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Entrevue avec Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil pour Arbres

Publié le 01/02/2002 par Olivier Lecomte / Catégorie: Entrevue

Des journées entières dans les arbres

Quand la science rejoint le poème cinématographique, cela donne Arbres,le troisième film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Une invitation au voyage et à la rêverie où l'on cotoie l'arbre qui marche, l'arbre timide ou l'arbre fou. De quoi bousculer quelques idées reçues et nous réapprendre à voir l'univers qui nous entoure.

Entrevue avec Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil pour Arbres

Cinergie : Etes-vous des passionnés de botanique ?
Sophie Bruneau : Pas du tout. Je n'avais aucune sensibilité particulière aux arbres avant d'entendre une émission de radio sur France-Culture, L'Arbre, cet inconnu, où était invité le botaniste Francis Hallé qui deviendra, par la suite, un ami et notre conseiller scientifique. J'ai pris l'émission en cours de route, sans trop y faire attention, et tout d'un coup je me suis mise à écouter l'histoire de l'arbre qui marche, de l'arbre qui étrangle, de l'arbre qui communique... Je n'en croyais pas mes oreilles. Mon rapport à l'arbre en a été bouleversé. Avec Marc-Antoine, nous avons alors contacté Francis qui nous a longuement parlé de sa passion pour la forêt tropicale.

 

C.: Vous avez tourné aux quatre coins de la planète. Comment êtes-vous parvenus à obtenir le budget nécessaire pour mener votre projet à bien ?
Marc-Antoine Roudil : Cela s'est passé en plusieurs étapes. Nous pensions d'abord réaliser une série de portraits d'arbres de trois à cinq minutes. Notre dossier a suscité un intérêt énorme mais on s'est trouvé devant une impossibilité totale du point de vue financier. La série s'intégrait difficilement voire pas du tout dans la grille de programmes des chaînes de télévision. Nous avons ensuite envisagé un film sur la forêt suite à nos discussions avec Francis. Entretemps, le producteur de Pardevant notaire avait rencontré au festival de Marseille une chargée de programmes d'Arte qui prévoyait justement une soirée Thema sur les arbres. A partir de là, tout s'est passé très vite et nous avons opté pour un moyen-métrage d'une cinquantaine de minutes. Comme nous devions tenir compte de saisons et des conditions météorologiques dans certains pays, nous avons commencé à filmer avec seulement la moitié du budget réuni. Le reste est venu s'ajouter au fur et à mesure du tournage.

 

C. : Vous utilisez une méthode quasi socratique en partant des idées courantes que nous avons sur les arbres pour mieux en montrer la fausseté et aboutir à une vision plus complexe et plus riche...
S. B. : Le spectateur est effectivement amené à revivre les émotions que j'ai moi-même ressenties en écoutant l'émission de Francis. Après, je ne voyais plus les arbres de la même façon. J'irais même plus loin : une fois qu'on se met à regarder les arbres, qu'ils se mettent à vivre autour de nous, on se sent moins seul. C'est comme si on ouvrait la porte sur un monde nouveau. L'immortalité potentielle de l'arbre, son rapport si étrange à l'espace et au temps, ces " grandes différences et ses petites similitudes dans le rapport de l'arbre à l'homme " nous permettent de mieux saisir et de relativiser notre place dans le monde. Mais pour cela, il faut partir à la redécouverte de l'arbre. Or justement, le cinéma a cette capacité de familiarisation qui permet de revisiter le quotidien. Les arbres souffrent d'avoir été banalisés, ils nous sont devenus tellement familiers que nous ne les regardons même plus. Et pourtant nous les connaissons mal. Dans le film, nous avons essayé d'aller contre les idées reçues : les arbres ne sont pas nécessairement immobiles comme on le voit avec le palétuvier. Ils ont conscience d'eux-mêmes et de ce qui les entourent, ils peuvent communiquer entre eux, tel l'acacia qui produit un poison quand une girafe abuse de ses feuilles et qui avertit ses congénères du danger. Il y a des arbres pacifiques et non-violents mais aussi des arbres parasites comme le figuier étrangleur...

 

Faire parler les arbres

C : Sur le plan purement cinématographique, le film représente un beau défi. L'arbre, par sa taille, son " immobilité ", ne se laisse pas facilement tirer le portrait...
M-A.R. : Avec Antoine-Marie Meert, notre cameraman, nous nous sommes vite aperçus des difficultés, dès la première semaine de tournage faite d'essais et d'erreurs. On était partis avec des idées complètement folles, notamment en utilisant la " cinébulle ". C'est un engin absolument magnifique, une mini-montgolfière avec, en-dessous, une banquette où on s'installe pour filmer. Il n'y a aucun à-coup, on peut faire de magnifiques travellings à vingt centimètres du sol pendant des kilomètres, aller de haut en bas, etc. Le seul problème : l'appareil ne supporte pas le moindre souffle de vent. Comme nous voulions toujours des cadres très précis, il nous a fallu faire preuve d'énormément de patience pour réunir les bonnes conditions. Et nous avons dû parfois renoncer.
S.B. : Le défi consistait surtout à savoir comment filmer les arbres pour les rendre vivants. Comment les faire passer d'objets à sujets ? Nous avons utilisé toutes les techniques disponibles - steadycam, cinébulle, grue, travelling, plan fixe - mais avec toujours une seule idée en tête : quelle est la meilleure approche cinématographique possible pour faire parler cet arbre-ci ? Pour chaque histoire, nous avons fait des repérages afin de trouver la forme la plus adéquate, celle qui serait porteuse du contenu et permettrait au commentaire de rester le plus sobre possible. Les choses devaient être explicites dans le visible. Au fil de nos recherches, on s'est rendu compte que telle lumière révélait une facette cachée de l'arbre, que le vent l'animait d'une certaine façon, qu'un troupeau de chèvres ou un promeneur qui passaient créaient un rapport à l'arbre. Celui-ci, par contre, ne supporte pas l'image impropre. L'image tremblée, obtenue caméra à l'épaule, ne se justifie pas et finit par entraîner une gêne.

 

Un appel à la fiction

 

C :La séquence des séquoias, où vous jouez délibérément sur le hors champ, montre bien la distance qui sépare votre travail d'un simple rendu documentaire...
S.B. : Le gigantisme du séquoia défie tout cadrage. Avec la cinébulle, on aurait pu tourner un plan depuis le bas et remonter le tronc jusqu'au sommet. Mais cela reste purement informatif. Nous avions envie d'entrer dans la narration. En montrant uniquement les pieds des séquoias, on indique qu'on n'arrive pas à en prendre la mesure, tellement ils sont grands. Là, on bascule dans l'imaginaire. D'autant plus que nous suivons un enfant qui erre dans la forêt, notre fils Jules. On rejoint tout d'un coup l'univers des contes, Le Petit Chaperon rouge, avec la grande forêt sacrée inquiétante et fascinante à la fois.
M-A.R. :
Il y aurait un livre formidable à faire sur la vision de l'arbre dans le cinéma de fiction. En préparant le film, nous avons par exemple été étonnés de l'importance des arbres dans Sans toit ni loi d'Agnès Varda. Dès qu'on réfléchit deux secondes, pleine d'images viennent en tête, comme la séquence d'ouverture de Non ou la vaine gloire de commander de Manoel de Oliveira, celle des séquoias dans Vertigo...


C: "Quand on ouvre la tête d'un homme, on trouve souvent un arbre" dites-vous. Avez-vous été tentés d'explorer cette piste dans le film ?
S.B. : Cette phrase résume l'expérience directe que nous avons eu avec les gens quand on leur parlait de notre projet. On sentait chez les personnes une réelle empathie avec le sujet. Très vite, chacun se mettait à raconter une histoire d'arbre liée à sa trajectoire personnelle. Cela pouvait être l'arbre d'un cimetière, un arbre rappelant l'enfance, etc. Ce film-là, montrer comment l'arbre appartient au vécu et à l'imaginaire des gens, pourrait se faire, mais seulement dans un deuxième temps...

 

Une journée avec Michel Bouquet

C : Comment s'est imposé le choix de Michel Bouquet pour le commentaire ?
S. B. : Marc-Antoine et moi, nous souhaitions une voix d'homme mûr. L'idée était la suivante : il fallait que la voix ait pu faire l'expérience des histoires qu'elle raconte. Elle devait aussi pouvoir témoigner d'une certaine autorité. Je ne savais pas, alors, que Michel Bouquet avait fait le commentaire de Nuit et brouillard qui m'avait profondément marquée. Des phrases entières du film me trottent encore dans la tête. Le talent de Bouquet est entièrement au service du texte. Il sait faire passer les mots sans mettre en avant sa personnalité ou son ego d'acteur. C'est le texte qu'on retient, pas la performance. Nous avons dû travailler très vite. Pour Nuit et brouillard, l'enregistrement avait duré une semaine, ici nous devions tout mettre en boîte en une seule journée. Il faut savoir que Bouquet n'aime pas faire le récitant mais, comme le projet l'avait enthousiasmé, il a accepté. Dès que nous l'avons entendu lire le texte sur le baobab, nous avons su que nous avions fait le bon choix. Même si lui n'en était pas convaincu. Il a calé sur un passage plus léger, au point de s'arrêter et de nous dire : "C'est Luchini qu'il vous faut ! C'est un texte qui pétille, qui fait des bulles !". Nous avons quand même réussi à le convaincre de continuer. Et, après ce mini-conflit, nous n'avons quasiment fait qu'une seule prise pour le reste.

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