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Entevue avec Boris Lehman ou le mouvement de la vie

Publié le 01/02/2003 par Philippe Simon / Catégorie: Entrevue

Depuis Babel, des changements, une évolution
Boris Lehman par lui-même


Apres 1995, il y a eu un changement important. Je le dis dans le premier chapitre de mes entretiens filmés. Je dis que je n'ai plus envie de faire des films. Je vais continuer de filmer mais je vais arrêter de faire des Produits culturels comme pouvaient l'être Leçon de vie ou Muet comme une Carpe. Avant cela, je n'avais jamais remis en question ma façon de faire. Aujourd'hui je travaille plus sur une notion de série : par exemple une série sur les voyages, une série à partir de mon journal filmé, une série consacrée à des portraits (A comme Adrienne y participe). Je fais un cinéma de l'inachèvement en quelque sorte, un cinéma du non fini et qui n'entre plus vraiment dans un système.

Boris Lehman

 

Autre changement lié à ce qui précède. Quand je tournais Babel j'avais une équipe solide. Nous tournions tous les jours selon, non pas un scénario mais, un plan de travail assez construit, j'avais une vraie production tandis qu'aujourd'hui le plan de travail est devenu plutôt élastique et la production n'en parlons pas... Par contre je tourne plus et plus vite, j'accumule plus de matériel et je fais encore plus mes films avec mes amis. Ils prennent le micro ou la caméra et ils sont et ils font le film. Un film cela se fait avec les amis, pas avec de l'argent. Il y a la une démarche qui chez moi est devenue très consciente. Si avant je faisais du cinéma pauvre, il y avait néanmoins encore un semblant de production.

 

Maintenant j'en ai fini avec tout cela. Ce n'est pas directement une volonté de ma part, plutôt une évolution, les conditions dans lesquelles j'accepte encore de faire du cinema. Parce que le besoin de faire des images est toujours plus fort que d'arrêter. Et puis il y a mon nomadisme. Je voyage davantage que par le passé. Dans Babel, partir a été très difficile. Il m'a fallu presque dix ans de gestation pour quitter Bruxelles, aller au Mexique. Depuis effectivement j'ai beaucoup voyagé et d'autres films ont vu le jour, certains liés à cette idée de voyage.

 

Babel m'a aidé à partir, à me mettre en mouvement avec cet effet d'accomplissement personnel, de révélation de soi.Dans Babel, il y a comme la mise en place d'un parcours initiatique. Après, ma vie n'a plus été la même et, en comparaison, les films qui ont suivi apparaissent plus faciles, plus ordinaires. De là à dire que je suis conscient des nouvelles questions que pose mon cinéma, je ne sais pas. Je pense qu'il y a toujours une certaine prise de risque, une mise à l'épreuve de moi- même qui est aujourd'hui sans doute plus physique, plus basée sur le corps puisque mon corps est à l'écran et qu'il vieillit. Je ne parle pas de vieillesse ni d'être vieux mais du travail du temps, du saut de l'âge avec cette disparition, cette perte des amis et ce sentiment de se rapprocher de la mort.

 

Ma vie racontée par mes photographies

 

Histoires de ma vie racontée par mes photographies

 

Mon dernier film, Histoire de ma vie racontée par mes photographies est certainement d'un ton plus grave. Mais cette gravité n'est pas préméditée. Elle a surgi en cours de montage, quand le film s'est construit. Et puis elle est déjà tout entière dans mon usage de la photo qui sert de prétexte au film. La photo est à mon avis fort liée à la fixité, à l'immobilité, elle s'oppose au mouvement du cinéma, de la vie. Si je schématise : cinéma animé égal vie, photo fixe égale mort. C'est trop simple évidemment mais il y a là un sens, une piste, l'amorce d'un scénario. La tentative du film tient dans ce désir de redonner vie à des photos qui sont mortes. Elles sont enfermées dans un album, dans une armoire, personne ne les voit. Le film fait en sorte que je les tire de l'oubli pour les montrer. Mais je ne les montre pas à la caméra, je les montre à ceux que j'ai photographié et je filme cet instant où ils se souviennent et se racontent à partir des photos. Je filme de nouvelles rencontres car mon usage de la photo appelle le présent et c'est cela qui est important. Mes photos fonctionnent comme médium et pas comme objet d'art. J'aime cette idée du bout de papier où quelqu'un se reconnaît ou pas ou reconnaît quelqu'un d'autre.

 

A comme Adrienne

 

Ce bout de papier est dérisoire, il peut devenir indéchiffrable, brûler, être détruit. Quelle importance, ce qui importe c'est la vie et c'est cela que je filme. Petite remarque : Ma vie racontée par mes photographies fonctionne sur une construction assez proche de celle de Babel. Chaque scène entraîne la suivante qui a son tour entraîne la suivante. Le film avance un petit peu comme la tortue, c'est-à-dire très vite. Bien sûr, il y a beaucoup d'arrêts, beaucoup de départs mais finalement la tortue arrive avant le lièvre. Et bien, la construction du film, avance de la même façon parce que quand je filme je tiens toujours compte de ce que j'ai filmé auparavant pour filmer après.


Une méthode qui se répète et se peaufine

Je travaille sans scénario, sans garde fou, sans ce guide préparé qui me dit quoi filmer. C'est pourquoi je filme tout le temps des fragments de ma vie, parfois un rien reconstitués, parfois pris directement dans l'instant du vécu. C'est mon scénario minimal. J'accumule des instants filmés ou à filmer et puis avec le temps et seulement avec le temps, ces instants deviennent une partie d'un film. Très souvent je trouve d'abord le titre et le mouvement du film se focalise autour de lui. Je travaille à l'intuition. Quand on me dit que mes films sont très construits, très prémédités, je ne sais que répondre. Lors de sa fabrication, un film avance d'abord dans tous les sens comme si justement il cherchait son sens et puis il y a ce moment particulier où je dois choisir une direction parmi celles que le film propose. Une fois cette décision prise, je m'y tiens et j'organise les fragments déjà filmés à partir d'elle. Il y en a que le film rejette, c'est pourquoi j'ai besoin d'accumuler beaucoup de matière que le temps la travaille. C'est le travail du temps qui fait émerger un thème, un sujet, un titre. Par exemple Homme portant, un film que j'essaie de terminer pour la rétrospective de Beaubourg, est un thème qui me poursuit depuis plus de vingt ans. Je porte des sacs, des boîtes de films et cette action je la filme. Je ne la filme pas parce que je vais faire un film qui va s'appeler Homme portant, je la filme parce que c'est un moment de ma vie, mon scénario minimal. Ainsi le titre m'est venu seulement il y a un an. Intuition ? A partir de lui, j'ai retrouvé plein d'images que j'avais déjà faites et j'ai cherché à voir si cela pouvait donner un film. Il y a des manques à combler, peut-être, je filme quelques séquences supplémentaires qui s'imposent mais le film naît de la matière accumulée dans la durée et à partir de ma vie.

 

Boris Lehman

 

Pour moi le cinéma est toujours allégorique ou métaphorique. Derrière la situation la plus banale, je veux ouvrir à la poésie, qu'il y ait quelque chose d'autre que le réel et ceci je le montre par la durée du plan, sa mise en scène, la composition du cadre, etc. Dans le même sens, la base sonore de mes derniers films, est le son synchrone, le son direct. Ce qui donne au film, un certain côté réaliste, voire naturaliste. Pour dépasser cela, j'installe une distance, par l'humour de la mise en scène, par quelques signes que je mets dans le film et qui montrent que ce que je fais est le contraire du documentaire, le contraire du réalisme, que tout tend vers la poésie, la fictionnalisation et l'imaginaire.

 

Premier prix, passage à la télévision, rétrospective, reconnaissance, consécration

Une rétrospective a Beaubourg, c'est vertigineux sans doute mais dans le même temps je la vis un peu comme un enterrement. C'est à la fois assez extraordinaire et un rien dérisoire. C'est pourquoi je ne veux pas y accorder trop d'importance, elle ne va pas changer ma vie, ni ma façon de faire du cinéma et je doute fort qu'elle m'aide a trouver un producteur pour la suite de mes films. Quand je parle de vertige, je pense aussi a cette quantité de matière qui m'écrase. Je vais présenter 80 films, ce qui est peu courant et malgré cela, je découvre qu'il restera plus d'une centaine de films non montrés. Tout montrer est devenu définitivement impossible, c'est vertigineux, comme une vie... C'est pourquoi je me suis donne un défi : montrer dix films non finis, non mixés, les projets comme des performances, avec des montages provisoires et moi qui les commente en direct. Je suis en train de préparer cela car je crois que c'est important de montrer le non fini, l'inachevé. Ce que je fais est une oeuvre toujours en cours... Dans ce sens la grande diffusion ne m'intéresse toujours pas. Je passe à la télévision mais il ne se passe rien dans ces projections. Il se vit plus lors d'une projection devant quinze personnes dans un appartement. Là je vois les gens, on discute on mange, il se passe quelque chose. La télévision c'est trente cinq mille spectateurs et cela après minuit et quart, c'est aussi vertigineux dans un autre sens. Qu'est-ce que je sais de ces personnes, j'aurais peut-être un retour, des gens qui me verront dans la rue et qui me diront on vous a vu à la télé et après...? Mon mode de diffusion est ailleurs, dans ce voyage qui consiste a aller vers les gens, vers l'autre. Mon cinéma c'est aller vers l'autre et le ramener dans ma boite de film. 

 

Conclusion

Boris Lehman et son équipe

 

Qu'est ce qui à changé? Je suis loin d'avoir épuisé les thèmes qui m'occupent depuis si longtemps et des nouveaux continuent d'apparaître, comme Homme portant ou Mes sept lieux. En même temps j'essaie de ne pas tomber dans une certaine routine, je ne veux pas trop me programmer, il faut que les choses surviennent de mon parcours, je ne veux pas les forcer, je pourrais le faire mais je n'ai pas envie. J'attends qu'elles viennent à moi avec parfois cette angoisse qu'elles surviennent trop tard. Il y a cette course contre le temps et ça me tient en éveil...

 

J'ai du mal a laisser un film se détacher de moi, a le laisser vivre sa vie. Cela en fait rigoler beaucoup parce que je considère le film comme quelque chose d'unique alors que c'est quelque chose qui peut être précisément reproduit et diffusé. Je considère pourtant chaque projection comme un acte théâtral où l'acteur doit être présent. La projection se dégrade aujourd'hui et j'ai envie de rompre avec ce phénomène de la consommation. Surconsommation culturelle à la quelle je résiste sûrement. Je ne veux pas qu'il y ait un film avant, après, pendant, cela me paraît inhumain. Donc la situation dans les festivals est catastrophique, style un film chasse l'autre, un film efface l'autre, je ne peux pas accepter un tel principe, personne ne peut accepter cela.

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