Elle a l'élocution facile, l'oeil pétillant de malice et la passion au bout des lèvres. Portrait tout en contraste d'une réalisatrice hyper-douée qui, préférant les plans aux images, se révèle moins paradoxale qu'il n'y paraît malgré sa fascination pour le risque, la provocation. En cela, elle ressemble à ces musiciens pour qui l'improvisation (tant en musique contemporaine qu'en jazz) représente autant un défi qu'un mode de vie. Et cela ne se limite pas au tournage : elle épuise ses monteurs ou monteuses en battant la mesure pour trouver le bon rythme d'une séquence, le tempo d'un plan.
Entrevue avec Ursula Meier
Toute de noire vécue, pantalon à fines rayures anthracite sous un pull échancré (entre minimalisme existentiel et romantisme exacerbé), comme sortie d'un film de Takeshi Kitano interprété par Takeshi Kitano soi-même, Ursula est née à Besançon, comme les frères Lumière ! Elle fait fondre un sucre dans sa tasse de café où flotte un nuage de lait. Un temps d'observation et de réflexion : " Quoi de neuf ? " (elle vide sa tasse avant d'attendre la réponse.)Miscellanées en vrac, suivant l'inspiration : "Une de mes arrière- arrière-grand-mères était pote avec une des soeurs de Courbet et il se fait que j'adore ce peintre de la provocation. On lui doit, tout de même, l'Origine du monde, que Lacan cachait derrière une peinture d'André Masson (rires). Mes parents sont assez cinéphiles, donc on regardait sur France3 le ciné-club de Patrick Brion. Mon premier choc cinématographique, poursuit-elle avec une expression intense, c'est l'Argent de Robert Bresson, quand il est passé à la télévision. J'ai eu un choc parce que je n'ai rien compris à ce film. Je m'en souviens parfaitement, j'étais très jeune, autour de quatorze ans. J'ai été complètement traumatisée. La façon de filmer les décors, la bande son, etc. J'ai compris qu'on pouvait faire du cinéma autrement. Je me suis dit : tiens c'est du cinéma, mais ça n'a rien à voir avec tout ce que j'ai vu jusqu'à présent, on peut faire des choses différentes avec des images et des sons, et j'ai compris que je voulais faire du cinéma.Vers quinze ans, j'ai travaillé l'été comme caissière, ce qui m'a permis de m'offrir une caméra vidéo et, avec une amie, on a tourné sur deux ans un long métrage que je n'ai jamais monté. Le problème de ce film est que le son est déguelasse. C'était un road movie autour d'un personnage assez aigri, genre Sans toit ni loi, mais il y avait un aspect documentaire que j'aimais bien.
Au lycée, j'étais dans une section scientifique. Je n'étais pas du tout une littéraire, je passais pour une matheuse ! J'ai commencé très tard à lire. Mais je savais que je voulais faire du cinéma. Ce sont davantage l'image et le son qui m'ont attirée au cinéma que l'aspect littéraire. Dans ma famille, mon père a fait de la peinture et ma soeur aînée les Beaux-Arts. On a donc un rapport beaucoup plus fort à l'image qu'aux mots. Tout mon parcours dans le cinéma est une découverte du langage. J'ai essayé L'INSAS, je me suis fait jeter à l'oral. J'étais en pleine crise mystique. - Ahr, Ahrrh ! O-ho " (non ce ne sont pas les onomatopées favorites de Charles Mason, l'astronome anglican du roman de Thomas Pynchon Mason & Dixon, ce sont celles de votre serviteur troublé devant cet instant béni où l'évangile de la raison capitule, au point de perdre le fil de la discussion qu'il rattrape de justesse, ou peu s'en faut, comme un fildeferiste au bord du précipice). Ursula en profite pour ajuster ses verres comme pour mieux voir son interlocuteur.
"A cette époque, je ne jurais que par Tarkovski, Dreyer, Bergman, poursuit-elle. J'étais à l'apogée de ma crise mystique. On m'a demandé quels étaient les cinéastes que j'aimais. j'ai répondu : ceux qui ont la foi ! Ils n'ont pas bien compris. À l'IAD, ils se sont marrés et ils m'ont pris. Ils m'ont remis les pieds sur terre. En me disant : un scénario c'est une histoire, des acteurs, l'assistanat, etc. Ça m'a vachement fait du bien. En première année, j'ai tourné un premier film en vidéo sans dialogue. Ce qui est bien, c'est que c'est une école qui ne t'impose pas de point de vue sur le cinéma. Ça m'a fait du bien d'être confrontée à l'assistanat, à l'argent. Le Songe d'Isaac, mon premier film, assume clairement ses références cinématographiques. C'est un film hyper-contrôlé. J'avais fait des dessins, la chef op. a composé des aquarelles. La bande son, je l'avais écrite sur partition. La lumière, chaque geste, tout était précis. Ça frôlait le formalisme mais ce sont les films limites qui m'intéressent. Pour moi, le montage, c'est de la musique. Le rythme, ce sont des attractions de plans. Ensuite, j'ai ressenti le besoin physique de tourner l'extrême inverse, de frôler le non-contrôle et j'ai réalisé Tous à table. Je l'ai produit avec les prix que j'avais reçus pour le premier. Il y avait un désir, une urgence à tourner. Et même si le film est maîtrisé, j'ai frôlé l'improvisation pure et dure. Mais j'étais vachement contente d'avoir atteint cette limite-là, un extrême au-delà duquel cela devient n'importe quoi. C'est un film en noir et blanc, caméra à l'épaule, où ça n'arrête pas de causer, de vomir des mots, alors que le Songe d'Isaac est quasi muet. Deux mois après, j'ai tourné Des heures sans sommeil. Il y avait deux styles qui se mélangeaient et parfois, se confrontaient. On a fini par trouver le bon tempo au montage. Pour Autour de Pinget, l'auteur d'Autour de Mortin me disait oui un jour et non le lendemain. Comme dans ses romans, tu vois. Il m'a laissée ruminer jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Il faisait ça avec tout le monde. Lorsqu'il a eu connaissance du projet, Jérôme Lindon, son éditeur, m'a prise pour une folle. J'ai décidé de construire le film sur une absence, à la manière d'Autour de Mortin, en jouant la multiplicité des points de vue. C'était devenu la seule manière de faire le film. Le seul souci, c'est que dans Autour de Mortin on apprend que l'écrivain est mort. J'avais donc le problème de la présence de Pinget. On s'est dit qu'on allait va quand même le filmer parce que cela n'avait pas été fait. On verrait ce qu'on ferait de ces images. J'avais l'idée de faire une interview ratée. On a fini par trouver une date en été mais Pinget est tombé malade, on l'a donc reporté à l'été d'après. Je l'ai rencontré à Tours lors d'un colloque qui lui était consacré et là je lui ai dit : soit vous me donnez une date maintenant, soit je ne fais pas le film . Il a ouvert son calepin et il a écrit une date, genre 11 heures, trois mois plus tard, en août. J'ai noté aussi et, en fait, il est tombé malade après et il est mort le jour qui était noté dans son calepin. C'est hallucinant ! Il est donc resté infilmable." Moui, elle se remet à siroter son café sucré. Est-ce cet innocent grain de café fortement torréfié par la maison Jacqmotte (arôme Moka) qui lui donne cette humeur badine ? La consommation abondante de cette substance provoque-t-elle la convivialité ?
"Denis Delcampe est tombé par hasard sur la cassette de Tous à table, poursuit d'une voix amusée Ursula qui se penche vers nous, pendant qu'on montait Des heures sans sommeil. Il a adoré et a voulu terminer le film qui n'existait que sous forme de maquette. Il a mis son Avid à notre disposition et on a terminé le montage en trois semaines. C'est, de tous mes films, celui qui fut le plus évident à faire et à monter, même cinq ans se sont écoulés entre le tournage et le montage. On n'avait jamais imaginé que le film aurait un tel succès. À Clermont-Ferrand, dans la grande salle de 1.500 personnes, les gens étaient morts de rire du début à la fin. Je n'aurais jamais cru que ça m'arriverait un jour."
"Mes projets ? " On dirait qu'elle en a plein son sac à malice et cela est ! " J'ai une série de documentaires que je tourne en avril sur un sujet de société qui se passe à Genève. Cela n'a absolument rien à voir avec ce que j'ai fait jusqu'ici . C'est pourquoi j'ai accepté. Pour moi c'est ça le cinéma : faire les choses autrement ! Frôler les limites de différentes choses.
Contrairement au cinéma français, j'aime le flash-back. Dans Des heures sans sommeil, on joue avec les limites. On ne sait pas si ces personnages qui dorment rêvent, font des cauchemars ou si ce sont des flash-backs. Tout se mélange. " Inutile de préciser qu'Ursula est fan de La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz ou de Hana-Bi de Kitano.
" Je travaille avec Raphaëlle Desplechin sur le scénario d'un long métrage. On se complète vraiment bien : elle est dans les mots et moi dans les images. Mon pitch ? Mon Dieu ! Je pourrais te dire que c'est à nouveau l'histoire d'une famille qui accède à la parole. Ça s'appelle À quatre voix et il y a quatre personnages. " Mais botus et mouche cousue comme dirait les trois mousquetaires qui étaient quatre, mordious !