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Martin Provost et Yolande Moreau - Où va la nuit?

Publié le 10/06/2011 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

De Martin Provost, nous connaissons ses 3 films précédents, Mauvaise pente,Ventre de Juliette et Séraphine, le plus connu des trois, pour nous, dans la mesure où notre compatriote Yolande Moreau, y a obtenu pour son interprétation un César. Le duo Provost/Moreau est de retour avec, Où va la nuit ?, un nouveau film sur un sujet tout aussi complexe.

Cinergie : Où va la nuit ? est l'adaptation d'un livre de Keith Ridgway. Qu'est-ce qui vous a plu dans ce roman au point de vouloir en réaliser un film ?
 Martin Provost : La première fois que je l'ai lu, il venait d'obtenir le prix Femina étranger en France, en 2001. Le livre m'avait bouleversé, mais j'avais trouvé le personnage du fils épouvantable. Je m'étais renseigné, à l'époque, sur les droits pour le cinéma, mais ils étaient pris. J'ai réalisé Séraphine et j'ai rencontré Yolande Moreau que je ne connaissais pas avant le film. La productrice est venue me voir avec le livre. Les droits étaient de nouveau libres. Je l'ai donc relu, et je me suis rendu compte que c'était un personnage extraordinaire pour Yolande. Je lui ai fait lire, et elle a eu le même choc que moi.C. : À la fin du film, lorsque Yolande Moreau est avec Edith Scob, vous nous avez montré une femme victime de l'ordre social et qui accède à la dignité. Peut-on penser à La Cérémonie de Claude Chabrol qui s'était inspiré de la révolte des soeurs Papin ?
M. P. : Je n 'y ai pas pensé, mais c'est juste. On est dans le même processus : le passage à l'acte et la condamnation, l'acte et la dignité. Où se situe la justice et quelle est la vraie justice ? Ce qui est attachant, c'est la valeur de chaque être humain, quel qu'il soit. C'est ce qui était intéressant par rapport au fils qui, dans le livre, est un petit con. On a donc travaillé le scénario avec Marc Abdelnour en se disant que nous n 'avions pas à juger d'un personnage. Ce n'est pas mon rôle. Je ne fais pas un film pour juger, mais pour essayer de comprendre les mobiles de ce fils, même si son acte à lui est répréhensible et peu envisageable. C'est aussi, peut-être, sa façon de se sortir de quelque chose. Il est le fils d'un homme qui bat sa femme, elle endure, ne part pas et elle le tue. C'est dur à porter pour lui. On essaie de montrer la part d'ombre et de lumière de chacun, et comment on fait pour avancer avec ça.

C. : Je n'ai pas vraiment compris que le fils dénonce la mère. Il y a, certes, de l'animosité entre eux, beaucoup de rancune, mais aussi une grande tendresse.
M. P. Vous avez des enfants ?

extrait de ou va la nuit de Martin Provost

C. : Oui, mais ce n'est pas par rapport à moi que je dis ça...
M. P. : Mais c'est toujours par rapport à soi. C'est intéressant que vous n'ayez pas pu envisager que le fils dénonce la mère. Vous êtes la première à me le dire. Vous n'avez pas voulu envisager cela. Lorsqu'on voit le fils sortir d'une voiture de police, pour moi, tout est dit. Lorsque Rose a téléphoné à son fils, il a prévenu la police et il est venu dans l'une des voitures.
Je voulais montrer qu'il était le fils d'un couple, et que c'était lourd à porter. Si on juge un personnage, c'est foutu, la vérité est toujours plus complexe. Elle aurait été une victime et tout le monde aurait pleuré. Je n'ai pas voulu faire un téléfilm et souligner chaque événement.

C. : On aime bien le Bruxelles que vous nous montrez qui n'est pas celui des cartes postales mais proche de ce Bruxelles mystérieux qu'Alain Resnais nous avait montré dans Je t'aime je t'aime. Comment avez-vous découvert la ville ?
M.P. : Je connais la ville depuis longtemps, j'y viens de temps en temps. J'ai fait toute la post-production de Séraphine aux studios l'Equipe, près de la RTBF. Mon hôtel étant en plein centre, comme j'aime marcher, je faisais le chemin à pied. J'ai pu explorer Bruxelles. J'ai sillonné les immeubles de l'avenue Louise, le centre ville, je me disais, c'est magnifique. Puis, vous avez les sonneries des ambulances comme à New York où cet immeuble plat que j'ai filmé. Je ne sais pas pourquoi je filme de cette façon, c'est comme une actrice, je n'en ai pas le mode d'emploi. Simplement je les vois. C'est mon regard, comme pour un photographe.

C. : Ce qui est passionnant, c'est de découvrir un Bruxelles qu'on ne connaît pas.
M.P. : Ce que je savais, c'est que Bruxelles, au cinéma, sert souvent de décor à cause du système des coproductions. Je voulais surtout éviter ça, et filmer la ville comme une actrice, faire en sorte qu'elle participe au film. Rose, qui vient de la campagne, se sent perdue dans cette ville. Elle est vue de loin, petite, comme dans les tableaux chinois. En France, on a toujours le personnage qui est dans le tableau, alors qu'en Chine, il est dans l'univers, et donc, en petit. J'avais tout cela en tête, la ville a sa part dans l'histoire.

C. : Votre film évite la lourdeur du fait-divers (on est envahi actuellement par celui de DSK). À partir d'un crime, vous jouez sur les absences, les suggestions, les ellipses.
M. P. : On a beaucoup pensé à cela avec Agnès Godard qui a fait la lumière du film. Nous avons fait un long travail en amont sur ce qu'on allait montrer, et ce qu'on n'allait pas montrer. Le moment où Rose se fait battre, je savais depuis le début que c'était insoutenable, et je ne voulais pas le montrer. C'est plus terrible de ne pas voir parce que chacun est maître de son imagination et renvoyé à lui-même. Avec ces images dont vous parlez, on est dans la complaisance, dans le voyeurisme, dans l'obsessionnel comme toute notre société aujourd'hui pour nous faire acheter des bagnoles etc. C'est du remplissage. Je ne vois pas le monde comme une télévision, je n'ai pas été élevé comme cela. Mes parents ne voulaient pas que je regarde le petit écran. Quand j'étais petit, j'en étais très malheureux. Le lundi matin, je ne pouvais pas parler du film du dimanche soir. Je n'ai pas cette culture télévisuelle, et je suis horrifié par ce déballage permanent. On nous montre toujours le moche. Pas pour nous donner conscience, mais pour se donner bonne conscience.

C. : Vous permettez à Rose de prendre son destin en main …
M. P. : Cella fait partie du travail de construction du scénario. Dans le livre, il y a tout un parcours christique du personnage. Je voulais éviter de faire un doublon avec Séraphine dans lequel la religion était déjà traitée. Ce qui me paraissait important, c’était que cette femme, en commettant cet acte, fait l'apprentissage de la liberté en se rendant justice à elle-même, mais aussi de la conscience. Lorsqu'elle arrive au bout de son cheminement, plutôt que de prendre le bateau, elle se confronte au réel et à son fils. Elle est rentrée en contact avec l'autre. Lorsqu'elle était dans sa ferme, c'était une ombre. Petit à petit, elle va vers la lumière. C'est à travers un risque qu'elle s'incarne. Cela s'adresse à beaucoup de femmes qui sont dans le même cas. Agissez !

C. : Vous dites aux femmes de tuer leur mari ?
M. P. : Libérez vous mesdames, libérez-vous ! (rires)

Yolande Moreau

extrait de ou va la nuit de Martin ProvostCinergie : Comment joue-t-on une femme, qui au départ, subit et accepte de subir ?
Yolande Moreau : C'est cela qui m'a plu en lisant Mauvaise pente, le roman de Ridgway. J'ai été bouleversée par le personnage de cette femme subissant des violences de la part de son mari alcoolique, et qui s'est refermée petit à petit sur elle-même. Nous connaissons tous des histoires similaires ou proches de celle-ci. Le nombre de femmes battues est énorme, et cela dans toutes les catégories sociales. Parler de ça est assez rare au cinéma. Rose Mayer a une chape de plomb dans sa vie. C'est naïf et redoutable. Le film parle de ça, comment, à travers des rencontres, elle retrouve un autre chemin. Il n'y a pas de liberté sans conscience.

C. : Comment travaille-t-on un tel personnage ?
Y. M. : Martin voulait qu'elle s'éclaire petit à petit. Qu'elle devienne belle à travers son parcours intérieur. On en a beaucoup parlé en amont du film pour que le travail des comédiens soit intégré lors du tournage. J'ai tendance à rester droite, Martin me disait que le personnage devait se redresser au fur et à mesure qu'il évolue, car où va la nuit ? Vers la lumière !

C. : Et si cette femme battue avait évolué vers l'obscurité cela vous aurait-il intéressé d'interpréter ce personnage ?
Y. M. : Toutes les histoires sont possibles. Il se fait que le livre raconte cette histoire. En le lisant, dès le début, on ne comprend pas pourquoi son fils ne la soutient pas. On est même exacerbé parce qu'on est pris de compassion pour cette femme. Mais après coup, on comprend pourquoi le fils, lorsqu'elle débarque dans sa vie, ne l'aide pas. Le fils a une autre histoire. Pour répondre à votre question, on aurait pu partir de l'histoire de cette femme battue à partir du point de vue du mari. Le propre du cinéma est de pouvoir nous montrer des parcours différents, il nous parle d'un sens un peu plus large que celui de notre vie quotidienne. La lecture d'un roman, c'est pareil, cela nous parle de la complexité du monde. On en sort avec des interrogations sur la vie.

C. : Avez-vous un autre projet de film avec Martin Provost ?
Y. M. : Peut-être, mais pas tout de suite parce que son prochain film sera consacré à la vie de Violette Leduc avec Emmanuelle Devos. Mais il a un autre projet.

C. : Votre carrière de comédienne de cinéma est bien partie.

Y. M. : J'ai fait beaucoup de théâtre. Je découvre le cinéma depuis quelques années. Mon premier film était Sans Toit ni loi d'Agnès Varda. J'avais une trentaine d'années. Je tournais beaucoup avec la troupe de Jérôme Deschamps, et j'ai beaucoup aimé ça. Pour le moment, on m'offre de beaux rôles. J'ai découvert l'écriture au cinéma. Je viens de terminer celle de mon second long métrage..

C. : Après Quand la mer monte. Vous pouvez nous en parler ?
Y. M. : C'est une histoire autour d'un homme d'une cinquantaine d'années alcoolique, qui vient de perdre sa femme. Il découvre une jeune handicapée mentale qui cherche la normalité. C'est un film sur la différence, la tolérance, sur des parcours plein de malentendus.

C. : Dans Sans Toit ni loi, vous dites, sans rire : "il n'y a pas d'omelettes sans casser d'œufs".
Y. M. : Oui, Agnès Varda en a fait une variation dans Les Plages d'Agnès. Je crache dans l'omelette, je l'aime bien baveuse. Je me rappelle bien. C'est un cinéma que j'adore. Quand je vois les films d'Agnès, je me dis, mais quel culot, elle se permet tout ! Elle a une liberté de ton et d'invention, un anticonformisme qui m'épate. À 80 ans, elle file avec sa petite caméra pour filmer les gens, déguisée en patate ! Il n'y a qu'elle pour faire ça.

C. : Vous avez fait de la peinture dans Séraphine, vous vous y êtes mise ?
Y. M. : J'ai interprété un personnage qui joue avec la peinture. Après le film, j'ai essayé d'en faire, mais c'est compliqué et ça reste surprenant. J'ai été prudente. Je me suis entraînée en achetant quelques tubes, mais je n'ai pas pris toutes les couleurs (éclat de rire général).

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