité. Pour éviter tous les dangers, nous n’avons pas pris de risques.
Dans cette région, les conflits sont presque quotidiens, des gens dans des communautés isolées prennent les armes et provoquent les compagnies minières. Ce que fait Saturnina.

C : Altiplano semble une réflexion autour de la création des images ?
J.W. : Nous voulions que notre personnage principal crée des images parce que ce sont les positions éthiques prises par ceux que nous voulions questionner. Il y a une scène où la protagoniste principale, photographe de guerre, renonce à sa profession parce qu’elle a fait, pour elle, une photographie qui ne devrait pas exister. Sur ce point, elle rentre en conflit avec son mari, Max, médecin, qui la condamne de ne pas laisser vivre sa photo. Elle se dit que pour elle, c’est terminé, qu’elle ne prendra jamais plus une photo. Mais après tout le film, elle retrouve cette nécessité, cette obligation de repenser à son rôle en tant que femme, que photographe, qu’être humain. Ce sont les questions qui agitent notre travail et elles sont portées par nos trois protagonistes. Plus même, parce qu’il y a aussi un sculpteur, aveugle, qui tente de recréer la sculpture de la Vierge, qui, au début du film, tombe et se casse.Tout au long du film, il tente de reconstituer cette image. Sans elle, les gens sont privés de quelque chose, d’un espoir. En Amérique Latine, on porte les portraits des disparus. Le moment où la rage de Saturnina se brise, c’est quand un soldat péruvien s’empare du portrait de son fiancé qui est mort de cet empoisonnement au mercure et le lance. Comment l’image peut être utilisée, ce qu’elle porte, en quoi elle est essentielle, ce qu’elle représente, ce sont des questions qui nous agitent. Il faut poursuivre ces questions importantes, surtout aujourd’hui où la production d’images est colossale. Cela nous rend dingues, tous ces films qui sortent et qui ne traitent d'aucune question importante, ou alors, ils sont misérables, sans aucun espoir, sans lumière. Ça coûte tellement cher de faire un film ! Pourquoi foutre de l’argent là-dedans ? Il faut que les cinéastes osent aller plus loin, non seulement dans les questions qu’ils abordent, mais aussi dans la forme. On a besoin de plus de courage. Le cinéma est un art tout jeune, il y a encore tant de choses à expérimenter, à inventer ! Mais le marché dicte ses lois et le cinéma est en danger aujourd’hui, tellement moins subversif que dans les années 70 !

C. : Ou que dans les années 30 ! L’impertinence d’un Lubitsch, ça ne court plus les rues.
J.W. : Mais oui, voilà ! Ceux qui financent veulent une histoire, le processus de financement commence par l’histoire. Mais le cinéma est au-delà d’une histoire ! Comment parler du son, des silences ! Il n’y a jamais de place pour les silences dans un scénario, et nos plans séquences qui durent 4 minutes se transforment en une phrase. Ça ne marche pas ! À moins de s’appeler Gus Van Sant, Tarantino ou Lars Von Trier !La dictature de l’histoire tue tout. Le rationnel tue le marché. L’être humain n’est pas rationnel. Le pire, c’est l’apathie. L’apathie est un crime. Regardez la nouvelle génération au Cambodge qui ne veut pas savoir la vérité sur les Khmers. Les jeunes ne veulent plus rien savoir, ils s’en foutent ! Et puis le monde est tout petit ces jours-ci. Si tous les jours, en Amérique du Sud, il y a des affrontements violents, c’est à cause du marché, de la bourse, des prix d’or des ressources minières. Notre industrie provoque des catastrophes. Tout est lié, on est tous liés. La mort d’Omar en Irak est liée à la chute de cette statue dans ce tout petit village au fin fond du Pérou. Ce sont deux chutes totalement en lien. Les cinéastes, même s’ils ne vont pas tourner à 5000 mètres au Pérou, devraient faire preuve de plus de courage. C’est notre obligation : faire de notre mieux en tant que cinéaste. Si, dans notre film, il y a quatre morts tragiques, il y a une vraie beauté, un vrai espoir, une rédemption, tangible. Si on était cynique, on ne ferait pas de cinéma.

C. : Vous vous considérez comme des cinéastes engagés ? Militants ?
J.W.
 :Engagé, oui, à tous les niveaux. Le guide de Grace s’appelle Omar. Il est sunnite. Aujourd’hui, des gens qui s’appellent Omar en Irak sont tués par des Chiites. C’est vrai, c’est une situation qui a lieu. On ne l’explique pas dans le film. Mais il s’appelle Omar. On ne peut pas parler de l’Irak sans s’inscrire dans du politique. Le monde aujourd’hui est très complexe. Nous ne voulions pas simplifier les choses et nous n’avons pas peur de cette complexité. Grace est musulmane, elle est mariée à un Belge catholique, cette complexité est riche. Militant… on va voir comment le film résonne au Pérou. Il y a des militants dans le film et Altiplano traite d’un sujet d’actualité, mais nous ne sommes pas naïfs
Un film ne va rien changer : la société minière au Pérou responsable de cette catastrophe ne va pas être traînée devant les tribunaux ! Mais ce qu’on peut faire, c’est faire penser les gens, leurs donner une vue plus particulière sur notre humanité, notre destin collectif et notre responsabilité collective. Que les gens y pensent un peu, c’est déjà ça. Et puis, nous ne sommes pas didactiques dans notre engagement. Nous ne voulons pas simplifier les choses. On ne condamne ni les uns ni les autres. On montre ces gens sous des angles différents. Des soldats qui dorment dans un bus, des jeunes gens endormis, innocents puis, ce sont les mêmes qui font face aux villageois en lutte. On les regarde de différentes perspectives. Nous sommes très dédiés à la forme, à l’esthétique.

C. : Formellement, comment se construit Altiplano ?
J.W. : Cette fois, nous sommes allés plus loin encore dans l’esthétique du plan séquence. Le film n’a que 250 images et il dure presque deux heures. Nous avons fait énormément de travellings, la caméra est presque comme un personnage, les mouvements évoquent une certaine tension, on travaille beaucoup à la nuque, dans de nombreuses compositions statiques où les éléments sont immobiles tandis que la caméra bouge. Des parties entières sont portées par la musique, qui n’est pas du tout une musique de fond. On a contacté Henryk Goreckipour sa troisième symphonie, et on a réussi à avoir les droits : on en est très heureux !

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